La Wallonie à la recherche de sa capitale (1892-2002)

Toudi mensuel n°49-50, septembre-octobre 2002

La Wallonie s'est choisi Namur comme capitale officielle le 11 décembre 1986, lorsque son Gouvernement sanctionne et promulgue le décret adopté par son Parlement en sa séance du 19 novembre.

Ce décret fut le résultat d'un long combat parlementaire, dans un contexte de vive agitation wallonne, contre la volonté de certains opposants à la Wallonie (le PRL et une partie du PSC) de fusionner la Région wallonne avec la Communauté française et de retourner à Bruxelles pour le siège des institutions du " sud du pays ". La victoire acquise dans son principe en 1986 ne fut complète qu'à partir de 1988, avec l'arrivée de Bernard Anselme à la Présidence du Gouvernement wallon : le titre de capitale se concrétise alors par l'installation progressive à Namur de tous les Cabinets ministériels et de tous les services administratifs centraux 1

Une Wallonie sans capitale ?

Lorsque la Wallonie commence à prendre conscience d'elle-même à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, c'est Liège qui est souvent désignée, que ce soit dans la presse quotidienne ou dans les revues d'action wallonne, comme " capitale de la Wallonie " 2 . Mais trois remarques s'imposent : c'était toujours au sens figuré du mot " capitale ", sans aucun aspect politique ou administratif concret (" capitale spirituelle ", " morale " ou " intellectuelle " dira-t-on d'ailleurs parfois explicitement) ; d'autre part, il s'agissait non pas d'un souhait ou d'une revendication, mais de la traduction tranquille d'un simple constat, d'une évidence aux yeux des utilisateurs de l'expression, généralement liégeois : la primauté de la métropole liégeoise en Wallonie ; enfin, c'était quasi toujours au détour d'une phrase traitant d'un autre sujet (deux exemples éclairants : " Lige - li capitâle dè l'Wallonneie - va aveur si Thèâte Wallon officiel ! Bravo ! " dans Li Clabot en 1898, ou " Qu'à Liége, la capitale de la Wallonie, on ne donne plus de concert sans que la musique wallonne y soit représentée par un de ses maîtres ! " dans Wallonia en 1912, à l'occasion d'un festival où furent exécutées des œuvres de César Frank et Henri Vieuxtemps). 3

" Liège, Capitale de la Wallonie " sera même l'intitulé d'un ouvrage collectif de près de 400 pages publié en 1924, mais sans que ce titre soit jamais justifié explicitement. On peut observer en effet une curieuse différence de traitement : d'une part le Mouvement wallon lance au début du 20e siècle divers débats et procédures pour le choix d'un chant national et pour l'adoption " des insignes par lesquels il convient d'affirmer l'unité wallonne ", selon les termes du décret de l'Assemblée wallonne de 1913, à savoir drapeau, insigne héraldique, cri, devise et fête nationale ; d'autre part, c'est le silence quant au choix éventuel par tous les Wallons d'une capitale, symbolique dans l'immédiat, politique et administrative dans le futur : ainsi les Liégeois n'essaieront jamais de faire entériner par l'ensemble du Mouvement wallon naissant le choix de Liège comme capitale, alors qu'ils lutteront farouchement pour l'adoption par l'Assemblée wallonne des couleurs liégeoises rouge et jaune pour le drapeau wallon.

Faute d'études théoriques convaincantes sur la notion même de capitale, prenant en compte l'ensemble de ses dimensions, on prendra cette hypothèse de travail : une capitale, parce qu'elle touche à la fois au territoire et à l'organisation même d'un État, peut être un des symboles les plus puissants du cadre dans lequel choisit de vivre une communauté de citoyens. Les Wallons, lorsqu'ils ont commencé à prendre conscience d'eux-mêmes, ont laissé de côté la question du choix de leur capitale, se contentant de laisser dire les Liégeois, qui avaient auto-proclamé leur ville " capitale de la Wallonie ". La raison principale me semble être une certaine paralysie intellectuelle des Wallons due à leur inhibition face à l'inextricable problématique bruxelloise et à cet ambivalent rapport de fascination/répulsion des Wallons envers la capitale belge. En effet, ceux-ci considèrent alors Bruxelles tout à la fois comme la plus grande ville wallonne, une capitale centralisatrice nuisible, le lieu de mémoire des glorieuses journées libératrices de septembre 1830, l'incarnation d'un pouvoir belge de plus en plus défavorable à la Wallonie, un foyer prestigieux de culture française à défendre contre les visées flamingantes, ou encore la cité des métis où les Wallons exilés perdent leur âme.

