La deuxième guerre d'une autre façon

Introduction
Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006

En avril-mai 2003, la revue TOUDI avait déjà consacré un dossier d'une trentaine de pages sur l'aspect fondateur des deux guerres mondiales, tant pour la Wallonie et la Flandre que pour l'Europe. Nous y citions l'historien québécois Maurice Séguin et son ouvrage Les normes : «Tout citoyen, dans l'appréciation des événements quotidiens, se rapporte nécessairement à une conception générale de la situation politique, économique, culturelle ou sociale du milieu où il vit. Obligé de se prononcer fréquemment sur ces questions fondamentales, il ne saurait éviter de recourir à une explication historique. De sorte que la haute histoire des phénomènes primordiaux est en définitive, pour ceux qui ne sont pas des professionnels de l'histoire, la seule histoire importante et irremplaçable. » Et nous le faisions en révolte d'une guerre insensée déclarée à l'Irak, absurde comme toutes les guerres.

L'aujourd'hui de l'Europe en son intention

Par « haute histoire des phénomènes primordiaux», Séguin entend une vision de la société et du monde sur laquelle repose la manière de réagir du citoyen aujourd'hui et demain. Les Deux Guerres Mondiales fondent et refondent sans cesse tout notre présent de Wallons, de Flamands, d'Européens et l'image que nous en avons d'elles détermine encore notre présent. Cette image sans cesse changeante est le présent du passé et même son avenir, l'avenir en quelque sorte.

On a même pu dire que le prestige immense du général de Gaulle a épargné à la France une humiliation qui n'est pas épargnée aux Français qui peuvent voir certains films anglo-saxons (jamais programmés sur leurs chaînes), ou étudier aux USA et au Royaume-Uni. Comme l'effet magique de cet homme prestigieux décroît, certains Français mesurent mieux l'ampleur de ce qu'ils subirent en cet horrible été. Les générations nées immédiatement après la guerre et encore maintenant, ont pu mesurer indirectement la profondeur de cette humiliation, à la vision des films français sur cette période qui souvent tentent de brider la plaie ouverte au coeur de la mémoire de Marianne par la représentation d'Allemands épais, lourds, bornés face à des Français, fins, ouverts, héroïques. Ce rire jaune et inutile du cinéma français des dernières décennies s'éteint.

Le politologue danois Ulf Hedetoft dans Nationalisme et Supranationalisme en Allemagne, Danemark et Grande-Bretagne (in République n° 34, février 96), pense que les blessures atroces des guerres ont été plus sérieusement soignées par l'intention même de la construction européenne, commencée, comme il l'écrivit, par les nations les plus « blessées » (les six de la « petite » Europe), en Europe occidentale.

La légende de la supériorité allemande en mai 1940

De ce point de vue, la contribution majeure d'Eric Simon dans les pages qui vont suivre, consiste à démontrer que la supériorité militaire allemande de mai 1940 est plus que douteuse. Eric Simon ne cherche pas à réécrire l'histoire. Le passé ne changera jamais du moindre iota avec les « si » dont on use pour rêver aux possibles de l'histoire, aux futuribles qui, par définition, peuvent se développer à l'infini et manquent d'intérêt puisque ce qui importe, c'est ce qui s'est vraiment passé.

En revanche, poser des questions sur les vraies causes des événements peut parfois transformer non pas le passé, mais la vision qu'on en a et aussi cette vision qui détermine le présent. En montrant que la Wehrmacht n'était qu'un fer de lance d'une formidable efficacité, mais dont le manche était pourri, Eric Simon met en cause la supériorité allemande de mai 1940. Mais peut-être, au-delà même de la science historique en tant que telle, nous instruit-il surtout de la fragilité de tous les comparses européens de la Deuxième Guerre, Allemands et URSS compris. La guerre qui est toujours une défaite pour les êtres humains, a été évidemment en Europe, la défaite de toutes les nations européennes, même de celles qui s'enroulèrent en mai 1945 dans les plis d'un drapeau « victorieux ». Eric Simon peut donc modifier le sens même que nous donnons à l'Europe en 2006.

