Larmes de sang sur Dinant...
Ancien professeur à l'Institut Cousot de Dinant, Michel Mirgaux a quitté celui-ci il y a deux ans. Il a travaillé en équipe avec son directeur Pierre Jacquet dont l'agression a fait la une des journaux après ce triste 22 janvier.
Paralysie...
C'est le premier effet de l'annonce d'une telle horreur .
On peine à réaliser.
Est-ce un cauchemar ?...
Absurdité...
Quelle commune mesure entre l'interdiction d'une « petite entreprise », voire l'exclusion d'un établissement, et l'attentat à la vie d'un homme de bien ?...
Pourquoi ?...
La drogue. Les frustrations.
Une violence latente qui soudain éclate, aveugle, débridée, sauvage...
Inadéquation du cadre ?...
Dans les premières réactions officielles du corps professoral, je relève d'emblée l'insuffisance du nombre d'éducateurs et le fait de ne pouvoir disposer à l'inscription d'un minimum de détails sur le parcours d'un élève « à problèmes ». Constats maintes fois établis dans les conseils de classe, les journées pédagogiques ou simplement les salles de profs.
Les enseignants de ma génération ont enraciné leurs repères éducatifs dans le terreau de valeurs telles que le courage, le service, le souci du travail bien fait,, l'obéissance, le soin et la politesse, le savoir-vivre, le bénévolat... Ils doivent avoir été, je pense, les plus désarçonnés face à des comportements pour le moins étonnants dont le caractère inacceptable culmine dans les agressions verbales et physiques.
Avec mes collègues de toutes disciplines, nous avons freiné comme nous avons pu la baisse du niveau de travail et de connaissances acquises sans pouvoir vraiment enrayer ce fléau : d'année en année, les récriminations des élèves vis-à-vis des exigences de travail sont passées du simple soupir discret à de véritables tollés. Parallèlement à cette baisse de rendement strictement scolaire se sont manifestées des attitudes inouïes telles que les obstructions systématiques, les comportements de type caractériel, les flots de grossièreté gratuite, l'impossibilité pour bon nombre d'élèves de s'exprimer dans un français correct ou même d'articuler une phrase complète et cohérente. Bref, un bouillonnement anarchique de gestes et de paroles chez ces adolescents fragiles sentimentalement, ballottés qu'ils sont au vent des expressions violentes et osées proférées par cette marâtre qu'est la télévision.
La réponse adéquate viendrait-elle de la sévérité ? Au nom des socles de compétences à acquérir, des programmes à boucler et des certificats à obtenir ? L'enseignant d'aujourd'hui, s'il s'en tient à « son boulot et rien que son boulot » ne sera pas reçu. Peut-être sera-t-il respecté en apparence si la discipline de l'établissement est drastique et si l'application du règlement y est sans faille. Cependant, il ne peut ignorer que les humains qui lui sont confiés ne sont pas des robots, mais des êtres de chair avec leur histoire, leurs échecs, leurs espoirs, leurs peurs, leur univers culturel. Et c'est précisément par rapport à cette tâche de connaissance de l'élève que l'enseignant se sent souvent débordé ou en décalage. Cette frustration était palpable dans les réactions des enseignants après l'agression de Pierre Jacquet. Idéalement, il faudrait que le professeur soit compétent pour sa discipline, psychologue, détective, assistant social, confident, voire père et mère à la fois. Il ne se sent ni préparé ni surtout disponible pour faire face à ces tâches multiples. D'où la demande compréhensible d'un encadrement supplémentaire par des spécialistes du travail social afin de prendre en charge dès que les troubles surviennent , les élèves « paumés » ou qui « pètent les plombs ». A l'Institut Cousot, la fonction d'assistant social était jadis assumée par l'aumônier qui par vocation, consacrait son temps à cette tâche d'accompagnement. Alii tempora, alii mores, ce rôle est, dans une certaine mesure relayé par les éducateurs, mais leur place dans l'établissement étant prioritairement disciplinaire et administrative, leur travail s'accorde parfois avec peine aux problèmes affectifs qui rongent et perturbent certains jeunes. Reste le partenariat très utile avec le centre P.M.S. et certaines associations d'aide à la jeunesse sensibilisées au décrochage scolaire et au mal-être de certains jeunes.
