L'action wallonne de Guy Spitaels

11 octobre, 2012

Cette distinction récemment obtenue (l'Ordre du mérite wallon) coïncida avec l'annonce de son départ du PS pour Ecolo

Freddy Joris est administrateur de l'Institut du patrimoine wallon et ancoenc chef de cabinet de plusieurs ministres wallons dont Robert Gollignon. Il a récemment quitté le PS 1. Il nous permet de publier l'intervention qu'il fit l'an passé au Colloque organisé à Ath sur la vie politique de Guy Spitaels.

Nous avons simplement souligné en lettres grasses les divisions que Freddy Joris a lui-même explicitées dans son exposé sauf l'intertitre Renomination des institutions wallonnes.Pour compléter la présentation que vient de faire Jean-Pol Baras, j'ajouterai que je suis Verviétois, donc voisin de Fouron, historien de formation, que je fus attaché à l'IEV de 1984 à 1990 puis chef de Cabinet de Robert Collignon et aujourd'hui à la tête de l'Institut du Patrimoine wallon, un de ces multiples o.i.p. que tous les Ministres wallons ou presque on tenu à créer pour avoir à leur disposition un organisme souple et dynamique à côté de l'Administration régionale, faute d'avoir réussi quoiqu'on puisse en dire à moderniser et réformer en profondeur celle-ci.

De mes années à l'IEV, il reste un petit réseau d'anciens conseillers comme mon ami Cremer ici présent qui, dès mon arrivée à Ath ce matin, m'a fait lire l'interview de Guy Spitaels dans Le Soir pour que je puisse en tenir compte dans mon exposé. Je l'ai lue, et je suis ravi de pouvoir vous dire que je ne changerai pas une ligne au texte que j'avais préparé.

Pour évoquer l'action wallonne de Guy Spitaels, j'avais en effet déjà prévu de mettre en parallèle mon analyse historique de faits anciens (les décennies '80 et '90 essentiellement) avec des faits plus récents voire franchement actuels, où l'historien cède la place au citoyen observateur, pour bien souligner, par comparaison, l'importance relative des uns et des autres dans le cadre du combat wallon, car c'est là tout l'intérêt à mes yeux d'une mise en perspective historique, et c'est sans doute un des motifs pour lesquels l'histoire en général, et l'histoire wallonne en particulier, est si peu enseignée en Wallonie en dehors de l'Université !

Je comptais aussi entamer ma contribution par trois citations.

Voici la première :

« Par tempérament, je suis porté à proposer une politique du possible (...) Je prétends que la confiance de la population nous sera d'abord accordée sur la base d'objectifs vérifiables (...) Ceci exclut l'impréparation, l'ignorance des données techniques et la méconnaissance des rapports de force ». Fin de citation.

Voici la deuxième :

« Je voudrais dire aux militants que la politique est faite pour déboucher sur la transformation des choses et qu'elle n'est pas faite comme le vin pour le plaisir d'être bu (...) Le discours pour le plaisir, c'est de l'ivresse, ce n'est pas de l'action. Et je n'ai pas fait de la politique pour me donner à moi-même et aux autres une forme d'ivresse».

Enfin la troisième :

« Permettez-moi de vous dire, moi qui ai été dans beaucoup de luttes jusqu'à présent, que ce n'est pas uniquement avec des paroles qu'on conduit le combat. Laissez-moi vous dire qu'on ne doit jamais prendre que les engagements qu'on est capable de remplir. En avons-nous connu des paroles et des discours. Ce n'est pas avec des mots qu'on fera avancer le fédéralisme ».

Ces trois textes s'appliquent parfaitement, me semble-t-il, à l'esprit dans lequel Guy Spitaels mena ses combats, mais contrairement à ce qu'on l'on pourrait penser, seule la première de ces citations est de lui. Elle date de 1985, lorsqu'il synthétisait sa pensée politique dans une plaquette sobrement intitulée Socialiste.

Le deuxième texte était de François Perin, alors Ministre des Réformes institutionnelles, qui s'exprimait en 1975 dans l'hebdomadaire du Rassemblement wallon.

Quant au troisième, datant, lui, de novembre 1961 il s'agit de la réplique très sèche d'André Renard à un discours enflammé du même François Perin lors du Congrès constitutif du Mouvement Populaire wallon.