La vérité des défections flamandes

Le second article de ce dossier, lui, se penche sur un événement refoulé de notre histoire : le comportement des régiments flamands en mai 1940 qui hâta la capitulation du roi Léopold III le 28 mai.

Une grande partie de l'infanterie flamande, sans doute en majorité, soit ne combattit pas vraiment l'ennemi, soit se livra à lui sans combattre. Ce fut étouffé. Seul, Le Gaulois, unique quotidien de tendance wallonne en notre histoire, en parla, la liberté revenue, le 4 avril 1945. La « liberté revenue » n'empêcha pas le Ministre de l'Intérieur Mundeleer d'interdire la parution du « Gaulois » le même jour et pour quatre longs mois, mesure rarissime. L'article que l'on va lire, reprend non le ton vengeur et antiflamand du « Gaulois », mais tente d'y voir clair, sans juger. Si toute la littérature historique, y compris la plus conformiste ou officielle (et souvent francophone), sur les Dix-Huit jours reconnaît les défections flamandes, elle les occulte. Elle le fait facilement, car, sauf pour les techniciens de l'histoire militaire (qui n'en disent à peu près rien), il est quasiment impossible d'identifier régiments flamands et régiments wallons en mai 40, ce que, pourtant, la loi belge, imposée par la Flandre majoritaire au Parlement en 1938, prescrivait et accomplit rigoureusement.

L'une des sources de la Question royale et de l'insurrection de juillet 1950

Ces défections de mai 40, tout le monde en parlait au retour de l'exode. La grande différence d'intensité de la Résistance en Flandre et en Wallonie, la collaboration équivalente en Wallonie et en Flandre, mais plus ouverte et politique au nord, le maintien des prisonniers wallons en captivité, les différences sociologiques et politiques profondes entre Flandre et Wallonie ont fait de l'épilogue de la Question royale en juillet 50, les événements les plus graves de toute notre histoire intérieure. Ils eurent un caractère âpre, menaçant, sanglant, et, en Wallonie, engendrèrent le douloureux sentiment d'un retour au moins symbolique de l'Occupant, du Fascisme. Les souvenirs de mai 40, plus dangereux parce que réprimés et refoulés, y ajoutent une dimension tragique méconnue. D'ailleurs, les structures belges politiques et symboliques ont tenté, tentent et tenteront longtemps encore de noyer dans l'océan de l'Oubli, la brève mais terrifiante révolte du peuple wallon contre Léopold III en 1950.

En aval de ces événements les plus graves de l'histoire de Belgique (hormis les deux guerres), il y a la formation esquissée d'un Gouvernement séparatiste wallon les 30 et 31 juillet 1950. Et, en amont, ce qu'on lira plus loin : la détresse des soldats et des officiers wallons abandonnés, à même le champ de bataille de mai 40, par leurs camarades flamands. C'était la détresse d'êtres humains en une aventure inhumaine comme la Guerre, certes, mais aussi la détresse d'êtres humains déterminés à la Résistance face à la plus grande inhumanité encore venue d'une Allemagne possédée du démon nazi. Le 28 mai, en capitulant, le roi dédaigna aussi cette Résistance, définitivement pour ce qui le regarde. Quelques semaines plus tard, il serrait la main d'Adolphe Hitler à Berchtesgaden.

Un travail de mémoire et de réconciliation

Flamands et Wallons déchirés eux aussi par la guerre, à même le champ de bataille de mai 1940, ont un travail de mémoire et de réconciliation à entreprendre. Aux Flamands délaissés par la Belgique bourgeoise et francophone et qui demandent qu'on n'ignore ni leur histoire, ni leur langue, les Wallons doivent répondre que l'union de type européen ou confédéral qu'il vaudrait la peine d'établir entre nous (et avec les Bruxellois), implique la (re)connaissance d'une Wallonie que la monarchie, l'Etat et les Flamands n'ont pas traitée avec beaucoup plus d'équité que la Bourgeoisie de 1830. Mai 1940, juillet 1950 et tout ce qui suivra (s'ensuivra), tout cela exige que chacun des deux peuples, comme partout dans l'Europe de demain, appréhende son identité narrative et celle de l'autre.