Les enseignants ne peuvent certes plus se permettre d'être ces maîtres pleins de superbe, ces « puits de science » qui distilleraient leur savoir à des jeunes avides d'apprentissage et fiers d'atteindre à la maîtrise d'une technique. Pour la simple raison que la plupart de ceux qu'ils sont censés enseigner ne sont pas là pour apprendre les finesses d'une discipline. Soit parce qu'ils sont dégoûtés d'apprendre depuis l'école fondamentale, soit parce qu'ils n'ont pas de modèle parental qui les inspire, soit tout simplement parce qu'ils n'ont pas de volonté, noyés qu'ils sont dans une société où le mot « facile » est sans cesse mis en exergue par la publicité. J'ai personnellement choisi de faire carrière dans l'enseignement professionnel et je puis témoigner de l'enrichissement humain acquis au contact quotidien des élèves qui le fréquentent. Non vraiment, les écoles qui organisent ce type d'enseignement ne sont pas des poubelles où se retrouveraient les rebuts de la société. Le docteur Georges Cousot, fondateur de l'école dont Pierre Jacquet est le directeur, a eu l'intuition de fonder une école au service des familles populaires à une époque (la fin du 19e siècle), où celles-ci étaient dans un dénuement extrême. Aujourd'hui encore, dans la lignée du fondateur, de belles choses continuent de s'y réaliser, ne fut-ce que l'épanouissement d'un jeune après des années de galère et de relégation. Et cela grâce à la confiance et la patience de l'équipe enseignante. Grâce à l'accueil du jeune tel qu'il est. Grâce aux possibilités latentes de l'élève lui-même. A l'Institut Cousot, on constate chaque année l'arrivée d'élèves considérés comme faibles dans d'autres formes d'enseignement. Ils arrivent souvent démotivés et dégoûtés par les travaux et le cadre scolaire. C'est un fait que les filières de relégation existent toujours. Il est vrai que des parents, en faisant l'économie d'une écoute attentive des souhaits de leur enfant, continuent de dire « essaie toujours... si tu ne travailles pas bien, tu descendras en technique ou... en professionnelle ». Des préjugés circulent encore qui dévalorisent les métiers manuels. Cette déconsidération de l'école professionnelle n'est évidemment pas pour procurer d'emblée la fierté et la dignité à l'élève qui s'y inscrit. Beaucoup d'élèves subissent ainsi l'école. Certains y sont inscrits par leurs parents. D'autres ne se trouvent dans telle école que parce que les copains et copines la fréquentent. D'autres encore y aboutissent parce que c'est un peu leur dernière chance... Devant la panoplie des motivations, l'équipe enseignante trouve normal d'être au fait du parcours d'un élève afin de mieux l'accompagner, éventuellement de mieux le « recadrer ». Le tragique événement de la fin janvier la conforte dans cette revendication. Dans certains cas délicats de non respect du projet d'établissement, l'école est amenée à proposer un contrat qui responsabilise le jeune et l'amène à assumer ses comportements déviants. L'agression dont a été victime Pierre Jacquet amène à penser qu'il faut que l'équipe éducative soit au fait du danger potentiel que représente d'abord pour la classe où il « débarque », ensuite pour les enseignants eux-mêmes, un élève au parcours tumultueux.
La société n'est plus celle des « golden sixties ». L'école vit des réalités nouvelles et sert de caisse de résonance aux bégaiements d'une société en recherche de repères. Les enseignants ont plus que jamais besoin de la considération de tous. Leur tâche est en mutation. La génération qui monte est tout près d'eux, autour d'eux. Il faut les soutenir moralement et matériellement pour qu'ils restent ces experts en humanité, particulièrement auprès des jeunes les moins considérés.