Si j'ai voulu faire ce rapprochement entre trois hommes qui ont chacun, à des époques différentes et par des actes différents, contribué en profondeur à l'affirmation et à la construction de la Wallonie, c'est aussi pour commencer par le commencement, puisque c'est à l'occasion de la grande grève conduite par Renard que Guy Spitaels a choisi son camp, d'abord en décembre 1960 en s'affiliant au PSB puis fin '61 en adhérant tout comme Perin au MPW.

« Choisir son camp », l'expression est de Guy Spitaels lui-même et c'est bien d'un choix qu'il s'agit lorsqu'un universitaire bruxellois de trente ans issu d'un milieu catholique provincial fait la démarche, il y a un demi-siècle, d'adhérer à un Mouvement wallon prônant un fédéralisme à trois, dans la lignée de revendications exprimées depuis longtemps déjà dans certains milieux mais auxquelles le MPW donna enfin une assise réellement populaire malgré la mort de son leader en juillet '62 et malgré le combat mené contre lui par le PSB qui laissa alors s'écrire une des plus tristes pages de son histoire, une page qu'il paiera dans la seconde moitié de la décennie par les succès croissants du Rassemblement wallon.

Durant ces années '60 et jusqu'au tout début des années '70, les convictions socialistes et wallonnes du futur président du PS ne vont pas au-delà de cette double affiliation. C'est l'époque où sont votées les lois linguistiques de '61, '62 et '63 quand on « rentrait dans les Wallons comme dans du beurre », dixit le président du CVP-PSC puis Premier Ministre Théo Lefèvre, puis c'est l'époque de la première réforme de l'État en 1970 sous l'aiguillon, côté francophone, des succès électoraux du FDF et du Rassemblement wallon.

Les premières années de Guy Spitaels en politique, au cabinet de Louis Major en 72 mais surtout comme chef de cabinet d'Edmond Leburton en 73, seront l'occasion d'un deuxième choc d'importance qui allait affermir sa conscience wallonne, après la grand grève de l'hiver '60, puisqu'il se rendit compte à quel point on faisait sentir à Leburton qu'il n'était pas normal qu'un Wallon occupe encore le poste de Premier Ministre, à quel point donc les Wallons comptaient pour rien, ou pour si peu, dans la conduite de la maison Belgique.

Comme tous les autres parlementaires d'un PSB rejeté dans l'opposition, Guy Spitaels ne soutiendra pas la loi de régionalisation provisoire de Perin qui fixait déjà pourtant, en août 1974, les limites de la Wallonie et la dotait d'un budget, de compétences, d'un Comité ministériel et d'un Conseil régional certes consultatif, mais que les socialistes boycotteront sur ordre du président André Cools parce qu'il avait pour principale tare d'avoir été créé non par celui-ci mais par son rival.

Vinrent ensuite pour Guy Spitaels les années ministérielles de juin '77 à février '81, trois années et demi pendant lesquelles, à l'instar de ses douze mois aux côtés de Leburton, la fréquentation des leaders flamands et des réalités de la rue de la Loi l'amena à se déclarer non seulement « plus socialiste » mais aussi « plus wallon » et cela dès août 1980, lorsqu'après trois années de rebondissement communautaires, la deuxième réforme de l'État, avec la création définitive des Régions au prix de la mise au frigo de Bruxelles, fut enfin adoptée.

Six mois plus tard, vingt et un ans après son adhésion au PSB et vingt ans après son ralliement au MPW, voilà Guy Spitaels en président du PS francophone en février '81, et pour onze ans exactement, en pouvant s'appuyer sur une assise interne et des résultats électoraux de plus en plus solides au fil des ans. Comme le prouvent encore les événements des derniers mois et comme l'a magistralement démontré en 2002 Alain Eraly dans son ouvrage Le pouvoir enchaîné, c'est là, chez les présidents de parti désignant les Ministres, et non chez ces derniers, que se trouve le seul pouvoir réel de peser effectivement sur les orientations politiques fondamentales du pays ou de certaines de ses composantes. C'est donc là que peuvent se vérifier ou, au contraire, être nuancées ou infirmées la sincérité et la constance d'une conviction.

A cet égard, il me semble que l'on pourrait ordonnancer à posteriori les efforts du président Spitaels en faveur de la cause wallonne, dans l'exercice de ses mandats à la tête du PS, autour de quatre axes de février 81 à janvier 92.

