La lutte antiterroriste, une redéfinition du politique
Les lois antiterroristes sont une légitimation de la mutation du droit pénal entreprise depuis de nombreuses années. Elles insèrent des dérogations au droit commun à tous les stades du processus judiciaire, de l’information au jugement. Il s’agit de techniques spéciales d’enquêtes, telles que la mise sous écoute, la surveillance rapprochée, l’interception du courrier ou de l’installation de boîtes noires permettant de lire et d’enregistrer l’ensemble des e-mails, sans mandat ou autorisation d’un magistrat. L’ensemble de ces mesures peut se mettre en place de façon «proactive» c’est-à-dire en l’absence d’infraction. L’incrimination terroriste justifie également des mesures exceptionnelles de détention préventive ou d’emprisonnement administratif, parfois de simples témoins, comme aux États-Unis. Elle impose des règles particulières en matière de communication de l’accusé avec son avocat ainsi que la mise en place de juridictions d’exception.
Elles entraînent ainsi une domination de la procédure d’exception sur la loi. Inscrites dans cette tradition, les législations les plus récentes n’ont pas pour but de s’attaquer aux libertés fondamentales d’une partie restreinte de la population, mais bien de l’ensemble de celle-ci. Elles opèrent une surveillance exploratoire et généralisée des individus et s’attaquent préventivement à tout mouvement social.
Antiterrorisme et Union européenne
En décembre 2003, la Belgique, qui ne disposait pas de législation spécifique, s’est dotée d’une loi antiterroriste. Pour cela, elle a intégré la Décision-cadre de l’Union européenne relative à la lutte contre le terrorisme1. La loi belge reprend fidèlement la définition européenne de l’acte terroriste. Elle comporte un élément objectif, les actes intentionnels énumérés et un élément subjectif, l’intention de l’auteur.
L’élément objectif est limité à une série d’actes qui sont déjà incriminés dans les législations nationales existantes tels que l’enlèvement ou la prise d’otages. Sont ajoutés d’autres termes destinés à s’attaquer à la lutte altermondialiste, aux mouvements de désobéissance civile, aux luttes syndicales, telles les occupations, les captures de moyens de transport collectifs, la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau et en électricité. Les textes préparatoires parlaient également de capture d’infrastructures ou de lieux publics.
Ces différents actes deviennent terroristes dans la mesure où ils ont pour effet de mettre en danger la vie humaine Cependant, cette condition restrictive laisse une importante marge d’appréciation aux magistrats, surtout que l’incrimination punit également la menace de commettre les délits énumérés. Grâce à la notion de capture de moyens de transports collectifs, toute saisie, tout processus de réappropriation collective de ceux-ci pourrait tomber sous le coup de cette incrimination. On devine la portée d’une telle législation dans un contexte de privatisation des services publics. Toute capture collective destinée à empêcher la capture privée, que constitue une privatisation, pourrait être cri- minalisée.
L’élément subjectif de l’infraction est encore plus explicite. Ce qui regroupe tous ces actes sous une même incrimination est l’intention. Cet élément subjectif consiste dans le but d’intimider gravement une population, de déstabiliser les structures fondamentales d’un pays ou de contraindre les pouvoirs publics d’accomplir un acte quelconque ou de ne pas l’accomplir. C’est l’élément subjectif, le but poursuivi, qui est déterminant pour caractériser le délit comme terroriste. Les infractions concrètes ne constituent que le cadre dans lequel peut s’exercer cette spécification. La notion de déstabilisation, en elle-même, est déjà éminemment subjective. Elle l’est d’autant plus, qu’elle ne porte pas sur un résultat mais sur une intention et ce n’est pas la qualification de «gravement» qui apporte quelque précision.
Une incrimination politique
Le caractère directement politique de l’incrimination résulte de l’intention de l’auteur. L’infraction est considérée comme terroriste, non seulement quand elle «a pour but de détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays», mais aussi quand elle a «pour obectif de le déstabiliser gravement». Les notions de déstabilisation et de destruction des structures économiques ou politiques d’un pays permet d’attaquer de front les mouvements sociaux.
