L'arbitraire, base d'un nouvel ordre de droit

La loi sur les méthodes spéciales de recherches
Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006

L'évocation de la lutte antiterroriste a toujours été l'occasion de faire passer des projets de loi qui n'ont que peu de rapport avec l'objectif revendiqué. La dernière loi sur les techniques spéciales d'enquête est un modèle du genre. Justifiée par les attentats de Londres, elle n'est, en fait, que la réplique d'une loi existant depuis deux ans, loi dont la portée liberticide avait été atténuée par le pouvoir judiciaire. Annoncée comme devant faire face à des groupes antiterroristes, cette nouvelle loi s'attaque aux libertés fondamentales de l'ensemble de la population. Pour être certaine, que celle-ci n'aura pas l'occasion de réagir, la ministre Laurette Onkelinx fera adopter son texte par une procédure d'urgence. Ainsi, le 23 décembre 2005, le Sénat a définitivement adopté le projet de loi sur les méthodes spéciales de recherches déposé par la ministre de la Justice1. Il s'agit d'une modification de la « loi du 6 janvier 2003 concernant les méthodes particulières de recherches et quelques autres méthodes d'enquête »2. Une telle modification se justifiait par le fait que, par son arrêt du 21 décembre 2004, la Cour d'arbitrage avait, suite à une requête de la Ligue des Droits de l'Homme, partiellement annulé cette loi en raison de l'inconstitutionnalité de plusieurs de ses dispositions. La Cour d'arbitrage avait, notamment insisté sur la nécessité de placer certaines mesures particulièrement attentatoires à la vie privée sous la responsabilité d'un magistrat indépendant.

La loi de 2003 fournit une base légale aux « méthodes particulières d'enquêtes » utilisées par la police. Certaines d'entre elles, telles l'observation discrète, l'infiltration, le recours à des indicateurs était réglées par des circulaires ministérielles tenues secrètes. D'autres, tel le contrôle visuel discret dans les lieux privés, en y plaçant éventuellement des « moyens techniques » comme des micros et caméras et la commission d'infraction par des policiers étaient, auparavant, entièrement illégales.

Ces méthodes sont dites particulières car elles sont susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux, tels que le respect de la vie privée et le droit à un procès équitable. Ces méthodes remettent aussi en cause des principes de procédure pénale tel que le principe de loyauté dans la collecte des moyens de preuve. Leur caractère secret, le fait qu'elles se déroulent à l'insu de la personne surveillée, est une autre particularité de ce type d'enquête. Les données recueillies sont placées dans un dossier séparé et confidentiel. Ce caractère secret est maintenu lors du jugement puisque, même a posteriori, la partie civile n'a pas accès à ces données. Son droit à la contradiction est ainsi fortement réduit. Le juge de fond doit fonder son jugement à partir d'un dossier incomplet, car il n'a pas, non plus, accès à ces informations.

Ces méthodes spéciales peuvent aussi s'appliquer aux enquêtes proactives, qui peuvent avoir lieu en l'absence d'infractions. L'enquête policière s'apparente au travail des services de renseignement.

Les méthodes particulières de recherche sont placées sous le seul contrôle du procureur du Roi. Ce pouvoir est d'ailleurs relativement formel puisque magistrat n'a pas la capacité de contrôler concrètement l'enquête policière et est fortement instrumentalisé par le pouvoir exécutif. Cette loi qui renforce les pouvoirs du parquet s'inscrit dans une longue tradition de réformes de la police et de la justice qui ont pour objet d'affaiblir la fonction de juge d'instruction.

Le juge d'instruction, gardien des droits de la défense, de la présomption d'innocence et du droit à un procès équitable est placé à l'extérieur des méthodes spéciales de recherches. Au lieu du contrôle du juge d'instruction, c'est la surveillance de la Chambre des mises en accusation qui est installée. Il en résulte que ce juge n'a plus la maîtrise de son instruction alors qu'il en est légalement responsable, alors qu'il doit instruire à charge et à décharge et qu'il doit veiller à la légalité des moyens de preuves ainsi qu'à la loyauté avec laquelle ils sont rassemblés.

Cette dernière loi s'inscrit dans un ensemble de réformes visant à limiter les pouvoirs du juge d'instruction et à transférer ses prérogatives au procureur du Roi. La première de ces réformes, connue sous le nom de « petit Franchimont » fût déjà votée en mars 19983. Elle place l'information, c'est-à-dire l'ensemble des actes destinés à rechercher les infractions, leurs auteurs ainsi que les preuves, sous la direction du parquet. Si le « petit Franchimont » réaffirme l'autorité du juge d'instruction dans la conduite de l'enquête, dans les faits, il renforce considérablement les pouvoirs des procureurs. Il met en place ce que l'on a appelé la « mini-instruction », en autorisant ceux-ci à demander au juge d'instruction l'accomplissement de certains actes, pour lesquels ce dernier est le seul compétent et cela sans ouvrir d'instruction. Ainsi, le juge d'instruction n'était déjà plus saisi de l'entièreté du dossier qui reste de la compétence et de la responsabilité du ministère public. Le transfert de pouvoir du juge d'instruction vers le parquet retarde le moment où l'instruction débute. Durant l'instruction, le procureur conserve un droit d'information, même après que le juge d'instruction ait été saisi de l'affaire.