Premier Axe: il manifeste d'emblée la ferme volonté d'accroître les compétences des entités fédérées au-delà de ce que la réforme de 1980 vient de leur confier, il reste durant des années fidèle à cet objectif, et il parvient largement à ce qu'il soit concrétisé en 1988-89.

Les lois d'août 1980 négociées par André Cools avaient créé des pouvoirs autonomes certes, mais avec des compétences restreintes et des moyens financiers très limités. Un an plus tard à peine, après avoir dû constater que le traitement des secteurs économiques restés nationaux était pour le moins différencié selon qu'il s'agissait d'intérêts vitaux pour la Flandre ou pour la Wallonie, le nouveau président du PS réclame la régionalisation de ceux-ci et en octobre suivant, le congrès de Montigny-le-Tilleul adopte un programme fédéraliste dit radical qui prône l'élargissement des compétences régionales non seulement aux cinq secteurs économiques restés nationaux (sidérurgie, mines, textile, verre creux et chantiers navals) mais aussi aux travaux publics, à l'agriculture, à la recherche, à une partie de la politique énergétique, au crédit, au commerce extérieur. Une extension des compétences communautaires à l'ensemble de l'enseignement et à la coopération au développement est également revendiquée.

Avec la reconnaissance de la Région bruxelloise et une modification du statut des Fourons, cette proposition de fédéralisme radical constituera un des volets du programme institutionnel du PS lors de trois scrutins législatifs, en novembre 1981, octobre 1985 et décembre 1987, sans qu'elle soit modulée au gré des circonstances, des critiques, ou, pire, des sondages. A moins de s'être complètement désintéressés du message institutionnel du PS durant sept ans, les 44 % d'électeurs wallons qui votent pour le PS en 1987 savent ou peuvent savoir clairement, à l'époque, ce que propose celui-ci en la matière.

Quand, après ceux de 1970 et 1980, un troisième grand accord institutionnel aboutit fin avril '88, sous la houlette de Jean-Luc Dehaene, on peut y retrouver les trois volets du programme socialiste. Un : un accord modifiant le statut de Fouron dans les limites du possible face à l'intransigeance flamande, un accord décevant, je le dis d'autant plus que j'étais parmi les déçus, mais dont José et Jean-Marie Happart, leaders des principaux concernés, surent s'accommoder pour des raisons qui leur sont propres quelques mois plus tard. Deux : une création de la Région bruxelloise, mais au prix d'une surreprésentation flamande dont on mesure le poids tous les jours. Trois: une extension des compétences des Régions et des Communautés impliquant le transfert du fédéral aux entités fédérées de plus de 600 milliards de francs belges, quelque 15 milliards d'euros donc, soit, pour bien situer les choses et si on tient compte des vingt trois années d'écart, un montant du même ordre de grandeur que les 17,3 milliards d'euros de transferts figurant aujourd'hui dans la note du formateur Di Rupo sous la pression flamande.

C'est aussi de cette réforme de '88 que sortira, en janvier '89, cette loi de financement des Régions et Communautés qui fut si longtemps critiquée du côté francophone comme ayant été mal négociée avant que l'on ne s'avise, ces derniers mois, qu'il était sans doute préférable de ne plus trop y toucher puis qu'on accepte maintenant de la revoir contraints et forcés - mais comment faire autrement lorsque la Flandre l'exige et qu'on n'entend pas rompre avec elle?

Le deuxième axe de l'action de Guy Spitaels, intimement lié au premier, c'est la volonté de rassembler autour de ce programme institutionnel, et si possible au sein du PS, une majorité de fédéralistes wallons, en résorbant autant que faire se peut la cassure du milieu des années 60 lorsque les plus radicaux des militant wallons avaient rompu avec le PSB encore unitaire.

Ce sont les accords de cartel conclus pour les élections de novembre 1981 avec le Rassemblement populaire wallon d'Yves de Wasseige et la présence de Jean Mottard à Liège ou de Jean-Marie Happart à Verviers sur les listes du PS, ce sont ensuite les cartels RPSW à nouveau pour les communales de '82, et c'est enfin bien sûr la présence de José Happart sur la liste européenne en 1984. Si je puis me permettre une parenthèse personnelle, ce n'est pas par hasard si je me suis pour ma part affilié au PS en octobre '81, à la sortie de mon service civil, quand j'estimais moi aussi, ancien électeur RW de 26 ans, devoir choisir un camp et un parti que je n'ai quitté qu'il y a deux ans.

