L'assassinat de Lumumba
Retour sur le livre-événement de Ludo De Witte
Qui a tué Patrice Lumumba? Près de quarante ans après la mort du leader congolais, le sociologue Ludo De Witte entreprenait de revisiter les faits à la lumière d'une documentation minutieusement rassemblée et interrogée1. Ses conclusions étaient accablantes pour la Belgique, en particulier pour la monarchie, au point de susciter la mise sur pied d'une commission d'enquête parlementaire. Aujourd'hui, les experts chargés par cette commission de déterminer l'implication éventuelle des autorités politiques belges confirment les hypothèses du chercheur flamand. Pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu, TOUDI fait un retour sur ce livre- événement.
Un préalable indispensable: le rappel des sept premiers mois du Congo indépendant
La décolonisation du Congo belge et les mois particulièrement agités qui l'ont suivie jusqu'à la mort de Patrice Lumumba ont, par leur complexité, de quoi décourager le lecteur profane. Aussi n'est-il pas superflu de résumer à son attention les principaux événements qui ont émaillé cette période. Pour faciliter la compréhension, ceux-ci sont regroupés en trois temps forts.
Premier temps fort: la fin du régime colonial. Le 30 juin 1960, la Belgique accorde - dans la précipitation - l'indépendance à sa colonie. Ce qui était encore impensable cinq ans auparavant, quand Jef Van Bilsen, professeur à l'Institut universitaire des Territoires d'Outre-mer d'Anvers, rendait public un Plan de Trente Ans pour l'émancipation politique de l'Afrique belge2! Mais les tensions provoquées par les émeutes de 1959 à Léopoldville3 poussent les Belges à réunir une Table Ronde avec des représentants congolais4 (janvier 1960). Sous la pression de ceux-ci, les autorités belges acceptent finalement d'abandonner tous les pouvoirs sur la colonie aux Chambres et au gouvernement congolais. À Léopoldville, le climat n'en est pas redevenu plus serein pour autant. Lors de la cérémonie officielle de transmission de la souveraineté, le jeune Premier Ministre Patrice Lumumba5 répond au discours paternaliste du roi Baudouin par le récit détaillé des souffrances infligées à son peuple par le colonisateur. Se sentant offensé, le roi précipite son retour à Bruxelles.
Deuxième temps fort: le début de la question congolaise et le temps des sécessions. Dès le lendemain de l'indépendance, le général Émile Janssens, commandant en chef de la Force Publique6, s'oppose à l'africanisation des cadres de l'armée dans une scène restée célèbre. S'adressant aux hommes du Quartier Général, il leur indique que, pour lui, la seule vérité est celle qu'il a inscrite au tableau noir: «Avant l'indépendance = après l'indépendance.» S'ensuivent des journées de mutinerie à Léopoldville et à Thysville7. La Belgique intervient militairement au Katanga, à Matadi et en d'autres points stratégiques. Pour rétablir le calme, le gouvernement congolais annonce la réforme de l'armée (8 juillet 1960): Lundula devient commandant en chef, alors que Mobutu est nommé colonel et chef d'État-major. Trois jours plus tard, Moïse Tshombe, farouche opposant au gouvernement de Lumumba, proclame la sécession du Katanga8. Il bénéficie du soutien des troupes belges. Le 10 août, c'est Albert Kalonji, lui aussi opposé à Lumumba, qui proclame la création de l'État autonome du Kasaï. Entre-temps, à la demande de Patrice Lumumba, l'ONU a décidé de déployer des Casques bleus sur le territoire congolais. Le régime de Tshombe reçoit cependant la garantie que l'ONU ne touchera pas à la sécession.
Troisième temps fort: la mise à l'écart et l'assassinat de Lumumba. Le 5 septembre 1960, le président Kasavubu, soutenu en coulisses par Bruxelles, l'ONU et Washington, démet de leurs fonctions Lumumba ainsi que six autres ministres. Cette décision est rejetée par la Chambre et le Sénat congolais qui, réunis le 13 septembre, accordent les pleins pouvoirs au gouvernement de Lumumba. Le jour d'après, le colonel Mobutu proclame son premier coup d'État: il propose la mise en place d'un collège de commissaires appelés à prêter serment devant le président Kasavubu. Le 10 octobre, Lumumba est mis aux arrêts à domicile à Léopoldville, ce qui n'entame en rien sa grande popularité. Le 27 novembre, il s'enfuit de sa résidence pour tenter de rejoindre Stanleyville9 et les nationalistes d'Antoine Gizenga. En décembre, il est finalement arrêté et détenu, sur ordre de Mobutu, dans le camp militaire de Thysville. Les casques bleus ghanéens ne sont pas intervenus pour le protéger, conformément aux instructions qui leur avaient été données par la direction de l'ONU. Le 17 janvier de l'année suivante, l'ex-Premier Ministre congolais sera emmené au Katanga dans un avion piloté par des Belges. Les dirigeants katangais n'avaient jamais caché que si Lumumba venait à tomber entre leurs mains, il serait un homme mort. Et effectivement, quelques heures après avoir débarqué à Élisabethville10, il est assassiné.