Afin de se conformer à l'arrêt de la Cour d'arbitrage et de faire passer son nouveau projet, le gouvernement érige la Chambre des mises en accusation comme garant de la légalité des méthodes mises en oeuvre. Il s'agit d'un contrôle de la procédure. Il n'y a aucune évaluation de l'opportunité d'entreprendre de telles recherches. De plus, les moyens réduits mis à la disposition de ce tribunal rend le contrôle des plus formels. Afin de contrebalancer cette formidable avancée démocratique, le nouveau texte introduit, par rapport à la loi de 2003, une extension horaire pendant laquelle ces méthodes particulières pourront être mises en oeuvre. Alors que la loi du 7 juin 1969 limitait les perquisitions et les visites domiciliaires à la période comprise entre 5h et 21h, le nouveau texte autorise celles-ci à toute heure. Alors que la Cour d'arbitrage avait assimilé le contrôle visuel discret avec les perquisitions et les visites domiciliaires, la nouvelle loi traite ces méthodes de manière différente. Ainsi, elle donne au parquet le droit d'intervenir de sa propre initiative et sans contrôle dans tout lieu privé, sauf le domicile et ses dépendances. Cette dernière disposition est contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pour qui la notion de domicile est beaucoup plus large.

De plus, lors de leurs observations, les forces de police ont le droit d'utiliser un appareil photographique avec la seule autorisation du parquet. Seule l'utilisation de moyens techniques nécessite l'autorisation du juge d'instruction, l'appareil photographique ne serait donc pas un moyen technique. Alors que la loi du 6 janvier 2003 autorisait les policiers à commettre des infractions dans le cadre de leur recherche, cette possibilité est maintenant étendue aux indicateurs.

Cette loi renforce le pouvoir de la police. Il inscrit une cause d'excuse légale pour toute infraction « absolument nécessaire » . L'accord du procureur du Roi est nécessaire mais il peut être obtenu après l'infraction. Le procureur exerce un contrôle sur la mise en œuvre de ces méthodes particulières de recherche. Il donne les autorisations nécessaires et reçoit les rapports de police. Cependant, face à une structure policière constamment renforcée, le parquet n'a pas les moyens de rendre effectives les responsabilités que lui donne la loi.

Le contenu de cette loi est l'exact opposé de la manière dont celle-ci est nommée. Afin de la faire passer rapidement, la nouvelle loi est inscrite dans l'air du temps. Elle est présentée comme un moyen dans la lutte contre le terrorisme et la « criminalité grave et organisée ». Cependant, elle autorise l'emploi de telles méthodes pour tout délit pouvant donner lieu à une peine d'emprisonnement d'au moins un an, c'est-à-dire pour quasiment toutes les infractions à part, par exemple, la grivèlerie ou la non présentation d'enfant dans une procédure de divorce. Au lieu d'être une procédure exceptionnelle pouvant être mise en oeuvre dans des situations particulières, elle devient la norme pouvant s'appliquer à tout un chacun, pour presque n'importe quel délit. Cette loi s'oppose ainsi au principe de proportionnalité devant exister entre les moyens mis en oeuvre et les objectifs poursuivis. Il ne s'agit là pourtant que d'un premier problème posé par ce texte, car il est évident que ces procédures lourdes ne seront pas utilisées pour toutes les recherches policières. Le procureur et surtout les forces de police pourront choisir les affaires dans lesquelles elles seront utilisées, non pas nécessairement en fonction de la nature du délit présumé (puisque le cadre de la loi est particulièrement large), mais en fonction de leur volonté propre, en fonction des priorités politiques du moment.

Nous rentrons ainsi dans une ère d'arbitraire, où l'accusation et la police ont ainsi les moyens de déterminer les affaires dans lesquelles les droits de la défense seront particulièrement affaiblis.

Cette loi est caractéristique d'un changement de régime politique. Elle donne à deux institutions liées au pouvoir exécutif, le procureur et la police, non seulement des prérogatives judiciaires qui appartenaient au juge d'instruction, mais leur permet aussi, dans les faits, de fixer la procédure par laquelle une affaire pourra être traitée, procédure sans ou avec techniques particulières, procédure où les droits de la défense seront respectés ou procédure avec droits restreints. Cette nouvelle forme d'organisation, qui supprime la séparation des pouvoirs en permettant au pouvoir exécutif de fixer les modalités concrètes selon lesquelles les citoyens peuvent être poursuivis, prend la forme juridique de la dictature.

  1. 1. « Projet de loi apportant des modifications diverses au Code d'instruction criminelle et au Code judiciaire en vue d'améliorer les modes d'investigation dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée », Sénat, 3-1491/4.
  2. 2. « Loi du 6 janvier 2003 relative aux méthodes particulières de recherche et quelques autres méthodes d'enquête », Moniteur belge, 12 mai 2003.
  3. 3. « Loi relative à l'amélioration de la procédure pénale au stade de l'information », Moniteur belge, 2 avril 1998.