Le troisième axe que je crois pouvoir déceler, même s'il n'est pas publiquement affirmé avant le début des années '90, est la primauté donnée par le président Spitaels à la Région wallonne puis aux Régions wallonne et bruxelloise sur la Communauté.

On le voit en 1985, d'après l'historien Paul Delforge, quand Guy Spitaels préfère que les socialistes soient contraints de quitter les Exécutifs wallon et communautaire plutôt que d'accepter la fusion des deux entités, que PRL et PSC lui auraient proposée comme prix du maintien du PS à ces niveaux de pouvoir. Certes, le programme du PS ne prévoyait pas cette fusion dira-t-on, mais pas plus qu'en 2010 il ne prévoyait par exemple que l'on scinde une partie de la Sécu ou BHV.

On retrouve l'affirmation de la primauté régionale début '91, dans les déclarations du président du PS au lendemain du Congrès d'Ans des socialistes wallons, qui avait prôné un transfert important des compétences de la Communauté aux Régions mais en laissant à la première l'enseignement et la culture. Ayant tenu la plume pour la rédaction du document préparatoire et assuré le secrétariat des réunions de la Commission institutionnelle, je suis bien placé pour savoir que Guy Spitaels, bien que scrupuleusement informé, laissa tant Robert Collignon que Jean-Maurice Dehousse, sauf erreur d'appréciation de ma part, parfaitement libres de mener les travaux et de rechercher les compromis à leur guise. Mais une semaine après le Congrès, il confirma son adhésion à l'option régionaliste dans un discours sans ambiguïté. Je cite :

« La Wallonie connaîtra une autonomie de plus en plus large que nous réaliserons suivant un double rythme : celui que nous choisirons, celui qui sera possible. Mais comment douter que nous sommes un peuple en marche, comme le sont à l'Est et à l'Ouest de notre vieux continent, d'autres peuples qui tantôt poussent le fédéralisme plus avant, tantôt s'érigent en véritables nations. » Fin de citation. Remplacez Wallonie par Flandre et cela pourrait être, aujourd'hui, sur ce seul point précis, du Bart de Wever, sans bien sûr que ce discours s'accompagne des agressions communautaristes, de la négation du droit des gens et du refus de la solidarité qui donnent toute sa saveur au nationalisme flamand depuis des décennies.

Enfin, la primauté régionale est clairement manifeste moins d'un an après ce discours de février '91 lorsque Guy Spitaels fait glisser Bernard Anselme à la tête de l'Exécutif communautaire pour prendre, lui, celle de la Région wallonne.

Ceci m'amène au quatrième et dernier axe que je crois pouvoir discerner dans l'action de l'ancien président du PS, qui consista dans le renforcement occasionnel des institutions régionales. Je veux dire par là qu'à trois reprises lorsqu'il en eut la possibilité, lors de la formation des Exécutifs régionaux début '88 et fin '91, et lors de la crise des armes en septembre '91, Guy Spitaels profita des circonstances pour renforcer dans les faits l'importance des institutions régionales sur l'échiquier politique belge.

Début '88, les accords politiques furent conclus le 29 janvier du côté francophone, et les Exécutifs installés par leurs Conseils respectifs tout début février, soit plus de trois mois avant le gouvernement central. En 1985, par contre, les négociateurs libéraux et chrétiens avaient opéré un parallélisme évident entre les divers niveaux de pouvoirs : les négociations nationales aboutirent le 22 novembre, les négociations régionales et communautaires se terminèrent au même moment et les Congrès des partis se prononcèrent simultanément sur les deux types d'accords.

En 1985 toujours, la prestation de serment du nouvel Exécutif régional wallon prévue le 8 décembre avait été annulée et reportée de trois jours à la demande du Premier Ministre, celui-ci arguant notamment du fait qu'à son estime la prestation ne pouvait avoir lieu tant que le gouvernement national n'avait pas reçu la confiance des deux Chambres, puisque le Premier Ministre devait couvrir la ratification royale du choix des Présidents d'Exécutif. En 1988, Guy Spitaels s'écarte totalement de ce parallélisme et de toute interférence du pouvoir central dans la constitution des Exécutifs régionaux. Par cette affirmation tangible de l'autonomie du processus de leur formation, même si l'objectif était de forcer des accords à un autre niveau, la mise en place des Exécutifs en 1988 fit progresser elle aussi concrètement le processus fédéraliste.