L’infraction est également définie comme terroriste lorsqu’elle «a pour but de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.» Cette définition est vague et permet ainsi une interprétation très large. Tout mouvement social a pour effet d’intimider une partie plus ou moins importante de la population et a pour but de contraindre le pouvoir à poser certains actes ou de ne pas les poser. Les termes «graves» ou «indûment» n’apportent aucune précision objective pour qualifier l’acte. C’est le pouvoir lui-même qui déterminera, si les pressions subies sont normales ou non. Dans son ensemble, la catégorie de terrorisme est construite de la sorte que: «ce sont les gouvernements qui désignent qui est terroriste et qui ne l’est pas».2
Un contrôle généralisé
Avec les nouvelles législations antiterroristes et les mesures qui leur sont associées, l’ensemble de la population est concerné. Les dérogations au droit commun ainsi que les méthodes particulières de recherches deviennent la norme. Bien plus qu’à une généralisation des exceptions au droit commun, nous assistons à la fin de l’État de droit, à une remise en cause d’une structure garantissant les libertés individuelles et basée sur des mécanismes de protection de la vie privée.
La spécificité des dernières législations réside dans leur portée générale. Elles touchent non seulement des individus et des organisations déterminées, mais l’ensemble de la population. De plus, leur caractère n’est plus principalement réactif mais essentiellement préventif, «proactif», comme le définit le jargon policier. Ceci explique pourquoi on ne peut étudier les ultimes lois antiterroristes sans l’ensemble des mesures imposant la rétention des données de connexion et autorisant un contrôle exploratoire du contenu des courriers électroniques.
La loi américaine, le «USA Act», votée le 12 octobre 2001 et la loi britannique, le «Terrorism Act 2000», entrée en vigueur le 19 février 2001, bien avant les attentats, sont fortement axées sur le contrôle d’Internet. Elles font de la simple intrusion, non autorisée, dans un système informatique une infraction terroriste. Ces lois sont couplées avec d’autres législations, telle que le «RIP Act» britannique, destinées à augmenter les pouvoirs de surveillance de la police sur l’ensemble des citoyens et plus particulièrement sur les internautes..
De telles législations, autorisant la rétention d’informations ainsi que le développement de recherches exploratoires, ont été instituées dans l’ensemble des pays occidentaux, avant ou après le 11 septembre 2001.
Une attaque contre les mouvements sociaux
Une proposition de la présidence espagnole de l’Union européenne permet d’avoir une idée concrète sur les groupes visés par les différentes mesures antiterroristes. Que cette initiative soit aujourd’hui rejetée n’enlève rien à l’éclairage apporté par cette formulation particulièrement explicite. Les mesures prévues devraient d’ailleurs être reprises de manière plus voilée dans d’autres propositions. L’Espagne avait demandé que, par la voie d’une Décision du Conseil, soit établi un formulaire type destiné aux échanges d’informations concernant les incidents terroristes. La présidence donne cependant une interprétation orientée des actes terroristes, délimitant ceux-ci à la violence urbaine. «Ce serait un instrument très utile pour prévenir, voire réprimer, le radicalisme violent des jeunes en milieu urbain, que, de plus en plus, les organisations terroristes manipulent pour réaliser leurs propres objectifs criminels.» L’objectif est de criminaliser les organisation légales en considérant qu’elles ne sont que les paravents sociaux d’organisations terroristes : «il faut entendre les organisations qui, sous couvert de leur caractère légal, se livrent à des actions en marge de leurs activités déclarées, aidant ainsi les organisations terroristes, déjà caractérisées comme telles à l’intérieur de l’UE, à parvenir à leurs fins...».
Les informations échangées sont très larges et pourraient porter sur n’importe qui. Elles concerneraient des personnes « ayant des antécédents judiciaires liés au terrorisme, quoique tout pays pourrait, en fonction de sa législation nationale, échanger des informations même concernant des personnes ne répondant pas à ces critères».
Antiterrorisme et États-Unis
Suite aux attentats du 11 septembre, les États Unis ont été les premiers à prendre de nouvelles mesures antiterroristes. L’«USA patriot Act» est entré en vigueur le 26 octobre 2001.3 Cette loi donne de nouveaux pouvoirs à la police et aux services de renseignements en matière de lutte contre le terrorisme. Les autorités peuvent notamment arrêter et retenir, pour une période non déterminée, des étrangers soupçonnés d’être en relation avec des groupes terroristes.