La mort de Lumumba réduite officiellement à «une affaire de Congolais»
D'emblée, les événements qui composent cette tragédie seront agencés dans une version officielle que Ludo De Witte dénonce dans son livre comme «un mythe récalcitrant»11 . En effet, d'après cette «légende noire de Lumumba», celui-ci n'aurait été qu'un anticolonialiste déchaîné, sans vision politique claire mais proche de Moscou, dont l'extrémisme aura contribué à renforcer le chaos dont il sera finalement lui-même la victime. Sa mort serait l'aboutissement d'un règlement de comptes entre Congolais - entre «Bantous», au pire sous le patronage de la CIA12, sans que les Belges y aient pris une quelconque part active. Cette version s'étale dès le lendemain des événements dans une certaine presse bruxelloise13, et elle continuera à se renforcer au fil des ans grâce à une historiographie officielle14.
Ainsi, elle est une nouvelle fois reprise et étoffée dans la thèse de doctorat soutenue par Jacques Brassinne le 15 février 1991 à la faculté des sciences politiques et sociales de l'ULB. Le jury lui accorde «la plus grande distinction», soulignant «l'absolue rigueur» qui caractérise ce travail doctoral.
En réalité, un minimum de sens critique aurait permis de relever l'implication personnelle de cet universitaire dans le tissu d'événements qu'il prétend décrire avec objectivité. Car au moment du meurtre, le lauréat était «chargé de mission du gouvernement belge au Congo. Il était l'un des collaborateurs du Bureau-conseil du Katanga, c'est-à-dire du centre du pouvoir belge au Katanga, dont la Belgique avait planifié et maintenu la sécession»15. Détail plus révélateur: sa thèse de doctorat est dédiée au comte Harold d'Aspremont Lynden, ministre des Affaires africaines en 1961!
Manifestement, cette thèse répond à des objectifs non scientifiques mais idéologiques et politiques. Elle intervient comme un plaidoyer à décharge des assassins de Lumumba. Un scandale, pour De Witte, qui se donne pour buts de démonter l'argumentaire de Brassinne et de jeter un éclairage nouveau sur les faits.
Lumumba, sacrifié sur l'autel des intérêts économiques de la Belgique et de la Couronne
L'enquête de Ludo De Witte tient en une double thèse: l'assassinat de Patrice Lumumba a été monté politiquement depuis Bruxelles, tandis que son exécution à Élisabethville était entièrement contrôlée par les Belges. Si la CIA16 avait bel et bien tenté de l'éliminer à plusieurs reprises parce qu'elle voyait en lui un possible vecteur du communisme au Congo, les plans américains étaient interrompus dès le début du mois de décembre 1960. La Belgique avait entre-temps décidé de prendre les choses en main.
Pour quel mobile? L'anticommunisme, bien sûr, mais surtout les richesses de l'État du cuivre: le Katanga! Son sous-sol était géré par l'Union Minière du Haut-Katanga (UMHK), fondée en 1906 par le Comité spécial du Katanga (où Léopold II avait de gros Intérêts), la Tanganyika Concessions et la Société Générale de Belgique, dont elle deviendra le joyau. Dans les années 50, l'UMHK réalisait des bénéfices nets s'élevant entre 2.5 et 4.5 milliards de francs belges par an, grâce à l'exploitation du cobalt, du cuivre, de l'étain, de l'uranium et du zinc. Inutile de préciser qu'après l'indépendance du Congo, le contrôle de cet Eldorado et la sauvegarde des intérêts économiques qu'il représentait seront l'objectif prioritaire de la Belgique17.