Aucune des premières propositions plus ou moins élaborées de réforme de l'État belge, dans un esprit fédéraliste ou autonomiste, que les militants wallons présentent à partir de 1897 ne parle d'une " capitale " wallonne, ou plus simplement de la fixation du siège des nouvelles institutions qu'ils souhaitent créer (Albert Mockel, Émile Jennissen, Julien Delaite, Léon Troclet, Georges Truffaut et Fernand Dehousse, ...4 ). Parfois, il n'est même pas certain qu'ils voulaient installer celles-ci en Wallonie : en effet, une assemblée " de " ou " pour la " Wallonie, comme on le lit souvent, n'est pas nécessairement " en " Wallonie. Par contre - dualité étonnante - , ils sont souvent très précis quant à la localisation des autres institutions : que ce soit les organes judiciaires (Cours d'appel, Cour de cassation) ou les organes politiques des autres niveaux de pouvoir ! ...

Ce n'est que lorsque le Mouvement wallon aura acquis une certaine maturité politique et qu'il aura " remis Bruxelles à sa place " en s'en affranchissant psychologiquement, qu'il pourra poser explicitement la question du choix d'une capitale. C'est en effet après le premier Congrès national wallon à Liège en octobre 1945, que son Secrétaire général, Fernand Schreurs - un tout grand Monsieur de la cause wallonne, on ne le dira jamais assez - posera les données du problème dans deux textes qui méritent d'être cités longuement. Tout d'abord dans un éditorial en première page de La Wallonie libre, en décembre 1945, intitulé Gardons notre unité :

" Plus d'un mois s'est écoulé depuis que le président Joseph Merlot a levé la dernière séance du Congrès National Wallon. [...]

J'estime [...] que le succès le plus sûr, le plus éclatant de ces deux journées mémorables est dans le fait que, pour la première fois dans le cours de notre histoire, l'unité wallonne a été ressentie, comprise et proclamée.

On l'a parfaitement saisi chez nos adversaires et déjà s'esquissent des manœuvres équivoques. Des voix insidieuses s'en vont parler, sur les bords de la Sambre ou de la Haine, d'impérialisme liégeois. On murmure aux Hennuyers que la Cité Ardente ambitionne de se substituer à Bruxelles et qu'elle se prépare à tirer à elle la couverture. On feint de s'apitoyer sur les Carolorégiens et les Montois qu'on représente comme attachés au char de Liège. Parallèlement, on glisse dans l'oreille des Liégeois que les gens de Namur rêvent de faire de leur ville la capitale de la Wallonie 5 et qu'effectivement le confluent de la Meuse et de la Sambre serait admirablement indiqué pour jouer ce rôle. On susurre que les gens de Charleroi sont méfiants comme des Sioux et jaloux comme des tigres. On lance à pleines poignées des semences de division, certain que l'on est de l'excellence du vieux proverbe : " Divide ut imperes. "

Amis wallons de la plaine et des hauts plateaux, des corons et des villages, prenez garde. Détournez-vous de ceux qui veulent, pour conserver leurs injustes privilèges, nous séparer et détruire notre neuve solidarité. S'ils insistent, hochez la tête et répondez-leur calmement :

" Vos insinuations sont inutiles. Remballez votre camelote bruxelloise. Nous avons découvert depuis peu une chose magnifique et réconfortante : l'amitié wallonne. Nous avons vécu entre Wallons - rien qu'entre Wallons - des heures d'exaltation qui nous ont laissé dans le cœur une chaleur inconnue. Nous croyons, nous voulons croire que, dans la Wallonie de demain, il y aura de la place pour tous, que chacun y recevra la part qui lui revient, à l'ombre des Cinq Clochers tournaisiens comme au pied du Perron liégeois. Nous avons trop souffert de l'oppression de Bruxelles pour imaginer un instant qu'un seul de nous pourrait l'infliger à ses frères. Vous êtes des diffamateurs. Allez-vous-en ! " "