Avec un fameux bémol toutefois contredisant une intention qui aurait été uniquement régionaliste, et ce bémol c'est le départ pour le fédéral en mai suivant de presque tous les Ministres socialistes désignés trois mois plus tôt au niveau des entités fédérées, comme pour indiquer on ne peut plus clairement où se trouvait et où se trouverait encore, même après la réforme, le niveau privilégié de l'action politique.

Fin '91, la formation des Exécutifs fut à nouveau négociée indépendamment de celle du gouvernement central, alors que l'élection séparée des parlements régionaux n'était pas encore de mise. Cette fois, comme vous le savez, les ministres régionaux qui prêtèrent serment le 8 janvier '92 savaient qu'ils n'embarquaient pas dans une équipe de seconds couteaux puisque le président du PS lui-même avait choisi de conduire celle-ci, conférant de facto à la fonction une importance nouvelle, j'y reviendrai bien sûr.

Quant à la crise des armes de septembre '91, trois mois avant ce coup d'éclat, elle avait donné l'occasion au président du PS d'obtenir la réunion anticipée du Conseil régional wallon, le 30 septembre, pour qu'il débatte des menaces que faisait peser, sur l'existence même de la FN, les atermoiements du fédéral à renouveler ses licences d'exportation. La crise débouchera sur une régionalisation de fait, temporaire et prémonitoire du commerce extérieur mais jugée à l'aune de l'affirmation wallonne, elle avait été l'occasion pour le Conseil régional wallon, majorité et opposition confondues, de faire entendre sa voix dans un dossier où il y allait de l'avenir d'une industrie régionale et c'est à l'initiative du président du PS que cet autre coup d'éclat avait eu lieu. Vingt ans plus tard exactement, force est de constater la discrétion imposée au Parlement wallon dans une crise autrement plus longue et plus fondamentale pour l'avenir même de la Wallonie.

Je reviens un instant à l'autodésignation de Guy Spitaels à la tête de ce qui s'appelait encore l'Exécutif régional en janvier '92, pour faire trois observations :

Première observation. Le choix de Guy Spitaels a étonné pas mal de monde à l'époque parmi les observateurs de la vie politique mais aussi parmi ses plus proches collaborateurs, ainsi je me souviens d'un appel téléphonique d'Anne Poutrain qui m'avait succédé un an plus tôt à l'IEV en tant que conseillère du Président pour les affaires wallonnes, après avoir formé avec moi un tandem durant deux ans comme j'en avais fait un pendant quatre ans avec Libert Froidmont.

C'est que, jusque fin '90 en tous cas, rien ne nous indiquait de la part du président une attention plus marquée pour le suivi des affaires wallonnes par rapport aux dossiers nationaux ou internationaux, au contraire même. Nous le tenions bien sûr informé de très près de tous les faits et gestes des cabinets wallons et des commissions parlementaires à Namur, mais nous avions le sentiment d'un moindre intérêt de sa part et sans doute, mû par un fort sentiment wallon comme je l'étais et déjà déçu par certains constats dans la mise en œuvre de la régionalisation, ai-je pris ses remarques ironiques pour du détachement quand il n'y avait peut-être de sa part qu'un souci de ne pas s'immiscer dans le travail d'autrui, qu'il s'agisse de celui des ministres régionaux cornaqués par André Cools ou de l'action du chef de groupe socialiste au CRW, Robert Collignon, le président estimant qu'il avait lui même déjà assez à faire avec le suivi rapproché des ministres nationaux et des dossiers de sa commune.

Deuxième observation. Quand Guy Spitaels choisit de devenir président de l'Exécutif régional wallon, c'est au prix du renoncement à la fonction de président de parti comme l'y obligent les statuts et donc aux pouvoirs inhérents à cette fonction.

Compte tenu de son aura à ce moment, de son poids politique et du fait qu'il jette tout ce poids exclusivement dans la balance régionale, il est évident qu'il confère au poste de Ministre-Président un prestige qu'il n'avait pas jusque là et, au delà du prestige, qu'il modifie les équilibres entre les divers pouvoirs exécutifs du pays en tendant vers une équipollence jusque là très théorique comme on l'avait encore bien vu en '88.

Lorsque d'octobre '99 à avril 2000 et d'octobre 2005 à juillet 2007, un de ses successeurs choisira de cumuler les fonctions de président de parti et de Ministre-Président wallon en ramenant de facto la seconde à un travail à temps partiel, je ne pense pas, pour ma part, que cela renforçait ni cette dernière ni la lisibilité d'un système fédéral déjà trop complexe pour le plus grand nombre de nos concitoyens.