Sur le terrain, les choses s'organisent rapidement. N'ayant pas réussi à inféoder comme elle le souhaitait le nouveau pouvoir de Léopoldville, Bruxelles se tourne en juillet 1960 vers le Katanga pour y créer un État stable, future tête de pont de la reconstruction du Congo et dont les dirigeants seront contrôlés par ses soins. Le comte Harold d'Aspremont Lynden y est envoyé pour organiser, avec le major Guy Weber et d'autres officiers belges, la sécession de la province. Celle-ci devient alors une construction centralisée et militarisée entièrement belge: derrière le paravent africain que constituaient le président Tshombe et son gouvernement, le Bureau-conseil - composé de «conseillers»belges - tirait en effet toutes les ficelles du jeu politique. La constitution katangaise était par ailleurs l'oeuvre du professeur Clémens, sur la base d'une note confidentielle d'un professeur de l'université de Gand. Les Belges assuraient également le maintien de l'ordre et la survie de la sécession: via les troupes belges d'occupation, puis grâce à la Gendarmerie katangaise, la police militaire d'Élisabethville, les services de police et les services de renseignement. À l'opposé de cette politique, le programme de Patrice Lumumba faisait figure d'épouvantail. La popularité de ce dernier ainsi que sa volonté explicite de réexaminer toutes les lois de l'époque coloniale, d'africaniser les cadres et de réclamer le transfert des avoirs congolais dans l'ex-métropole le désignaient comme l'homme à abattre18.
A Bruxelles, plusieurs acteurs travailleront à l'élaboration d'une stratégie en vue de son élimination. Au premier rang de ces acteurs, il faut bien sûr épingler le gouvernement catholique libéral de Gaston Eyskens. Un comité permanent avait été créé en son sein pour gérer la crise congolaise. Ce «Comité Congo» était composé du Premier Ministre Gaston Eyskens, du Ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny et du nouveau Ministre des Affaires africaines Harold d'Aspremont Lynden - rappelé à Bruxelles le 2 septembre 1960. Ce comité restreint, à majorité PSC, était «soustrait au maximum aux regards extérieurs». Sa volonté d'en finir physiquement avec Patrice Lumumba ne fait, pour Ludo De Witte, aucun doute. Car, alors qu'une opération nommée «Barracuda» a été planifiée en vue d'enlever le leader africain, Harold d'Aspremont Lynden télégraphie le 6 octobre 1960 à ses collaborateurs de Brazzaville et d'Élisabethville que «l'objectif principal à poursuivre dans l'intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique est évidemment l'élimination définitive de Lumumba». L'opération Barracuda sera annulée suite à l'arrestation de Lumumba par les troupes de Mobutu, mais les mots du ministre belge - «élimination définitive» - en disent long sur ses intentions homicides!
Autre personnage dont l'intervention s'est révélée prépondérante: le jeune roi Baudouin. Celui-ci avait pris comme une gifle l'allocution de Lumumba le 30 juin 1960. Toutefois, Ludo De Witte exclut que le simple ressentiment du roi ait suffi à motiver l'assassinat. Dans le chef du monarque, l'élimination du Congolais répond à un impératif plus important qu'un conflit de personnes. Le palais est en effet «au centre d'un réseau économico-financier»19, qui tisse des liens entre la dynastie et l'élite en Belgique autour de la défense du portefeuille colonial. «Il ne faut pas s'en étonner», écrit De Witte, «car l'histoire de la Belgique, la dynastie, la Société Générale et le Congo sont étroitement imbriqués»20. En d'autres termes: le palais, à l'instar d'une partie du monde politique belge, avait un intérêt matériel direct en jeu dans la crise congolaise. Il n'est donc pas surprenant que la préférence du roi soit allée à Moïse Tshombe plutôt qu'à Lumumba.