Ensuite, en juin 1946, dans la chronique que F. Schreurs donne régulièrement à La Wallonie libre sous le pseudonyme de Jean Langlois :

" Il semble donc bien que les militants wallons soient d'accord pour reconnaître à la vieille ville des princes-évêques le titre et le rang de métropole wallonne.

Ce libre consentement ne peut qu'émouvoir profondément les Liégeois et les décider à mener plus ardemment que jamais la lutte pour la libération de notre petite patrie.

Qu'il soit cependant permis à l'un de ces Liégeois de dire nettement que la question de savoir quelle cité sera demain la capitale de l'État wallon est secondaire et, je dirai même, inopportune. La réponse à cette question n'ira pas sans quelques discussions. D'autres localités émettront peut-être des prétentions qui devront être examinées avec bonne foi et dans un esprit dégagé des rivalités particularistes. Ce n'est pas le moment de susciter ces discussions. Toutes nos préoccupations doivent aller au combat qui nous dresse contre la forme unitaire de la Belgique et contre la centralisation bruxelloise. Nous devons assembler nos efforts et rejeter toute cause de dissension, si accessoire soit-elle. Le succès complet n'est d'ailleurs pas encore pour demain et nous devons sérieusement nous abstenir de vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué.

Mais nous pouvons, tous ensemble, nous accorder sur un point : la capitale de la Wallonie doit être en Wallonie.

Quel que soit le sort réservé à Bruxelles, que Bruxelles forme ou non un troisième État, il est exclu qu'elle soit le siège du futur gouvernement wallon ou de ses organes. En décider autrement, ce serait maintenir contre la Wallonie l'abominable concentration politique, économique et culturelle dont elle souffre.

D'autre part, la capitale de la Wallonie ne pourra, quelle qu'elle soit, opérer une centralisation à son profit. L'administration devra être décongestionnée et ses éléments principaux répartis le long de la transversale Verviers-Tournai. Nous voyons très bien, par exemple, l'Instruction publique et les Beaux-Arts à Liège, les Communications à Namur, le Travail et la Prévoyance sociale à Charleroi. Et qu'on ne crie pas à la dispersion : les chemins de fer que nous réclamons - et que l'État wallon nous donnera - mettront Liège à moins d'une heure et demie de Charleroi.

Fermeté à l'égard de Bruxelles, bonne volonté entre Wallons, souci supérieur de l'unité spirituelle de la Wallonie dans le respect des intérêts locaux, et nous serons mûrs pour accueillir la victoire. "

Double articulation

Textes visionnaires, car est déjà posé le principe d'une double articulation : nécessité d'une capitale wallonne en Wallonie et refus d'une nouvelle centralisation au profit d'une seule ville wallonne. Quoi qu'il en soit, le Congrès national wallon n'abordera pas cette question dans ses travaux ; pourtant lors du 3e congrès en mai 1947 à Namur, Fernand Schreurs avait suggéré qu'une association des bourgmestres de Wallonie (à créer sous l'égide du CNW) désigne, parmi les " symboles officiels " dont la Wallonie manquait, sa capitale. Ce n'est qu'en 1978 qu'une concertation entre les bourgmestres des quatre grandes villes wallonnes débouchera sur un accord.

Il convenait certes de mettre fin à une certaine surenchère entre Namur et Liège dans les déclarations revendiquant le titre et le rôle de capitale wallonne. En effet, tandis que Liège n'abdiquait pas ses prétentions, forte de son statut de première ville wallonne et de son glorieux passé culturel, économique et politique, Namur, bénéficiant de sa position géographique centrale en Wallonie, avait été choisie comme siège des nouveaux organismes issus de la " loi Terwagne " du 15 juillet 1970 (Conseil économique régional pour la Wallonie, Société de Développement régional pour la Wallonie, Section wallonne du Bureau du Plan) et de la " loi Perin-Vandekerckhove " du 1er août 1974 (Conseil régional wallon consultatif).

