La voix de la mère, la voie de l'écriture : une autre lecture de "nous deux"

Une grande écrivaine de Wallonie : Nicole Malinconi
Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

«L'oeuvre n'est là que pour conduire à la recherche de l'œuvre.» (Maurice Blanchot, Le livre à venir)

Après le Prix Rossel qu'elle reçut en 1993 pour son livre Nous deux, sous-titré «récit» (Éditions Les Éperonniers, 126 pages), l'écrivaine Nicole Malinconi fut invitée dans de nombreuses rencontres avec ses lecteurs et lectrices.

Ayant participé à plusieurs d'entre elles, j'ai observé que, manifestement, beaucoup de lectrices étaient encore sous le choc de leur lecture de ce récit d'une relation mère-fille. Le mélange amour-haine, la non-dissimulation des travers maternels, la scène de l'agonie, la crudité parfois clinique de certains faits, le tout renforcé par le style volontairement dépouillé, aux tournures souvent orales : tout cela semblait les avoir touchées intimement dans leur propre relation à leur mère.

Mais cette première lecture émotionnelle ne doit pas occulter une autre dimension, plus proprement littéraire, métaphorique de la création littéraire elle-même (1).

Au-delà d'un document troublant sur une relation humaine particulière ou d'une (auto)biographie des Malinconi mère et fille, il s'agit aussi d'un très beau récit de la quête fondamentale par une narratrice de la voix de sa mère, de la «langue maternelle», qui lui permettront après la mort de sa mère d'écrire ce livre même que nous lisons.

La voix de la mère

En effet, dès le bref chapitre d'ouverture (4 pages), lorsque la mère vient d'entrer à l'hôpital, ce que note la narratrice c'est le quasi-silence de sa mère : «Avant, elle aurait dit : Regarde ce qu'il a fallu qu'on me mette. [...] Maintenant, elle ne dit presque plus rien.» (pp. 9-10). Et la veille du départ pour l'hôpital, c'est «Quand il ne reste que du silence et plus rien à dire. Quand le silence emplit les oreilles comme une terre.» (p. 12), cette dernière image étant annonciatrice de la mort proche.

Dans le long deuxième chapitre qui constitue l'essentiel du livre (92 pages sur 126), la remontée dans le passé de la mère et de la fille est ponctuée de nombreux «elle dit», «elle disait», «dit-elle», «comme elle disait» : simples tics d'écriture à la Marguerite Duras ? On verra plus loin que non.

L'attention à la parole maternelle est constante dans ce récit. D'ailleurs, ce long retour dans le passé se clôt sur ce paragraphe : «Elle me racontait. Elle avait bien gardé la mémoire de la douleur.» (p. 107).

La complicité entre la mère et la fille est la plus intense quand «on se faisait rire avec les chansons qu'elle chantait de son village», avec »les gros mots scandaleux», «les mots chantés en patois», «les mots pour rire», les «mots pouvant devenir ce qu'ils disaient» (pp. 73-74).

Mais «l'homme n'aurait pas approuvé ça», est-il aussitôt ajouté : «l'homme», seul nom du mari et père (2), déjà totalement exclu de cette complicité féminine, l'est également de la langue maternelle, puisqu'il est «l'étranger», «l'Italien», dont la langue n'est utilisée que lorsque la fille profère des jurons lors des disputes avec la mère (p. 82).

L'attention est constante aussi pour les menus gestes banals, voire triviaux, de la vie quotidienne, au risque de lasser ou d'irriter certains lecteurs. Mais n'est-ce justement pas là l'essentiel de l'enseignement que la mère veut laisser à sa fille ? : «Alors, nettoie, fais reluire, fais du propre [...]. Arrange ton intérieur [...]. Lave ton intérieur, ton linge. [...] Et astique. Récure. [...] Oui, fais comme cela devant l'enfant [...] ; et montre à l'enfant, dis à l'enfant les mots qui tiennent à ce qu'on fait ; laisse-lui ça de toi, les mots.» (pp. 51-52).

La voie de l'écriture

Ce passage capital éclaire la genèse même du livre que nous lisons : lorsque la narratrice remonte dans le passé, le «je» qui la désigne fait place à «l'enfant», étymologiquement «infans», «qui ne parle pas (encore)». Cet enfant recevra de sa mère non seulement la langue maternelle, mais aussi le destin de l'écriture par cette scène matricielle de l'œuvre à venir : dans la cuisine où elles se tiennent, avec une seule table pour les travaux ménagers et les devoirs scolaires, «L'homme n'écoute pas ça ; il nous laisse nous deux. [...] Elle cousait. Elle annonçait ce qu'elle faisait, ce qu'elle allait faire ou défaire ou préparer ; elle jurait ; [...]. Quand elle avait fini, l'enfant prenait sa feuille cachée, lisait à haute voix tout ce que la mère avait dit et qui se trouvait sur la feuille, écrit comme ça se présentait, avec les jurons et les sarcasmes. Elles riaient. L'enfant parvenait à faire rire la mère comme personne. Elle l'avait. La mère disait : Heureusement que je t'ai (pp. 79-80).

Quelques dizaines d'années plus tard, l'enfant reprendra ce jeu de raconter la mère, «écrit comme ça se présentait», sous le titre «Nous deux», avec en exergue un beau poème commençant précisément par cette phrase maternelle «Heureusement que je t'ai. » (p. 7).

Cette scène est donc bien génératrice de l'œuvre même que nous lisons.

Il s'agira cette fois de ressusciter la mère, la parole même de la mère, avec le style le plus juste, le plus proche : en effet, dans le village d'origine de la mère, «le parler faisait un bruit d'objet, le bruit de ce qu'on fait, de ce qu'on mange, de ce qui tombe, du craché, de l'écrasé, de quand ça gicle. Un bruit de corps. On disait les choses faites ; on était ce qu'on faisait.» (pp. 37-38).