L’USA Patriot Act ne définit pas clairement les actes terroristes. Il stipule que les délits incriminés peuvent être considérés comme terroristes s’ils sont «faits sciemment dans le but d’influencer ou d’affecter le gouvernement par intimidation ou contrainte (…) ou dans le cadre de représailles vis-à-vis d’opérations conduites par le gouvernement». Quarante délits sont mentionnés, mais ceux liés à l’informatique sont spécialement visés. Tout acte de piraterie informatique, entendu comme la simple intrusion, non autorisée, dans un système informatique, serveur ou site Web gouvernemental, est assimilé à un acte terroriste. Il en est de même en ce qui concerne l’utilisation, sans autorisation, d’un ordinateur ainsi que le fait de l’endommager. L’USA Patriot Act comprend également un ensemble de nouvelles mesures en matière de surveillance électronique. Elle autorise la mise sur écoute de tout appareil de communication utilisé par une personne supposée être en rapport avec un terroriste présumé4.
La surveillance du Net a été définitivement légalisée par l’USA Patriot Act, qui a autorisé le FBI à brancher le système Carnivore sur le réseau d’un fournisseur d’accès afin de surveiller la circulation des courriers électroniques et de conserver les traces de navigation d’une personne suspectée de contact avec une puissance étrangère. L’aval d’une juridiction spéciale suffit pour un branchement. Des procédures simplifiées sont mises en place et de nouveaux droits sont accordés aux agences gouvernementales afin de leur permettre d’échanger et de croiser leurs informations. Ces dispositions autorisent également la collecte «proactive» d’informations, en dehors de toute infraction et à l’insu des personnes visées. En ce qui concerne les explorations ayant pour finalité déclarée la lutte contre le terrorisme, de nouvelles dispositions permettent d’alléger le contrôle judiciaire sur les écoutes et même, le plus souvent, de le supprimer.
Le «Cyber Security Enhancement Act», présenté comme projet complémentaire de l’USA Act, envisage de sanctionner l’intrusion dans un système informatique par une peine pouvant aller jusque la réclusion à perpétuité. Ce projet a pour objet de requalifier les peines encourues lors d’attaques informatiques, telles que l’intrusion frauduleuse ou l’introduction de virus, lorsque ces infractions «mettent sérieusement en danger la sécurité nationale». Cette dernière disposition autorise également la police à intercepter des communications téléphoniques et électroniques, sans l’aval d’un juge.
Suspension du droit pour les étrangers
La loi antiterroriste, l’«USA Patriot Act» du 26 Octobre 2001, autorise le ministre de la Justice à faire procéder à l’arrestation et à maintenir en détention tout étranger suspecté de mettre en danger la sécurité nationale. Ces mesures furent étendues par le «Military Order» du 13 novembre qui permet de soumettre les non citoyens américains suspects d’activités terroristes à des juridictions spéciales et de les maintenir en détention illimitée.
Ces deux mesures créent des zones de non droit. Elles suspendent ou suppriment le statut juridique de ces personnes. Celles-ci sont totalement dans les mains du pouvoir exécutif et échappent à tout contrôle judiciaire. De même, les prisonniers capturés en Afghanistan et parqués à Guantanamo, ne pouvaient disposer du statut de prisonnier de guerre, tel qu’il est défini par la Convention de Genève. Cette suspension du droit est exercée à l’intérieur du territoire des États-Unis, mais aussi à l’extérieur, puisque la détention est d’abord précédée d’une capture, effectuée comme une opération de police, en l’absence de toute déclaration de guerre.
Destinées à supprimer tout mécanisme de protection aux étrangers arrêtés, ces mesures procèdent à une suspension du droit des États-Unis pour les individus qui ne possèdent pas la nationalité américaine.
Parallèlement, ce mécanisme discriminatoire se double d’une suspension du droit international, qui privilégie les nationaux américains. Elle a pour objet de protéger de toute poursuite, devant le Tribunal pénal international de La Haye, les ressortissants américains, engagés dans des missions de «maintient de la paix» exercées dans le cadre de l’ONU.