Le localisme - ou le campanilisme, comme on voudra - est un danger qui guette la Wallonie, certes, mais c'est une tendance de la nature humaine à l'œuvre dans tout pays ou région (on pourrait aussi épiloguer sur les rivalités entre les 19 communes bruxelloises ...). La Wallonie a fait preuve de maturité politique en essayant de transcender ce problème par une organisation propre. Les opposants à la Wallonie, eux, ne cessent de le monter en épingle pour tenter de la discréditer et ainsi de la nier.

Les bourgmestres des quatre grandes villes wallonnes en 1978 se sont accordés sur une proposition de structuration politique et administrative de la Wallonie par une répartition des fonctions : politique à Namur, économique à Liège, sociale à Charleroi et culturelle à Mons. Ils s'inscrivaient ainsi dans l'esprit des propositions de Fernand Schreurs en 1946, des prises de position de Jacques Hoyaux ou du Comité permanent du Congrès national wallon en 1971, de Jacques Hoyaux encore et de Robert Moreau de 1973 à 1977, ... Le Gouvernement national à qui était destinée cette proposition des quatre bourgmestres ne décida rien, laissant ce soin à la future Région wallonne, qui sera mise en place concrètement à partir de 1979-1980. Et c'est le 12 juillet 1983 que l'Exécutif régional wallon officialisera en quelque sorte l'accord des bourgmestres de 1978 (sauf en ce qui concerne Mons évidemment, la culture ne relevant pas de ses compétences, on ne le sait que trop).

Aujourd'hui, en application de la décision de 1983 et du décret de 1986, la Wallonie est donc ainsi structurée : la capitale politique et administrative à Namur - centre géographique de la Wallonie et nœud de communications routières, ferroviaires et fluviales - avec implantation du Parlement wallon, de la Présidence du Gouvernement et de tous les Cabinets ministériels wallons, ainsi que des services centraux de l'Administration (Ministère de la Région wallonne et Ministère wallon de l'Équipement et des Transports) ; les services de terrain de l'Administration, dits aussi " services extérieurs ", sont eux décentralisés à travers toute la Wallonie, de Tournai à Verviers et de Wavre à Arlon, dans un souci de proximité avec le citoyen ; quant aux organismes d'intérêt public (les " pararégionaux "), leurs sièges sont ainsi répartis : les organismes économiques à Liège (Conseil économique et social de la Région wallonne, Société régionale d'Investissement de Wallonie et ses filiales, Société wallonne de Financement complémentaire des Infrastructures [SOFICO], ...), les sociaux à Charleroi (Agence wallonne pour l'Intégration des Personnes handicapées, FOREM, Société wallonne du Logement), celui concernant l'eau à Verviers (Société wallonne des Distributions d'Eau), les autres étant installés à Namur (Agence wallonne des télécommunications, Institut du Patrimoine wallon, Office régional de Promotion de l'Agriculture et de l'Horticulture, Société régionale wallonne de Transport, ...) ; les pararégionaux les plus en contact avec le citoyen possèdent eux aussi des services de terrain décentralisés à travers toute la Wallonie (AWIPH, FOREM, SRWT [à travers les 5 TEC], SWDE et SWL).

Namur, preuve du " repli wallon " ?

Cette double articulation - une capitale au cœur de la Wallonie et la décentralisation à travers le territoire wallon - a bien sûr excité la verve des opposants à la Wallonie : que de sarcasmes sur la " sous-capitale " wallonne 6 ou sur la " guerre des capitales " en Wallonie. Ces deux axes fondamentaux du " discours antiwallon " - les prétendus " repli wallon " et " morcellement wallon " - ayant déjà été longuement analysés et démontés par José Fontaine 7 , je ne retiendrai ici qu'un seul exemple du premier de ces deux sophismes appliqué à la capitale wallonne, avec une double citation de Claude Demelenne :