La tournure prise par les événements du Congo conduit Baudouin à adopter une attitude radicale. Vis-à-vis du gouvernement Eyskens, d'abord, qu'il juge trop faible et responsable de l'échec de la décolonisation. Le roi demande son remplacement par un cabinet d'affaires composé de personnalités plus enclines à une politique africaine «musclée» (Paul Van Zeeland, Ganshof van der Meersch ...). Gaston Eyskens refuse de démissionner mais accepte le remplacement du ministre des Affaires africaines De Schrijver par le comte Harold d'Aspremont Lynden, rappelé du Katanga et plus conforme aux attentes royales. Vis-à-vis de Lumumba, ensuite, qu'il condamne dans son discours du 21 juillet 1960 alors qu'il y fait l'éloge de Tshombe. Pour légitimer la sécession katangaise, Baudouin traite en effet la province minière comme n'importe quel Ètat reconnu. Il décerne même à son président - reçu en audience officielle - le grand cordon de l'ordre de la couronne. Cette attitude profite Évidemment au gouvernement Eyskens qui s'assure, grâce à ce patronage, le soutien de l'opinion publique. Quant à «l'élimination définitive» de l'ex-Premier ministre congolais, il ne fait pas de doute, pour Ludo De Witte, qu'elle était cautionnée par le palais. Car, comment comprendre autrement que comme un geste de gratitude les marques de reconnaissance qui seront accordées par Baudouin aux protagonistes belges de l'affaire? Ce ne sont ni plus ni moins que les portes de la noblesse qui leur seront ouvertes après l'assassinat! En effet, «le colonel Paul Perrad, ancien commandant de l'armée secrète, chef d'État-Major de l'armée katangaise et l'un des officiers, qui, le 17 janvier 1961, n'ont pas empêché le meurtre, devient chevalier de l'ordre de l'Étoile africaine. Gaston Eyskens est nommé vicomte, Pierre Wigny est fait baron, Guy Weber devient aide de camp de Léopold III et est toujours, actuellement, secrétaire de la princesse Lilian. Jacques Brassinne, ex-membre du Bureau-conseil au Katanga, est anobli chevalier en 1988»21, soit à l'époque où il travaille à la thèse de doctorat qui dédouane la Belgique de toute implication dans l'assassinat de Lumumba.
Une exécution organisée par les Belges
Le deuxième volet de la thèse de De Witte porte sur la complicité des Belges dans l'acte d'assassinat. Contrairement à ce qu'avance Jacques Brassinne, il semble que ce meurtre ne soit pas réductible à un règlement de compte entre Africains auquel les Belges auraient assisté impuissants.
Les témoignages qu'il a recueillis permettent à Ludo De Witte de proposer une autre lecture des faits. Fin 1960, les partisans nationalistes de Lumumba - incarcéré à Thysville et resté très populaire malgré ses déboires - lancent une offensive au départ de Stanleyville: ils s'emparent de près de la moitié du territoire congolais. Une révolte éclate dans le camp où Lumumba est détenu: son retour politique semble imminent. La panique s'installe dans les rangs occidentaux qui craignent un renversement du rapport de forces en leur défaveur. Les Américains n'ayant plus d'agent sur place capable d'en finir avec lui, ce sont les Belges qui prennent les choses en main. Mais pas à n'importe quelles conditions! En effet, la mise à mort du chef d'un gouvernement étranger par la Belgique serait jugée inacceptable par la communauté internationale. Il fallait donc agir sans pitié mais en conservant les mains propres.
Bruxelles savait qu'un transfert de l'ex-Premier ministre vers les provinces sécessionnistes lui serait fatal22. Fallait-il choisir Bakwanga, capitale du Kasaï, pour le livrer à Kalonji, ou Elisabethville, au Katanga, pour confier son sort à Tshombe? La dernière solution présentait de sérieux avantages: d'une part, elle soulageait le régime officiel de Léopoldville dont la Belgique allait avoir besoin - Kasavubu étant le président légalement élu du Congo - et, d'autre part, elle impliquait une collaboration prometteuse entre Élisabethville et Léopoldville dans la perspective de la restructuration du Congo. Au contraire, Bakwanga posait un «problème de sécurité», dans la mesure où son aéroport était contrôlé par des casques bleus ghanéens toujours susceptibles de défendre Patrice Lumumba. Le 16 janvier 1961, le ministre d'Aspremont Lynden envoie au consul général Créner et au Bureau-conseil un télégramme destiné à influencer le cours des événements. Le message est clair: «Minaf [ministre des Affaires africaines] Aspremont insiste personnellement auprès président Tshombe pour que Lumumba soit transféré au Katanga dans les délais les plus brefs. Fin citation. Prière me tenir au courant. Minaf.»23. Rapidement, les présidents du Katanga et du Congo se mettent d'accord pour que cette suggestion soit suivie d'effets.