Enfin, troisième observation, Guy Spitaels renonce aussi en '92 à un retour au Gouvernement fédéral.

Depuis 1973, il sait quel est le prix à payer pour accéder dans ce pays à la fonction de Premier Ministre et il n'entend pas faire payer ce prix aux Wallons et aux Bruxellois. Il n'entend pas non plus redevenir n° 2 en Belgique quand il est possible de relever d'autres défis en tant que n° 1 en Wallonie. Je note que son état d'esprit quant à la minorisation wallonne dans les instances fédérales n'a pas changé depuis, puisqu'il déclarait au Soir en mars dernier, je cite : « On ne peut pas accepter d'être continuellement sur le siège arrière de la moto. Nous sommes des partenaires, avec des défauts et des qualités, et nous ne pouvons pas accepter un rôle d'auxiliaire. » Fin de citation. J'observe pour ma part qu'après des années d'aveuglement volontaire chez certains devant les revendications institutionnelles de la Flandre, l'actualité n'a pas fini de nous montrer depuis quinze mois et surtout ces derniers jours quel pourrait être le prix que nous pourrions devoir payer pour qu'un Wallon puisse à nouveau tenir quelque temps le guidon convoité de la moto fédérale, fût-elle dégonflée, ou même pour que la moto continue encore simplement à rouler quelque temps.

Je voudrais terminer mon exposé en évoquant ce qui me paraît essentiel pour la construction wallonne dans les deux années d'action de Guy Spitaels à la tête d'un Exécutif auquel j'ai eu le privilège de collaborer comme chef de cabinet du Ministre du Budget Robert Collignon avant de devoir l'accompagner à l'Elysette et de succéder, en janvier '94, à notre regretté François Pirot comme chef de cabinet du Ministre-Président.

Dans le recueil de témoignages que j'ai coordonné en 2000, en tant qu'historien cette-fois, pour les vingt ans de la Région, Guy Spitaels épinglait lui-même dans son bilan la reconnaissance de l'éligibilité du Hainaut à l'objectif I, négociée directement par la Wallonie avec l'Europe ce qui avait permis, pour la première fois, que la Flandre ne s'accapare plus, malgré sa situation économique favorisée, la majorité des aides européennes allouées à la Belgique, et ce qui s'est traduit pour le Hainaut par deux milliards d'euros supplémentaires au total des années '94 à 2013.

A côté de cet acquis budgétaire substantiel, je soulignerais aussi pour ma part au crédit du Gouvernement Spitaels et de l'interventionnisme très actif de son président la création des deux outils de financement qui allaient permettre de sortir de l'ornière par le haut bon nombre de dossiers problématiques régionaux ces quinze dernières années, j'entends d'une part le CRAC (Centre régional d'aide aux Communes) et d'autre part la Sofico (Société de financement complémentaire des infrastructures).

Renomination des instituions wallonnes

C'est aussi Guy Spitaels qui rebaptisa son Exécutif en Gouvernement et il n'est pas anodin que son action à Namur ait également porté sur des symboles lourds de signification comme savent l'être certains mots, exactement comme ne seraient pas anodins, en '99, la suppression de la cellule « Identité wallonne » au cabinet du nouveau Ministre-Président et la réintroduction des mots « Royaume de Belgique » sur son papier à lettres.

Je noterai encore, dans le bilan du Ministre-Président Spitaels, ses efforts pour positionner la Wallonie sur la scène internationale à l'occasion de ses missions économiques notamment mais aussi lorsqu'il rencontra début '93 à Paris le Président de la République française et son Premier Ministre, et sa volonté affichée de tenir aux Wallons un discours de fierté pour tenter de casser une psychologie sociale culpabilisatrice et défaitiste. Il en a à nouveau été de même ces dernières années. Spitaels agissait alors dans l'esprit combatif des affiches socialistes d'octobre '81 - « ce sera dur mais les Wallons s'en sortiront » - ou de 1987 - « Montrons-leur que nous comptons ». Je note qu'il n'hésita pas non plus à évoquer la richesse du patrimoine wallon pour inviter à la confiance en soi. Je mentionne ce détail car aujourd'hui encore je constate avec plaisir qu'il apprécie les efforts de l'Institut du Patrimoine pour rappeler aux Wallons leurs atouts d'hier autant que leurs fiertés actuelles, tant il est vrai qu'une Région ne se bâtit pas en négligeant son Histoire.