" Les Flamands se sont implantés à Bruxelles. Ils sont très minoritaires dans cette ville où à peine un peu plus de 15 % de la population est néerlandophone. Habilement, ils jugèrent néanmoins que Bruxelles représente une extraordinaire carte de visite internationale. Négliger cet atout aurait, effectivement, été suicidaire. Logiquement, les Wallons auraient dû effectuer un choix identique. Bruxelles est une ville cosmopolite, mais elle s'affirme très majoritairement francophone. De plus, des centaines de milliers de Wallons travaillent à Bruxelles. Bon nombre d'entre eux ont décidé d'y vivre. Sous l'impulsion des socialistes, les dirigeants wallons ont pourtant refusé d'implanter leur capitale à Bruxelles, aux côtés des Flamands. Ils ont choisi de se replier à Namur. Cette petite - et charmante - ville provinciale n'avait pas pour vocation d'incarner la capitale-phare de la Wallonie. Elle ne figure sur le carnet de route d'aucun visiteur étranger. C'est une aimable bourgade dont l'unique vertu est d'occuper une place centrale sur le sillon Sambre-et-Meuse. Les Flamands - et bien des observateurs étrangers - ont beaucoup ri devant ce choix ubuesque. Rien ne distingue en effet Namur-l'assoupie, ville sans éclat, dénuée de toute vie culturelle, d'une sous-préfecture française de second rang. Beaucoup de Wallons eux-mêmes sont restés sans voix face à cette stupéfiante erreur historique. " 8

" Les wallingants d'aujourd'hui, les happartistes notamment, n'aiment pas Bruxelles et se méfient des Bruxellois francophones. Ils les jugent non fiables. Les Bruxellois francophones ne sont pas fiables parce qu'ils vivent quotidiennement aux côtés de la minorité flamande de la capitale. Ces wallingants veulent détruire la Communauté française parce qu'ils veulent se retrouver entre eux, entre Wallons, avec leur " culture wallonne ", avec " Namur-Capitale ", loin de Bruxelles cette ville étrange, multiculturelle, où il y a des Flamands, des ministres flamands même ! Et cela, ça trouble nos wallingants. [...] Les nationalistes wallons n'aiment pas la Belgique. Ils n'aiment pas davantage la Communauté Wallonie-Bruxelles. Ils ne veulent pas d'une union, d'une mixité Wallonie-Bruxelles. Ils sont " Wallons d'abord ", ils veulent être " maîtres chez eux ". " 9

Dans le cadre restreint du présent article, je ne peux développer une analyse exhaustive de ces deux extraits significatifs du " discours antiwallon " appliqué à la capitale wallonne. Je me limiterai à six pistes de réflexion, en laissant de côté notamment cet étrange raisonnement fabriqué de toutes pièces selon lequel les wallingants n'aimeraient pas les Bruxellois francophones, jugés non fiables parce qu'ils vivent aux côtés de la minorité flamande de la capitale ! : Toudi a déjà souvent développé la position des Wallons lucides quant à la Communauté française et Bruxelles (les Flamands n'ont rien à voir là-dedans !).

1. Les Flamands n'ont pas choisi Bruxelles pour son aspect " carte de visite internationale " (Bruges ou Anvers l'ont tout autant ; et par ailleurs, est-on si sûr de l'image positive de Bruxelles ? : " bruxellisation " est quand même un des termes les plus péjoratifs du vocabulaire architectural international !). Les institutions flamandes se sont installées à Bruxelles dans une logique de reconquête du territoire flamand : " Bruxelles a toujours été une ville flamande " écrivait De Standaard en 1971 pour soutenir l'installation à Bruxelles du Conseil culturel flamand. Les Flamands les plus lucides admettent aujourd'hui l'échec de cette politique et, plutôt que de rire du choix des Wallons, regrettent qu'un choix semblable n'ait pas été fait par la Flandre naguère.