Victor Nendaka, en charge de la Sûreté à Léopoldville, s'occupe des modalités pratiques du transfert. Il agit vraisemblablement avec l'aide des conseillers belges du régime de Mobutu André Lahaye et Louis Marlière. Deux autres prisonniers accompagnent le convoi: il s'agit de Maurice Mpolo et de Joseph Okito, deux anciens dirigeants du parti de Lumumba (MNC), jugés dangereux parce que susceptibles d'encourager la rébellion nationaliste. L'ex-Premier ministre et ses compagnons d'infortune sont transportés à bord d'un DC-4 vers Elisabethville. l'équipage de l'avion est, pour moitié, composé de Belges - dont le commandant de bord. Durant le vol, les prisonniers sont brutalisés par les hommes de Nendaka. A leur arrivée à l'aéroport, ils le seront encore par les hommes de la Gendarmerie katangaise, sous le regard des officiers belges et des conseillers de Tshombe. Le trio est ensuite conduit à la maison Brouwez où des Belges attendent. Le colonel Vandewalle, chef de la Gendarmerie, reconnaît que l'exécution de l'ex-Premier ministre «n'est alors plus qu'une question d'heures». Et de fait, les trois hommes seront passés par les armes dans un endroit marécageux, à 50 km d'Élisabethville (Lubumbashi). Le peloton était composé de policiers et de militaires Balunda et Bayeke. Quant aux Belges, ils ne devaient officiellement pas avoir de sang sur les mains: le commissaire Verscheure (conseiller du commissaire en chef de la police d'Élisabethville, Pius Sapwe) et le capitaine Gat (Police militaire du Katanga) se «contentèrent» de diriger la manœuvre et de placer les prisonniers devant leurs bourreaux!
Bruxelles se méfie de l'impact qu'aurait la révélation de son implication dans ce crime. Au plan diplomatique, celle-ci susciterait des protestations violentes qui risqueraient de fragiliser la position de la Belgique de même que celle de l'ONU. En effet, les casques bleus, pourtant appelés par Lumumba, ne sont pas intervenus non plus pour empêcher le cours des événements. La stratégie la plus sûre pour les Belges est donc d'étouffer l'affaire. Tous s'y mettent, tant à Léopoldville qu'à Élisabethville ou à Bruxelles. Dans ce contexte, De Witte souligne, témoignages à l'appui, le rôle particulièrement macabre joué par les frères Soete, alors membres de la police militaire du Katanga. Ceux-ci furent en effet chargés, deux jours après l'assassinat, de déterrer les cadavres, de les découper à la scie et d'en dissoudre les morceaux dans un bain d'acide sulfurique provenant de l'Union Minière. Gérard Soete ira jusqu'à reconnaître avoir gardé longtemps des dents du leader congolais en souvenir de cette nuit d'épouvante! Le «sale boulot» effectué par les frères Soete sera ultérieurement complété par un travail de manipulation de l'opinion: des discours lénifiants, comme celui de Jacques Brassinne, mettront sur le compte de la «haine tribale» la cause de la mort de Patrice Lumumba.
Le rapport préliminaire des experts de la commission d'enquête confirme la responsabilité de la Belgique
Les révélations explosives contenues dans le livre de Ludo De Witte sont à l'origine d'une commission d'enquête parlementaire24 chargée de préciser l'éventuelle implication de la Belgique. Aujourd'hui, les experts mandatés par cette commission ont déjà déposé leur rapport préliminaire. Ce rapport, accablant pour les Belges et la monarchie, confirme la thèse du sociologue flamand sur plusieurs points25:
- sur la stratégie belge de morcellement du Congo en provinces semi-autonomes en vue de sa reconstruction «made in Belgium»à partir du Katanga. C'est le ministre d'Aspremont Lynden qui est désigné comme la cheville ouvrière de l'opération de stabilisation de la sécession katangaise et de celle du Kasaï. Fait nouveau par rapport au développement de Ludo De Witte: les experts soulignent également le rôle anti-lumumbiste joué par le syndicat chrétien (ACV-CSC), propriétaire du journal Le Courrier d'Afrique;
- sur l'appui accordé dès le début par Bruxelles au colonel Mobutu et à son «collège de commissaires». La Belgique finança notamment la publication des textes de la destitution de Lumumba dans le «Moniteur» congolais. Un fonds secret de plus de 50 millions de francs belges existait d'ailleurs aux Affaires africaines, destiné à être utilisé dans des circonstances exceptionnelles. Plus grave: les experts confirment l'existence du plan d'élimination physique de l'ex-Premier ministre - le 14 janvier, le lieutenant-colonel Marlière recevra l'ordre du major Loos (conseiller militaire de d'Aspremont Lynden) d'activer le plan «Brazza» (nom de code du transfert de Lumumba au Katanga);
- sur les tentatives d'étouffement de l'affaire. Les experts ont mis à jour dans les papiers de Gaston Eyskens datés du 22 janvier 1961 des indices que le Premier ministre belge s'était entretenu de la mort de Lumumba avec le chef du groupe libéral. Or, après coup, Eyskens allait officiellement demander que le prisonnier soit bien traité!