Le style de Nicole Malinconi n'est donc nullement un emprunt, artificiel et extérieur, à Marguerite Duras. Il est viscéralement le sien, le seul possible pour cette œuvre, le plus adéquat pour approcher la mère disparue, elle qui justement n'aimait pas les «grands mots» de la langue de l'homme : «Pas de grands mots, dit-elle ; leurs grands mots ; leurs grands gestes ; leurs cris. Pas besoin de flatteries. Pas l'habitude de ça.», mais plutôt «Une petite attention, dit-elle, un petit mot. Un peu. Si peu que ce soit. Un tant soit peu de reconnaissance.» (pp. 63-64).

« Ce qui attire l'écrivain, ce qui ébranle l'artiste, ce n'est pas directement l'œuvre, c'est sa recherche, le mouvement qui y conduit, c'est l'approche de ce qui rend l'œuvre possible.»
(Maurice Blanchot, Le livre à venir)

Les traces annonciatrices du livre même que nous lisons, les indices de sa mise en abyme, sont encore nombreuses dans le récit de la vie de la mère et de la fille, sa future narratrice. Relevons-en encore quelques-unes :

- «Elle attendait le vendredi pour acheter "Nous deux". On lisait "Jane Eyre" en feuilleton et l'histoire de Raspoutine.» (p. 68). Dans la conception moderne de la littérature, l'activité de lecture est complémentaire, symétrique, de l'activité d'écriture : la lecture de «Nous deux» est donc bien potentiellement génératrice de l'écriture du livre à venir.

- «Elle avait un petit livre intitulé "L'Alphabet de la brodeuse", avec des lettres de tous modèles [...] que l'enfant pouvait regarder le soir longtemps, ou décalquer.» (p. 69). La broderie et la couture, activités fréquentes de la mère, sont déjà en soi des métaphores du travail de l'écriture : un «Alphabet de la brodeuse « est donc ici doublement significatif.

- Les dernières années de sa vie, la mère avait commencé à écrire ! : «Ma mère écrivait dans un agenda, un order-book, un bloc-notes, dans n'importe quoi qu'elle trouvait. [...] Elle les ouvrait au hasard, parfois par le milieu ou la fin et elle marquait, comme elle disait. Impossible de retrouver le fil selon le temps. Il y avait beaucoup de pages blanches entre de l'écrit. Ça faisait une suite sans suite.» (p. 25). Or, le récit de «Nous deux» est lui-même fait de fragments, avec de nombreux «blancs» et une trame temporelle imprécise.

Dans ses calepins, la mère consignait mille et une choses, futiles ou importantes ; par ailleurs, «elle racontait mes visites et parfois elle me lisait, quand mes visites lui avaient plu» (p. 26). Son but est explicite : «Ma mère remplissait les agendas avec des mots pour se sauver de l'oubli ; pour dire qu'on met quelque chose par écrit de ce qu'on fait, qu'on sort quelque chose de la confusion. Elle faisait cela sans penser, comme on respire ; tant qu'on peut ; [...]» (p. 27).

Pourtant, à ce moment du récit, la fille doute encore de leur utilité : «Je ne sais pas d'où lui était venue l'idée de marquer dans les calepins. Cette chose inutile.» (p. 27).

«Alors la fille parle à la mère»

Dans le troisième et avant-dernier bref chapitre (6 pages), émouvant récit de l'agonie de la mère, la détresse de la narratrice est la plus grande devant le silence de sa mère : «L'inattendu, l'insupportable de la mère à l'intérieur du lit-cage, ne se tournant pas vers la fille, à dire : Regarde, on m'a fait le lit-cage [...]» (p. 116), ou devant les «choses inaudibles» qu'elle marmonne, «Les mots mâchonnés de la mère, marmonnés ; la dérive des mots, les bribes ; [...] « (p. 118) : «Tu l'écoutes marmonner. Tu lui dis que tu voudrais tant comprendre ce qu'elle dit ; tu le lui répètes, tu voudrais tant. C'est la première fois qu'elle parle et que tu ne comprends pas.» (p. 118).

«Alors la fille parle à la mère»... : à la fin du récit «Nous deux», les rôles s'inversent entre la mère et la fille : »Alors, c'est une fille qui parle à sa mère pour que revienne dans les yeux de la mère quelque chose de vivant. [...] Elle veut lui dire quelque chose d'évident, de facile, qui pourrait servir de point de repère à la mère. A toutes les deux, peut-être. Alors elle dit : Tu es ma mère ; je suis ta fille. [...] Alors, parmi les bribes inaudibles, elle entend la voix de la mère prononcer les mots, les mêmes, ceux de la fin seulement, et dire : Je suis ta fille. Ce sont les derniers mots de la mère [...] « (pp. 120-121).

L'inversion des rôles s'est ainsi totalement accomplie.

La mère morte sera alors réenfantée par l'écriture de sa fille, dans une nouvelle existence : «son linge à laver une dernière fois. Quand l'odeur sera partie, il ne restera plus rien de ma mère. Je veux dire de comment on se connaissait.» (p. 125).

Existence nouvelle et plus autonome pour la narratrice également, puisque dans ce même dernier chapitre très court (à peine deux pages), il y a enfin « je» et « eux» : «ma mère» et «mon père», l'homme enfin ainsi désigné (3).

Ce beau livre d'initiation à la maîtrise de la langue maternelle se termine par l'image des «petites rides» (p. 126) sur l'eau du fleuve, la Meuse, qui coule devant «chez eux», rappelant les bribes de la mère mourante «qui vont comme des vagues» (p. 120).