2. Bruxelles, ville " cosmopolite ", " multiculturelle ", effraierait les Wallons qui voudraient " se retrouver entre eux " ? : mais bon sang ! n'est-elle pas tout aussi cosmopolite et multiculturelle que Bruxelles, la Wallonie ? elle qui a accueilli les immigrations successives de Flamands, d'Italiens, de Polonais, de Grecs, d'Espagnols, de Marocains, de Turcs, ... ! Le Manifeste pour la culture wallonne de 1983, tant brocardé à Bruxelles, n'a-t-il pas proclamé dans sa conclusion : " Sont de Wallonie sans réserve tous ceux qui vivent, travaillent dans l'espace wallon. Sont de Wallonie toutes les pensées et toutes les croyances respectueuses de l'homme, sans exclusive. En tant que communauté simplement humaine, la Wallonie veut émerger dans une appropriation de soi qui sera aussi ouverture au monde. " ? Le Manifeste s'inscrivait dans la tradition humaniste du Mouvement wallon telle que rappelée par Philippe Destatte 10 : " Les Wallons ne sont pas exclusifs car est Wallon tout qui se sent Wallon, peu importe son origine." (Maurice Bologne en 1946), " Tout homme d'ailleurs qui s'implante en Wallonie y perd du jour au lendemain - s'il le veut lui-même - tout caractère étranger à la population wallonne au sein de laquelle il commence à vivre. [...] La terre wallonne est wallonne pour tout homme qui s'y installe. Voilà la vérité. " (Combat, l'organe du Mouvement Populaire Wallon, en 1961), " Tout Italien, tout Polonais, tout Grec, tout Flamand qui participe à l'expansion de la vie wallonne appartient à la communauté wallonne. Même si sa carte d'identité ne le dit pas, il est un Wallon à part entière. " (Marcel Florkin en 1962), etc. ; ou encore cette résolution du mouvement Wallonie Région d'Europe de José Happart qui en avril 1993 rappelle la qualité de Wallon de tout habitant de Wallonie et revendique le droit de vote aux élections communales et régionales pour tous ceux-ci.

Cécité ou mauvaise foi ? En tout cas, les opposants à la Wallonie méconnaissent les réalités wallonnes. Ont-ils oublié le décret wallon du 4 juillet 1996 sur l'intégration des personnes étrangères ou d'origine étrangère, et la résolution du Parlement wallon du 18 juillet 1997 demandant au pouvoir fédéral l'attribution du droit de vote et d'éligibilité aux étrangers résidant en Belgique - qu'ils proviennent de l'Union européenne ou d'ailleurs ? Ont-ils suivi les riches travaux de la Commission Immigration - Interculture de l'Institut Jules Destrée ? 11 Savent-ils que le thème choisi par l'IJD en 1996 pour le concours d'affiche à l'occasion des Fêtes de Wallonie fut " Wallonie, terre de couleurs ", stimulant la créativité de près d'une centaine d'artistes, professionnels et amateurs ? La diffusion de l'affiche primée - à 10.000 exemplaires à travers toute la Wallonie en fête - s'inscrivait parmi les diverses manifestations organisées en 1996 sur l'initiative du Gouvernement wallon pour fêter les travailleurs immigrés en Wallonie (à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'accord belgo-italien et du quarantième anniversaire de la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle) 12. Bref, certains, dans leur tour d'ivoire bruxelloise, devraient d'abord prendre la peine de s'informer avant de prétendre juger ce qui se passe en Wallonie.

3. Certes, de nombreux Wallons vont travailler à Bruxelles (120.000, pas " des centaines de milliers " !) : héritage de l'État unitaire centralisé. Mais d'une part le poids du passé ne doit pas brider la volonté d'une nation en construction de rechercher d'autres orientations, plus conformes aux besoins de ses citoyens. D'autre part, on peut retourner cet argument classique des navetteurs wallons en considérant que c'est donc Bruxelles qui a besoin de la Wallonie plutôt que l'inverse 13 Les critiques sur le prétendu repli wallon ne seraient-elles pas en fait l'expression de la peur de certains Bruxellois devant leur avenir ?