- sur l'implication du roi Baudouin. Les experts constatent l'existence, entre le Palais et Élisabethville, d'un réseau d'information parallèle et non contrôlé par le gouvernement. C'est par ce circuit que le roi aurait appris en octobre 60 l'accord entre Tshombe et Mobutu sur l'élimination physique de Lumumba. Ce point est d'ailleurs confirmé par les journalistes Guy Polspoel et Pol Van den Driessche dans leur livre Koning en onderkoning. Ceux-ci font état d'une lettre du major Guy Weber (chef de cabinet de Tshombe) au roi Baudouin évoquant le projet d'assassinat du leader congolais. Ce document comporte une annotation du roi disant en substance: «on ne va pas laisser une oeuvre de 80 ans [ ndlr: l'oeuvre coloniale] être détruite par la politique haineuse d'un homme»26. En outre, rien ne prouve que cette information ait été portée par le monarque à la connaissance du gouvernement! Le roi était donc au courant des projets de suppression de Lumumba: les commentaires qu'il faisait à propos de ce dernier et le fait qu'il n'ait rien fait pour empêcher les Katangais de passer aux actes font penser que le cours des événements correspondait à son souhait.
Recherche historique, travail de mémoire et conclusions politiques
Le livre de Ludo De Witte est un événement au plan intellectuel parce qu'il constitue une rupture dans l'interprétation du passé (post) colonial de la Belgique. À ce titre, ce livre dérange et d'aucuns s'interrogent sur sa pertinence: n'est-ce pas du «masochisme intellectuel», ne risque-t-on pas de fixer définitivement les rancœurs des uns et des autres, voire de casser toute possibilité de réconciliation entre les Belges et les Congolais27? Une réflexion plus nuancée sur ses enjeux historiques, mémoriels et politiques démontre toutefois que ce travail de relecture peut, au contraire, se révéler salutaire.
C'est devenu un truisme, mais il convient de rappeler que la mémoire humaine ne se réfère pas au passé de façon strictement «objective». Ne pouvant retenir l'ensemble des faits d'une période, elle procède par sélection. C'est le cas tant au plan individuel qu'au plan social. De manière peut-être trop vague, certains historiens appellent «mémoire collective» ce que des groupes humains ont fait du passé qui les concerne. Ce concept recouvre ainsi tous les souvenirs vécus mais également les reconstructions mythiques propres à une communauté28. Les faits qui trament «l'assassinat de Lumumba» participent de cette dynamique. Pendant quarante ans, dans la mémoire collective des Belges, ces événements ont été recomposés dans la «légende noire» d'un agitateur nuisible, ingrat, manipulé par Moscou et finalement rattrapé par la haine tribale. Compte tenu du contexte de sa genèse, il n'est pas étonnant de voir mobilisés dans cette construction les stéréotypes coloniaux les plus grossiers: la sauvagerie des Africains, leur incapacité à se prendre en charge, ou encore leur cruauté. Bien sûr, de leur côté, les Congolais ont également réorganisé ce segment de leur histoire29. Au contraire de celle des Belges, leur version campe Lumumba en combattant de la liberté et défenseur de son peuple opprimé, sacrifié pour avoir voulu s'opposer au colonialisme. Alors que les Belges ont manifestement procédé par omissions en proposant une version édulcorée de la réalité, les Congolais ont créé un scénario plus martyrologique de la mort de Lumumba en amplifiant ses qualités de résistant et de victime.
Ces interprétations officielles du passé, qu'elles soient congolaises ou belges, répondent en réalité à des objectifs politiques présents. Cet usage de l'histoire dépend des intérêts propres à chaque collectivité. Ainsi, les Belges ont-ils passé sous silence tout ce qui ne servait pas à légitimer leur politique africaine. De même, les Congolais ont mobilisé la figure de Lumumba pour appuyer la contestation du régime de Mobutu. Ceci ne va pas sans poser des problèmes au plan des relations internationales. Car - des recherches récentes l'ont montré30 - la divergence entre les représentations que deux communautés se font d'un événement qui les a opposées - en l'occurrence, la colonisation dont la mort de Lumumba est un épisode ultime - rend difficile toute réconciliation entre ces deux communautés. En fait, seul un travail de mémoire parvient à résoudre un conflit d'interprétations et à dépasser «les logiques de l'oubli et de la revanche»31.