Que ce soit pour enlever tout mécanisme de protection à des étrangers ou pour se garantir de toute poursuite internationale, il s’agit de prérogatives qui privilégient les Etats-Unis par rapport aux autres nations.
Le projet «Patriot II»
Le Département de la Justice a élaboré un nouveau projet de loi antiterroriste, le «Domestic Security Enhacement Act of 2003»5, qui accentue les dérives de «l’USA Patriot Act». Ce nouveau texte est déjà connu sous le nom de «Patriot II».
Construit dans la continuité de la première loi, il complète les mesures dérogatoires au droit commun prises à l’égard des non-citoyens et renforce les pouvoirs de l’exécutif au détriment du pouvoir judiciaire. De plus, ce projet constitue une avancée importante dans la mise en place d’un état d’exception. Il générale le système de suspension du droit, auquel sont soumis les étrangers, à l’ensemble des Américains qui se verraient accusés de collaborer à des organisations, désignées comme terroristes. La procédure dérogatoire à la loi devient la norme.
De manière générale, il sera plus facile pour le gouvernement de mettre en place une surveillance exploratoire sur les Américains et de procéder légalement, sans contrôle judiciaire, à des captures de leurs messages téléphoniques et informatiques. Il suffit d’appliquer aux nationaux les dispositions prévues pour lutter contre un pouvoir étranger. Il s’agira ainsi d’inclure ces actions dans un vague projet de surveillance et d’acquisition de renseignements sur des «agents d’une puissance étrangère»6.
Nous touchons ici à l’originalité du nouveau projet par rapport à la loi antiterroriste existante; pouvoir traiter des citoyens américains selon les procédures dérogatoires, jusqu’ici réservées aux étrangers. L’élément ultime de ce processus étant le retrait de la citoyenneté américaine.
Une suspension générale du droit
Le projet prévoit d’enlever la nationalité à un ressortissant américain qui fournirait une aide à une organisation, désignée comme terroriste par le ministre de la Justice. Cette disposition marque une rupture avec les mesures antérieures, telles que celles contenues dans l’«USA Patriot Act», qui distinguait nettement les procédures réservées aux étrangers de celles applicables aux nationaux.
La possibilité de retirer la nationalité à des ressortissants américains a pour effet que ceux-ci ne seront plus traités selon la loi, aussi restrictive qu’elle soit du point de vue des libertés individuelles, mais selon le bon vouloir de l’administration.
Étant donné qu’ils deviennent des non-citoyens, les Américains tombent sous les dispositions prévues pour les étrangers suspects de terrorisme qui autorisent l’arrestation et le maintient en détention illimitée de tout étranger suspect d’activités terroristes.
Formellement, le projet distingue encore les nationaux des étrangers. Cependant, dans les faits, la protection légale réservée aux citoyens américains peut leur être enlevée sur simple décision administrative. Pour les promoteurs du projet, ce serait la personne soupçonnée qui manifesterait son intention d’abandonner sa nationalité par son soutient à un groupe désigné comme terroriste. On estime ainsi «que son intention peut être présumée à partir de sa conduite», même si cette personne n’a jamais exercé cette demande, ni fait part de cette intention.
Un État d’exception
Ainsi, «L’USA Patriot Act» est encore basé sur l’existence d’un double système juridique, d’une part, une protection de la loi, même si elle est de plus en plus restreinte, pour les nationaux et d’autre part, une suspension du droit pour les étrangers. C’est ce double ordre juridique qui tend à disparaître avec le nouveau projet de loi. Celui-ci permet au pouvoir exécutif en retirant leur nationalité aux citoyens américains de les transférer du système de protection légale à un ordre vide de droit.
La lutte antiterroriste marque ainsi une rupture dans le mode occidental d’organisation du politique, fondé traditionnellement sur un double système qui prend d’une part la forme de l’Etat de droit et qui, d’autre part, rend légitime la «violence pure».
Patriot 2, s’il est adopté, représente la mise en place juridique de l’état d’exception, l’inscription du non droit dans le droit. Cette évolution suppose une mutation fondamentale de l’ensemble du système pénal, une primauté de la procédure d’exception sur la loi. La dérogation à la norme tend à devenir la règle. La notion d’état d’exception, comme réintégration de l’exercice de la violence pure dans la loi prend ici toute sa dimension.