4. Namur n'aurait pas pour vocation d'incarner la capitale de la Wallonie ? C'est pourtant dès le Congrès wallon de 1912 que Namur fut proposée, par un Liégeois, comme lieu de réunion régulier d'un " comité d'action wallonne " à créer, " composé des délégués des provinces wallonnes ". Lorsque, à partir de 1945, Namur sera choisie comme lieu de réunion par les associations les plus importantes du Mouvement wallon, puis par le Rassemblement wallon, elle sera pendant un quart de siècle le lieu régulier de convergence des militants wallons et le lieu récurrent de publication de nombreux communiqués, repris par la presse d'action wallonne, mais aussi par la presse quotidienne générale (en ce temps-là, les journaux publiaient encore intégralement les communiqués de presse, quitte à les critiquer durement) : " Le Directoire de la Wallonie libre, réuni à Namur le ..., dénonce ... ", " Le Comité permanent du Congrès national wallon, réuni à Namur le ..., propose ... ", " Le Conseil général du Mouvement Populaire Wallon, réuni à Namur le ..., affirme ... ", " Le Collège exécutif de Wallonie, réuni à Namur le ..., appelle tous les Wallons à ... ", etc. Et durant la décennie précédant la première réforme de l'État en 1970-1971, vont se multiplier les suggestions venant de divers horizons d'installer les futures institutions wallonnes à Namur : de Monseigneur Musty à Jacques Hoyaux, en passant par Jean Duvieusart, Robert Moreau ou le Secrétaire général de la Fondation Charles Plisnier. Lors des débats passionnés fin 1971 - début 1972 quant au choix du siège du Conseil culturel français 14 , c'est la candidature de Namur qui fut unanimement soutenue par les Wallons soucieux de l'avenir de leur région. (Mais le poids des partis fut le plus fort : lors du vote du 7 mars 1972, les parlementaires wallons de la majorité PSB-PSC furent soumis à de strictes consignes de discipline de vote et c'est Bruxelles qui fut choisie plutôt que Namur, par 87 oui sur 160 votants. Un choix inverse aurait changé bien des choses pour la Wallonie.)

5. Que répondre encore à ces sempiternels clichés sur les villes " provinciales " ?, purs produits du complexe de supériorité des centralisateurs (mais qui dissimulent de plus en plus mal leur angoisse devant une autre conception de l'espace socio-culturel, organisé en réseaux multi-polaires, dont ils ne seraient plus les maîtres). En tout cas, le choix de la modeste Bonn comme capitale n'avait pas nui au prestige de la République fédérale allemande avant la chute du Mur de Berlin. Ce n'est pas le côté tape-à-l'œil de la capitale d'un pays qui fait obligatoirement sa grandeur : la capitale des USA est Washington, pas New-York ni San Francisco ! Et quant au prétendu manque de vie culturelle à Namur, quelle ignorance encore quant aux activités du Centre culturel régional et de son Théâtre royal, mais aussi du Musée Félicien Rops, du Musée des Arts anciens, de la Maison de la Poésie ou du Centre international pour la Musique chorale !

6. Enfin, les Wallons se seraient repliés à Namur, " loin de Bruxelles " ...

Loin, 60 kilomètres ? ? ! ! ... Je commence à comprendre : peut-on appréhender objectivement la Wallonie et ses réalités quand on considère qu'au-delà du Ring, du Bois de la Cambre ou de la Forêt de Soignes, c'est " loin " ? ...