Je ferai néanmoins une autre remarque sur les années 88 à 92, pour ne pas occulter qu'un des pires maux wallons, le sous-régionalisme, put se nourrir sans vergogne des nouvelles compétences transférées alors. Guy Spitaels lui-même, évoquant la répartition des aides de l'objectif I, reconnaîtra en 2005 devant son biographe, je cite, « ce n'était pas du sous régionalisme, c'était pire ». Fin de citation. Mais l'exemple venait - et vient toujours - d'en haut. Aujourd'hui dans les cabinets ministériels les plaisanteries de ces années-là sur les dossiers athois et sur les coups de fil de ce cher Marc Duvivier ici présent, ces plaisanteries donc ont fait place à celles sur Mons 2015. Je le disais au président dès décembre 1990 en quittant l'IEV et j'en reste convaincu, mais sans aucune illusion après deux décennies de pratique, il n'y aura à cet égard à mon avis rien de nouveau sous le soleil wallon, derrière les dénégations de façade, aussi longtemps que restera possible le cumul de toute fonction, quelle qu'elle soit, entre les niveaux de pouvoir communal et régional.

Je n'évoquerai que pour mémoire l'année et demi passée à la présidence du premier Parlement Wallon élu indépendamment des Chambres, car mis à part le choix de l'installation au St-Gilles pour mettre un terme aux pantalonnades namuroises et le rappel de la primauté du Parlement régional sur celui de la Communauté, rien de politiquement fort n'a pu être exprimé par Guy Spitaels dans un délai trop court et sous un costume devenu trop étroit pour l'ancien Ministre-Président.

Pour conclure, je ferai mienne cette appréciation de feu Jean Guy en 1997, écrivant de Spitaels qu'il fut, je cite, « le président de la concrétisation du fédéralisme radical qui apporta l'oxygène à ma Région et quelque sursis à la Belgique. La Wallonie ne sera pas mécontente qu'il l'ait rencontrée pour l'inscrire sur la carte européenne » - fin de citation. Aujourd'hui Guy Spitaels lui-même, à en juger par ses propos au Soir en mars dernier, ne semble plus certain, lui non plus, que l'Etat fédéral belge ait encore un avenir, et que sa désagrégation éventuelle serait un événement majeur à l'aune de l'histoire européenne. Ce n'est pas, ou pas encore, le « Finissons-en » de François Perin, mais je dirais que cela commence à ressembler à un Wallon de plus, et non des moindres, près d'arriver sur le chemin si brocardé des Wallons aspirant à des choses devenues introuvables pour eux dans le cadre politique belge, des choses qui pourraient bien s'appeler la paix, le respect et la dignité.

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Voilà. Ici s'arrêtait l'intervention que j'avais prévu de faire. Mais comme je l'ai dit, le président Spitaels lui-même a complété et confirmé l'analyse de son ancien collaborateur ce matin même dans Le Soir dans une interview où j'ai épinglé ces cinq extraits significatifs :

« Des lors le moment n'est-il pas venu de nous demander : que voulons-nous ? Il faudrait avoir peur de perdre 15% de richesse en cas de rupture ? Quel sens y-a-t-il à proférer cette menace ? La question que nous devons nous poser reste politique : vers quoi allons-nous ? »

« Ce que je vais dire n'est pas très orthodoxe. Mais je suis très rétif au discours « Cédez ceci ou cela, sinon cela sera la catastrophe ». Mais non ! Ça va recommencer dans un an et demi. Vous achetez l'armistice pour 18 mois ».

« Si l'avenir du pays est incertain, ce n'est pas mettre de l'huile sur le feu que de demander qu'il y ait une liaison physique entre Bruxelles et la Wallonie. C'est censé ! »

« Il n'y a aucune solution dans le fait de céder toujours. »

« Comme il n'y pas de solution, l'urgence est de définir le visage de la Wallonie. Elio Di Rupo et Charles Michel doivent définir comment ils vont gérer ces 3,5 millions de Wallons. »

Voilà, Mesdames, Messieurs, qui me semblait devoir être cité pour compléter l'exposé que l'on m'avait demandé sur le combat wallon de Guy Spitaels. Je vous remercie pour votre attention.

EDITO : Spitaels choisit-il vraiment la Wallonie en 1992 ?

  1. 1. Pourquoi je quitte le PS