C'est ici qu'il convient de souligner le caractère salutaire de l'enquête de Ludo De Witte. En effet, en reconstituant la chronologie des événements de manière minutieuse et en tissant entre les faits d'autres liens de causalité, elle ouvre le passé à de nouvelles lectures.Sur cette base, Belges et Congolais peuvent un jour espérer établir un récit commun et susceptible de les rapprocher.
Cette démarche-là ne regarde toutefois plus l'histoire32. Par contre, elle comporte des enjeux politiques. Car pour être efficace, le travail de mémoire implique que chaque société qui l'entreprend réfléchisse de manière critique à son propre mode de fonctionnement. Au plan de l'expérience individuelle, il conviendrait par exemple que l'on s'interroge en Belgique sur les discours que les manuels scolaires ou les cérémonies commémoratives donneront à intérioriser aux générations futures. De même, au plan des relations intérieures et extérieures, certaines pratiques mériteraient, elles aussi, d'alimenter un débat. Concrètement, cela signifie qu'à propos des liens entre la monarchie et certains milieux politico-financiers, à propos du pouvoir d'initiative du roi mis en exergue par De Witte et par les experts de la commission parlementaire, à propos aussi de l'ingérence de la Belgique dans les affaires intérieures du Congo, on ose se demander: aujourd'hui, qu'est-ce qui a vraiment changé?
- 1. Le livre a d'abord été publie en néerlandais sous le titre: De moord op Lumumba, Louvain, Uitgeverij van Halewyck, 1999. Ludo De Witte a notamment pu consulter les archives des Nations Unies (New York) ainsi que celles du ministère des Affaires étrangères (Bruxelles).
- 2. La publication de ce document jettera un pavé dans la mare de la politique congolaise: d'une part, il suscitera la réprobation des Européens du Congo qui voyaient en son auteur un utopiste et, d'autre part, il contribuera à éveiller l'intérêt des milieux dits «évolués» congolais, tel le groupe Conscience africaine qui rédigera un manifeste réclamant l'indépendance de la colonie.
- 3. Aujourd'hui Kinshasa.
- 4. 43 délégués congolais participent à la conférence de la Table Ronde, représentant 14 partis politiques.
- 5. Patrice Lumumba (dont le parti était le MNC) et Joseph Kasavubu (ABAKO) étaient politiquement rivaux. Les élections destinées à constituer le premier gouvernement congolais n'ayant pas permis de dégager de majorité incontestable au plan national, une solution de compromis donnera la présidence à Kasavubu et le pouvoir politique (comme Premier Ministre et chef du gouvernement) à Lumumba.
- 6. Héritée du Congo de Léopold II, la Force publique compte 25.000 hommes au moment de l'indépendance. Elle est considérée comme un instrument essentiel du futur Congo mais reste dirigée par des Européens. Les Congolais ne peuvent espérer d'avancement au-delà du grade de sous-officier!
- 7. Mbanza-Ngungu, au sud de Kinshasa.
- 8. L'actuelle province du Shaba.
- 9. L'actuelle Kisangani.
- 10. Alors capitale du Katanga. La ville se nomme aujourd'hui Lubumbashi.
- 11. L. DE WITTE, L'assassinat de Lumumba, p.14.
- 12. Par exemple Manu RUYS dans Achter de maskerade. Over macht, schijnmacht en onmacht, Kapellen, Uitg. Pelckmans, 1996.
- 13. La Libre Belgique écrit dans son édition du 14/02/1961 que «ce qui survient démontre, hélas! qu'en Afrique et dans certains pays ayant connu une évolution comparable, l'accession à la démocratie demeure une affaire de meurtres».
- 14. À l'appui du constat de Ludo De Witte, on fera remarquer que cette version officielle est reprise en Belgique par les manuels d'histoire. À propos de la période allant de 1960 à 1965, la plupart dégagent totalement la responsabilité de Bruxelles dans la crise congolaise. Lire à ce sujet Benoît VERHAEGEN, La colonisation et la décolonisation dans les manuels d'histoire en Belgique, dans QUAGHEBEUR (M.) & VAN BALBERGHE (E.) (éd.), Papier blanc, encre noire. Cent ans de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre, Rwanda et Burundi), t.2, Bruxelles, Labor, 1992, pp. 333 ñ 379.
- 15. L. DE WITTE, op. cit., p. 20.