Une mutation du politique
Dans un article publié dans le journal Le Monde, Giorgio Agamben faisait reposer l’exercice du pouvoir en Occident sur l’articulation de deux systèmes relativement séparés, l’ordre juridique et la violence pure. «Le système politique de l’Occident semble être une machine double, fondée sur la dialectique entre deux éléments hétérogènes et, en quelque manière antithétiques : le droit et la violence pure. Tant que ces éléments restent séparés, leur dialectique peut fonctionner, mais quand l’état d’exception devient la règle, alors le système politique se transforme en système de mort.»7 C’est exactement le processus qui se construit sous nos yeux, l’exception devient la règle impériale. La règle qui inscrit l’exception dans le droit se construit en fonction d’elle.
Il y a bien un double mouvement, une suspension du droit. et une mutation du droit pénal. Aux États-Unis, il y a une suspension du droit pour certaines catégories de personnes, les étrangers témoins ou suspectés d’appartenir à une organisation désignée comme terroriste, mais c’est surtout d’une transformation de l’ensemble du droit pénal qu’il faut parler. Il s’agit d’une mutation qui concerne, non seulement des catégories particulières de personnes mais l’ensemble de la population.
Ainsi avec le projet américain «Patriot 2», la possibilité de suspendre le droit concerne l’ensemble des citoyens, la procédure d’exception est devenue la norme. Relevé par Agamben, le double système d’organisation du politique, présent dans toute l’histoire occidentale, a vécu, l’extériorité de la société a avalé son intérieur.
Avec «Patriot 2», le rapport société/État, mis en place par le concept de nation, est définitivement renversé. La société civile perd toute autonomie par rapport au politique. La notion de souveraineté populaire, comme source de légitimation de l’État, est obsolète. C’est le pouvoir qui accorde ou retire la citoyenneté et qui légitimise le social, qui le rend conforme à son modèle ou, au besoin, le criminalise.
Une remise en cause de l’Etat de droit
La lutte antiterroriste est à la fois le fondement et le facteur qui donne sens au processus de transformation du droit pénal engagé depuis plusieurs années. La définition du terrorisme est indéterminée, largement subjective et de caractère directement politique. Elle permet de criminaliser tout mouvement social ou politique. Elle est ainsi une attaque frontale contre les libertés publiques.
Si la notion d’état d’exception est opérationnelle pour désigner le processus de transformation du politique que nous avons sous les yeux, la notion d’État de droit lui est complémentaire. Elle est nécessaire pour mettre à plat les mécanismes juridiques concrets qui supportent ce bouleversement.
Nous assistons à un démantèlement de l’État de droit, aussi bien dans sa forme, comme « agencement hiérarchisé de normes juridiques»8, dans la manière ou la société est dirigée par l’État, que dans son contenu, un ensemble de libertés publiques et privées garanties par la loi. La remise en cause de ces droits fondamentaux ne peut s’effectuer que grâce à un renversement de la primauté de la loi sur la procédure.
Les législations antiterroristes, qu’elles soient anciennes ou récentes, ont pour objet de légitimer des procédures pénales dérogatoires à tous les niveaux du processus pénal, du niveau de l’enquête à celui du jugement, par rapport à ce que l’on pouvait appeler le droit commun. Ces lois s’inscrivent dans la tendance qui consacre la primauté de la procédure sur la loi, mais elles vont au bout de ce processus, ici il s’agit de la domination de la procédure d’exception. La mutation est si significative qu’elle conduit à un bouleversement de la norme, les dérogations deviennent la règle. La procédure d’exception se substitue à la Constitution et à la loi comme formes d’organisation du politique.
L’Etat d’exception, forme politique de la gouvernance impériale
L’écrasement de la loi sur la procédure est l’expression de la réduction du social et du politique sur les techniques productivistes de l’entreprise. Il est le mode par lequel le capital, ou du moins certaines fractions de celui-ci, prennent directement en main la reproduction des conditions de la production sociale. Le rapport de pouvoir en est transformé, il exprime la capacité d’entreprises ou de groupes de pression d’imposer directement leurs prérogatives particulières.
