La privatisation des chemins de fer anglais vue par Ken Loach
Depuis sa privatisation en 1995-96 par un gouvernement conservateur finissant, les chemins de fer britanniques n'en finissent plus de faire parler d'eux. Accidents en tout genre (collisions, déraillements) à répétition, mécontentement syndical, faillite en 2001 de Railtrack, organe public chargé de la gestion de l'infrastructure, quasi faillite après quelques mois de son successeur, déclarations d'impuissance de plusieurs membres du cabinet Blair devant ce problème où la seule solution à court terme consiste en l'engagement de somme colossale afin d'assurer la survie du rail britannique.
Arrivant à point dans cette actualité, The Navigators de Ken Loach est une illustration parfaite de l'impréparation de cette privatisation et de ses répercussions sur les travailleurs de feu British Railways. Loach retrouve le territoire familier de ses films, c'est-à-dire le nord de l'Angleterre et s'attarde sur la vie d'une équipe d'ouvriers de voies. Du jour au lendemain, la privatisation leur tombe dessus avec toutes ses conséquences absurdes. Ainsi, pour des motifs purement géographiques, le dépôt voisin de quelques kilomètres est confié à un autre gestionnaire privé, l'échange de matériels où les aides ponctuelles qui existaient entre les travailleurs prennent fin du jour au lendemain. Chaque dépôt achetant son matériel librement et non plus de manière centralisée, c'est en est aussi fini de la compatibilité technique ou matérielle entre dépôts, les travailleurs étant même forcés de détruire à la masse leurs anciens outils. Chaque dépôt devant se trouver des contrats auprès de Railtrack ou d'exploitants privés du réseau ferroviaire, la compétition et son rapide corollaire le chômage technique s'abattent sur les travailleurs. La sûreté de l'emploi, les avantages sociaux et le dialogue social issus de 50 ans de contrôle public sont ainsi rapidement liquidés.
Loach montre clairement que la sécurité du transport et des travailleurs est aussi l'une des premières victimes de ce processus, notamment par le recours à des travailleurs ponctuels sans formation spécifique qui viennent se joindre pour certains travaux. Ceux n'ayant ni chaussures de sécurité, équipement réfléchissant, etc., puisque tout cela n'est plus à la charge de l'employeur, sont en quelque sorte des mercenaires du rail où ils bradent leur sécurité personnelle et collective.
Mais Loach évite tout simplisme, il montre que cette dérégulation profite financièrement à certains travailleurs. Bien sur, il n'y a plus aucun droits «acquis» mais le salaire horaire est en général plus élevé et les heures supplémentaires bien mieux payées que sous le régime public, ceux qui acceptent les nouvelles règles du jeu pouvant espérer en retirer quelques profits. Il est possible de refuser ces nouvelles règles, comme le fait le délégué syndical du dépôt, mais comment résister longuement dans une société obnubilée par la réussite matérielle et la frénésie consommatrice?
Ken Loach montre bien que ce sont souvent les ouvriers les plus endettés pour diverses raisons (pension alimentaire, frais scolaires, etc.), qui se précipitent vers ce magot potentiel. D'un point de vue cinématographique, c'est une bonne cuvée de Loach, si l'on excepte la piètre qualité de la musique illustrant le film, élément de toute façon assez inutile dans ce genre de cinéma. Son récit est rythmé et sans esbroufe ou volonté «démonstrative» ou dogmatique. Signalons aussi que le scénario a été écrit par un ancien de British Railways qui a vécu aux premières loges la privatisation avant quitter le monde du rail. Le sens de l'humour du monde ouvrier notamment la forte propension entre ouvriers à se chambrer l'un l'autre est bien rendue. Chaque personnage a vraiment sa chance, aucun ne ressemble à un archétype, une caricature d'ouvrier, la participation d'acteurs non professionnels renforçant ce sentiment de «véracité» sans toutefois transformer The Navigators en un documentaire, car il s'agit bien là d'une oeuvre de fiction utilisant habilement les ressorts et situations fictionnels. Mais les fictions de Ken Loach ne sont jamais aussi bonnes que quand il utilise une approche documentaire.