- 16. Sur ordre d'Eisenhower et par la main d'un certain Dr Gottlieb, chargé de s'infiltrer auprès de Lumumba afin de lui inoculer un virus.
- 17. La veille de l'indépendance, le 29 juin 1960, l'U.M.H.K., en même temps que d'autres sociétés congolaises, avait d'ailleurs été transformée en «société de droit belge», son siège social étant du même coup transféré d'Élisabethville à Bruxelles. Lire à ce propos M. CORNEVIN, Histoire de l'Afrique contemporaine. De la deuxième guerre mondiale à nos jours, troisième édition, Paris, Payot PBP, 1978, pp. 228-229.
- 18. Dans le courant du mois d'octobre 1960, les propos du prince Albert, actuel roi des Belges, illustrent parfaitement la «lumumbophobie» belge: «La crise du Congo incombe à un seul homme, Patrice Lumumba.» Cité par L. DE WITTE, op.cit., p. 123.
- 19. Le réseau s'organise comme suit: Gobert d'Aspremont Lynden, Grand Maréchal de la Cour, est commissaire de la Société Générale de Belgique et administrateur de la Compagnie Maritime Belge et de la Compagnie du Katanga. En outre, il représente la maison royale, avec le Grand Maréchal honoraire prince Amaury de Mérode, au sein du collège des douze commissaires, organe suprême de la Société Générale de Belgique. Le neveu de Gobert n'est autre que Harold d'Aspremont Lynden, ancien directeur de la Mission technique belge au Katanga (Mistebel) devenu ministre des Affaires africaines. Le comte Robert Capelle, ancien secrétaire de Léopold III, et Jean-Pierre Paulus, ancien chef de cabinet adjoint du roi Baudouin, cumulent des mandats d'administrateur de l'Union minière et de diverses autres sociétés coloniales. Lilar, le vice-Premier ministre de Gaston Eyskens, est quant à lui un ancien président du Titan anversois et des Ateliers de Léopoldville. Le président de la Chambre belge, le baron Kronacker, et les ministres Scheyven, Wigny et De Vleeschauwer sont administrateurs de toute une série d'entreprises coloniales. Dans L. DE WITTE, op.cit., pp. 90-91.
- 20. ID., Ibidem.
- 21. ID., Pour le roi et la patrie (in Le Vif / L'Express, 20/10/2000, p.34).
- 22. Munongo, ministre de Tshombe, avait déclaré au journal La Cité le 12 septembre 1960: «S'il [Lumumba] vient chez nous, nous ferons ce que les Belges n'ont pas su faire, nous le tuerons.» En outre, un document du régime katangais relatif au sort que subirait Lumumba s'il débarquait dans la province du cuivre a été commenté au début du mois de janvier 1961 dans la commission des Affaires étrangères de la Chambre, en présence des ministres Wigny et d'Aspremont Lynden. Voir L. DE WITTE, L'assassinat de Lumumba, p. 206.
- 23. ID., Ibidem, p.217.
- 24. Geert Versnick (VLD) a été désigné comme président, les vice-présidences revenant à Claude Eerdekens (PS) et Herman van Rompuy (CVP). Ferdy Willems (VU), Daniel Bacquelaine (PRL) et Marie-Thérèse Coenen (Ecolo) ont été désignés comme rapporteurs.
- 25. Colette Braeckman en fait une synthèse dans le journal Le Soir des 20 et 21 octobre 2001.
- 26. Le Soir, 23/10/2001, p. 8.
- 27. Éloquente et illustrative de ce point de vue, la tribune libre de Pascal de Roubaix dans Le courrier de la Bourse et de la Banque du 16 mai 2000.
- 28. P. NORA, Mémoire collective, dans J. LE GOFF, R. CHARLIER & J. REVEL (dir.), La nouvelle histoire, Paris, C.E.P.L., 1978, pp. 398-401.
- 29. Sur la Toile, on lira par exemple le dossier du site Afrique pluriel (sic!) signé Marcel Péju (http://www.afriquepluriel.ch/rdc-lumumba.htm) et la page de Congo 2000 (http://www.congo2000.com/rupture.html) qui lui sont consacrés.
- 30. V. ROSOUX, Mémoire et résolution des conflits: la nécessaire reconnaissance des victimes (in Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° 69, octobre-décembre 2000, pp. 15-41).
- 31. ID., Ibidem, p. 28.
- 32. Puisque il ne s'agit plus de se demander ce qui s'est passé mais ce qu'il faut faire avec le passé.