Cette procéduralisation de la gestion de l’État est actuellement défendue par les promoteurs de la «bonne gouvernance». Cette version moderne de la conception néo-patrimoniale de l’État désigne une organisation de la vie en commun qui nie tout caractère politique à celle-ci. L’administration est pensée comme simple fournisseur de biens et de services à des intérêts sectoriels ou à des citoyens consommateurs.
La «gouvernance» permet une criminalisation des mouvements de contestation dans la mesure ou elle nie toute possibilité de conflit. Toute divergence est censée se résoudre par une négociation entre des acteurs, aussi divers et aussi inégaux que des collectivités locales et des entreprises multinationales en situation de monopole.
Cependant, si la notion de gouvernance constitue le cadre dans lequel s’inscrit la procéduralisation des rapports sociaux, l’incrimination spécifiant le terrorisme constitue une nouvelle étape de ce processus. Elle ne produit pas une norme destinée à évaluer des comportements. La lutte antiterroriste s’attaque essentiellement à des intentions présumées, à des infractions virtuelles. L’essentiel réside dans la mise en place des procédures d’exception. Ces dernières deviennent la technique de gestion politique du social.
L’incrimination qui spécifie l’infraction terroriste est de caractère directement politique. C’est le caractère politique qui est attribué à l’objectif de l’auteur du délit, c’est à dire à l’intention de déstabiliser ou d’intimider le pouvoir, qui détermine certaines infractions comme terroristes et qui permet de criminaliser des mouvements sociaux. En fait c’est le pouvoir lui-même qui désigne comme terroriste toute opposition, dont les revendications et le mode de protestation lui semble indues, et qui désigne ainsi, au cas par cas, ce qui est d’ordre politique ou ce qui relève du domaine pénal.
La lutte antiterroriste anticipe les luttes sociales, elle procède à un démantèlement préventif de tout processus de recomposition politique. Cette action repose sur une conception du politique qui nie toute autonomie du social par rapport au pouvoir d’État. C’est sur ce caractère d’anticipation qu’il faut insister pour comprendre l’efficace propre de ce type de législation. Cet appareillage juridique a moins pour objet de se confronter aux conflits sociaux actuels qui sont relativement faibles, que de profiter de la faiblesse présente pour préparer l’avenir.
Le projet américain « Patriot 2» va encore plus loin. La possibilité offerte à l’exécutif de retirer sa nationalité à tout Américain engagé dans des opérations de désobéissance civile et de lui appliquer les règles devant régler le sort des étrangers dans le cadre de la lutte antiterroriste constitue le nouveau droit commun. Elle permet de lier la possession de la nationalité américaine et de ses privilèges relatifs, à l’acceptation de la politique gouvernementale. Ici le pouvoir est constituant du social. C’est l’État qui institue la société.
La notion d’État d’exception, telle qu’elle était théorisée par Carl Schmitt9, comme réintégration dans le droit de l’exercice de la violence pure, prend ici toute sa dimension, comme forme politique de la gouvernance impériale.
- 1. Décision-cadre du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme définitivement adoptée le 13 juin 2002, Journal Officiel des communautés européennes, L164/3, 26-6/2002.
- 2. Daniel Hermant et Didier Bigo, Les politiques de lutte contre le terrorisme, Fernando Reinares Editor, 2001, p.74.
- 3. Le texte complet de la loi est disponible : http:/www.politechbot.com/docs/usa.actfinal.102401.htlm.
- 4. Thibault Verbiest et Etienne Wery, Terrorisme et Internet: vers une dérive sécuritaire?, 22 mars 2002, http://www.droit-technologie.org
- 5. http://www.publicintegrity.org/dtaweb/downboade/Story_01_020703_ doc_1.pdf
- 6. ACLU, 12 février 2003, http://www.aclu.org/SafeandFree/SafeandFree.cfm
- 7. Giorgio Agamben, L’État d’exception in Le Monde du 12 septembre 2002. Voir également Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil 1995.
- 8. Jacques Chevalier, L’État de droit, Montchrestien, 1999.
- 9. Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard 1988.