  1. 1. J'ai développé les différents aspects de cet important combat wallon de 1985-1986 dans mon article Le 15ème anniversaire de Namur Capitale de la Wallonie : 1986, La Wallonie en danger, dans Toudi, n° 45-46, avril-mai 2002, p. 25 à 32.
  2. 2. Dans l'état actuel de mes recherches, les attestations les plus anciennes de " Liège capitale de la Wallonie " ou " Liège capitale wallonne " datent de 1892. Renouant avec la tradition des revues Wallonia et La Vie wallonne qui proposaient diverses enquêtes à la sagacité de leurs lecteurs, je lance un appel à tous pour dater l'apparition de ces expressions au 19e siècle de la manière la plus fiable possible.
  3. 3. Ma notice Namur, capitale de la Wallonie, dans l'Encyclopédie du Mouvement wallon, tome II, Institut Jules Destrée, 2000, p. 1.161 à 1.169, présente en détails l'histoire depuis le 19e siècle de la recherche par la Wallonie de sa capitale. On s'y reportera pour les références précises des faits, citations et documents évoqués ici, dont seuls les inédits seront référencés complètement dans le présent article.
  4. 4. Les trois seules exceptions à ce non-dit généralisé que j'ai notées dans l'état actuel de mes recherches relèvent des marges de l'histoire du Mouvement wallon : le secret d'un manuscrit non daté (1906 ?) resté inédit jusqu'à ce jour dans les archives d'Albert Mockel, avec ce fragment d'esquisse de réflexion : " La " confédération Belgique " des Flamands et de la Wallonie permettra aux deux nations de se développer librement dans l'autonomie ; Anvers serait la capitale flamande, et Liège la capitale wallonne ; à Bruxelles, ville mixte et résidence du roi, siègerait le conseil fédéral des royaumes unis. " (Archives et Musée de la Littérature, Fonds Mockel) ; l'isolement d'un militant wallon de plus en plus marginalisé : Raymond Colleye qui dans son Projet de revision de la Constitution en 1919 prévoit explicitement " un parlement wallon à Liége, un parlement flamand à Gand " ; ou la clandestinité d'un projet de décret révolutionnaire du Directoire de la Wallonie libre clandestine en mai 1943 - abandonné en 1944 sans avoir été diffusé - dont le premier article proclame : " À dater de ce jour, la Wallonie forme une République démocratique indépendante, dont Liège est la capitale. "
  5. 5. Pour les passionnés d'histoire, je préciserai qu'à ce jour je n'ai pas trouvé à quels faits namurois concrets F. Schreurs fait allusion (à ma connaissance, ce n'est qu'à partir de 1958 - mis à part l'épisode malheureux de la " séparation administrative " de Von Bissing en 1917 - que Namur commencera à être qualifiée de capitale, par Félix Rousseau). Il doit donc s'agir d'une pure figure de rhétorique de circonstance. (Sauf témoignage en sens contraire de lecteurs perspicaces : un deuxième avis de recherche leur est donc lancé !)
  6. 6. La " capitaleke " selon la récente invention lexicale de la RTBF (Revue de presse sur Matin Première le 30 juillet 2002).
  7. 7. José Fontaine : Le discours antiwallon en Belgique francophone : 1983-1998. Devenir citoyens, dans Toudi, n° 13-14, septembre 1998, spécialement p. 18-21 et 22-25.
  8. 8. Claude Demelenne : Un nationalisme wallon d'opérette, dans Belgique, disparition d'une nation européenne ? Les états généraux de l'écologie politique, Éd. Luc Pire, 1997, p. 88.
  9. 9. Claude Demelenne : Existe-t-il un nationalisme wallon ?, dans Le racisme : élément du conflit Flamands-francophones ?, Éd. Labor, 1998, p. 98.
  10. 10. Philippe Destatte : L'Identité wallonne : essai sur l'affirmation politique de la Wallonie aux XIX et XXèmes siècles, Institut Jules Destrée, 1997, p. 429-432. Voir aussi la notice de Paul Delforge : Immigration et Mouvement wallon après 1914, dans l'Encyclopédie du Mouvement wallon, tome II, p. 831-839.
  11. 11. Les actes des 2 colloques de 1996 ont été publiés par l'IJD sous le titre Wallonie, terre de couleurs ; la publication des actes des 3 colloques d'octobre-novembre 2001 (Quels droits pour quelle immigration ? Politiques d'immigration et d'intégration : de l'Union européenne à la Wallonie) est attendue pour cet automne 2002.
  12. 12. Voir l'ouvrage collectif Wallons d'ici et d'ailleurs : la société wallonne depuis la Libération publié par l'IJD.
  13. 13. Dossier La Wallonie économique : information et désinformation, dans Toudi, n° 16, février 1999, p. 22.
  14. 14. La place m'a manqué pour rappeler ici les enjeux fondamentaux pour la Wallonie de ce débat de 1971 quant à l'emplacement de ce que beaucoup appelaient alors - lapsus révélateur - " conseil culturel wallon " (y compris un fin juriste comme le Ministre des Relations communautaires lui-même, Fernand Dehousse ...)