La grande nuit

Toudi mensuel n°61, novembre-décembre 2003

Imaginez-vous au fond de la grotte de Han et que le plafond rocheux s'écroule, que la Lesse s'engouffre, que stalactites et stalagmites se fracassent et que, là-haut... mais chut!

Un roman d'hypothèse

Le dixième roman d'Adamek, relève comme les précédents de la fable ou récit d'imagination ancré dans un réel/actuel à portée morale, mais il s'en distingue par le sujet: l'auteur revisite en effet le thème de la fin du monde et du chaos qui s'ensuit et de la renaissance problématique d'une humanité hagarde; il aborde de cette manière le genre de la science-fiction et plus spécifiquement celui du roman d'hypothèse: « qu'arriverait-il si aujourd'hui ...? » Le roman débute donc par une scène d'anthologie, dans une grotte, en Ardenne. La force évocatoire et stylistique de cette scène inaugure de la meilleure manière un récit qui tient le lecteur en haleine jusqu'à son terme.J'esquisse quelques portraits et épisodes. Tels ceux du tank, des jumelles, des gros, des sommeliers, qui vont du tragique au cocasse. Ainsi le récit progresse d'actes en actes qui sont autant de nouvelles en soi, ciselées façon Adamek, soit dans une langue contrôlée et des images classiques mais percutantes. Les personnages imposent une présence forte: Malek d'abord, fil rouge du récit; Marie la vieille dame; Tinou la gamine; Méduse farouche guerrière et tendre mère; tous campés avec vigueur.

Un pessimisme noir

La grande nuit qui s'est répandue sur la terre n'est pas seulement climatique, elle est morale, car le chaos agite le coeur des hommes dont l'un ne relève pas l'autre, excepté le personnage central, les enfants et les animaux. Les femmes mêmes, atroces, se laissent conduire par l'intérêt biologique, et matériel, rapines et meurtres. De bons sentiments il n'est pas question. L'altruisme n'est point de mise lorsqu'on lutte pour sa survie, mais il l'est encore moins lorsque la vie est assurée. Mesquineries, jalousies, haines, poussent plus vite que les plantes. L'homme, dans ses ombres et ses rarissimes lumières, apparaît tout entier. Jusqu'à l'horreur insoutenable, et miracle!, jusqu'à l'héroïsme, mais les meilleurs ne sont pas ceux dont les paroles mielleuses endorment l'esprit critique et la conscience.

Récurrence des mythes

Ce roman suit une direction déjà présente dans La Fête interdite, autre roman de l'auteur; le récit commence au coeur de la terre, et, après 7 jours, le symbole!, s'ouvre au jour noir du Chaos avant de se diriger de façon erratique selon les personnages et leurs rencontres, vers la mer. Mais cette mer, terme de la quête, n'augure aucune renaissance, sauf peut-être celle de l'humain dans l'humanité mais à peine. Aussi, ce roman qui voyage du ventre de la terre-mère jusqu'à la mer/mère, est un récit clos, terriblement enfermant et noir. Enfermant comme le ciel opaque, la terre déserte et la mer qui ramène inexorablement à la terre déserte. L'espoir, serait-ce cette gamine survivante ou ce bébé aveugle au nom significatif: Océan? Tout vient du ventre, de la fente, et va à la bouche du gouffre menaçant d'un maelström marin. Dans ce contexte, quelques phrases réchauffent le cœur, mais très tôt les mots mêmes dévorent l'espoir: « Tinou n'avait jamais vu les vagues dans en pareil état. On aurait dit une meute de bêtes hurlantes qui ouvraient leurs gueules pour manger la mer. Arrivées sur la grève, elles baissaient l'échine et s'aplatissaient dans un bruissement de coquillages. » p. 179.

Un autre fil rouge guide le récit, l'image du loup. En effet, Malek est éthologue, mais que ce loup est humain face aux pauvres hommes ! « Avant de prendre le large, Méduse était restée trois jours encore autour de l'Avesnes. Elle avait vu des mouches survoler les deux cadavres et elle aurait attendu volontiers de voir les larves grouiller sur la face de Gérard, mais les provisions touchaient à leur fin et il devenait impérieux de se mettre en route. » (p.122). Le conditionnel de l'extrait suivant, repris sur le dos du livre par l'éditeur, ne nous trompons pas, n'est qu'une hypothèse: « De cette grande nuit qui s'était abattue sur la terre, ils se réveilleraient un jour blessés, difformes sans doute, les mains écorchées et les yeux sans couleur, mais éblouis par la pureté regagnée des limons et des sables. Dans le vestige du monde des apparences, ils reconnaîtraient la vérité d'un regard ou d'une voix. » (p.121). Très vite, les prédateurs, tel le Padre, montrent leur visage trompeur, au moins celui du loup est sincère! Que reste-t-il donc à l'homme et de l'homme?, se demande-t-on après la lecture de ce roman puissant. L'espoir sans cesse renaissant et toujours déçu, que demain ce sera mieux! Mais si demain ressemblait déjà à aujourd'hui et à hier?

« Malek le tint avec précaution et le tourna face au vent de la mer qui portait l'odeur des fragiles laitances et le mystère des vies recommencées. » (p.250). La Nature offrirait-elle un jour, après le grand déluge, une réponse? On le constate, le fond du roman rejoint les mythes fondateurs de l'Humanité: millénarisme, retour de l'âge d'or, renaissance purificatrice, sacrifice, terre maternelle, mais ne sont-ils pas tous abattus? Le regard aveugle d'un enfant destiné à mourir très tôt...

Un genre romanesque original, la fable

Le contraste entre l'horreur du fond et la maîtrise de la forme est saisissant. Un classicisme parfois précieux dans le choix des mots et la syntaxe des phrases, épouse dans sa rigueur, l'implacabilité du récit. Nul accès, sauf au début dans l'épisode de la grotte, à l'intérieur de l'homme. Certes, désirs et rêves sont présents, comme les passions, mais non saisis de l'intérieur. Le point de vue du roman est externe, ce qui renforce l'horreur du propos. Ce point de vue romanesque ressortit aussi au genre de roman, qu'affectionne l'auteur, la fable, récit imaginaire ancré dans le réel actuel par certains décors et à portée morale. C'est un type de roman propre à Adamek et que je connais à peu d'auteurs. Ballard peut-être ou Moorecock en Angleterre, mais les deux romanciers se laissent tenter par l'heroic fantasy. Je pense plutôt à Buzzati, et en effet, au début, l'épisode de la grotte fait croire à un roman métaphysique, à la ligne narrative épurée, cependant l'entrée de personnages comme Méduse et les Jumelles, rompt cette impression et nous touchons là, justement, à l'heroic fantasy. Ce point de vue externe, désuet dans la genre romanesque qui se veut littéraire et esthétique (je ne parle pas des « sagas » romanesques ni des romans d'actualité), adhère parfaitement au type de récit qu'a développé Adamek : la fable. Car si l'on reprochait à l'auteur de n'envisager les personnages que dans une optique mécaniste et behaviouriste, il faut admettre, que, débarrassé de cette optique externe, le récit perdrait le moteur de son procès et la nature de son genre, la fable.

Les portraits et les épisodes de La Grande Nuit demeurent dans l'esprit longtemps après la lecture, comme des marques, des stigmates! Ils suscitent le commentaire, la discussion. Avouons-le, peu de romans à cette heure, possèdent cette qualité, et peu de romans sont aussi bien écrits !

André-Marcel ADAMEK, La Grande Nuit, roman, La Renaissance du Livre, Tournai, 251 pages.