"L'Autre", film de Benoît Mariage, une réussite esthétique

Toudi mensuel n°62, janvier-février 2004
1 avril, 2010

Le hasard n'existe pas, dans un précédent article de TOUDI, j'ai évoqué comment j'avais revu à Tallinn « les convoyeurs attendent » en version originale sous-titrée en finnois, et voilà que le premier film de fiction de Benoît Mariage se retrouvait traduit dans la langue du cinéaste majeur qu'est Aki Kaurismäki, mais ce télescopage n'était pas si étrange que l'on pourrait le penser !

Un film « humaniste » mais à l'écart des « bons sentiments »

Autant l'écrire d'emblée, « L'autre », le deuxième long métrage de Benoît Mariage est une véritable réussite artistique et esthétique. Toute création cinématographique se situe à la frontière d'une représentation du réel « brut » et de la non-incarnation voire l'abstraction de ce dernier, les oeuvres majeures étant celles qui réussissent à respecter ces deux pôles.

« L'autre » est la rencontre entre Laurent (Kuenhen), jeune homme vivant dans une institution spécialisée, et le couple que forment au début du film Claire (Dominique Baeyens) et Pierre (Philippe Grand'Henry). Ce couple , que l'on a presque envie de qualifier de gentiment bo-bo, va avoir son premier enfant mais cet événement supposé heureux se révèle problématique, Claire attend en effet des jumeaux. Petit à petit, elle va lâcher prise face à cette responsabilité supplémentaire et inattendue, elle recourt à une réduction de grossesse qui ne laisse subsister qu'un des deux foetus. Cet acte médical reposant « uniquement » sur des motifs psychologiques va éloigner imperceptiblement Pierre de Claire (et inversement). Pierre parti, Claire va alors sortir de sa bulle en travaillant comme éducateur dans l'institution de Laurent.

Sur ce canevas peu banal qui aurait pu donner lieu au pire mélo, de préférence bien larmoyant comme l'adore un certain cinéma, et si l'y on ajoute la présence d'une personne « différente », l'écueil du voyeurisme pétri de « généreuse » pitié tendance sulpicienne aurait pu ou du survenir. Au contraire, Benoît Mariage ne surcharge ou ne surligne rien, il ne prend pas en otage les « bons » sentiments de ses spectateurs, il dénoue le fil de son histoire en accordant à tous une même attention et un même respect. Il déploie avec justesse certaines séquences qui valent plus que tous les longs dialogues, telles celles ou le père fait le deuil de cet enfant qui ne sera pas en roulant seul sur son vélo-tandem, celle où Claire participe à la mise en place d'une crèche de Noël dans l'institution de Laurent et qui donnera lieu à une bien curieuse « maternité » moderne auprès notamment d'un ange à l'aile cassée. Le terme d'humanisme est aujourd'hui malheureusement bien galvaudé, pourtant « l'autre » donne chair à celui-ci pendant quatre-vingt minutes. Aucun cynisme ou humour gras lorsqu'est filmé la formidable petite cérémonie de « départ à la retraite » de Laurent qui, en raison de sa vision déclinante, doit cesser de travailler et ce en dépit de son jeune âge. Pas d'angélisme non plus, le directeur du centre, incarné par Bouli Lanners, montre aussi que la fermeté est parfois nécessaire vis à vis de ses « pensionnaires ». Ce dernier ne cachera d'ailleurs pas à Claire que, si c'est pour apaiser sa culpabilité qu'elle demande à travailler auprès de Laurent et ses amis, il est préférable qu'elle renonce d'emblée. Il me semble d'ailleurs que ce j'appelle un certain imaginaire « chrétien » est nettement moins présent que dans les films des Dardenne ou dans « une part du ciel » de Bénédicte Liénard.

Une résonance universelle

Après un premier long métrage reposant sur la loquacité de Benoît Poelvoorde, « L'Autre » fait office de film mutique, la musique y est d'ailleurs quasiment absente. Ce qui séduisait dans « les convoyeurs », les points de fuite du récit tels les paysans posant dans leurs champs détruits par la grêle, le plan de l'accident de voiture du fils, l'envol des pigeons lors du départ d'une compétition colombophile, etc., sont ici développé et en quelque sorte magnifié.

En s'affranchissant cette fois d'un scénario trop linéaire ou balisé, « L'Autre » se dote d'un véritable espace où peut s'épanouir le rendu de la nature, des paysages et des éléments, pensons aux cheveux dans le vent de Claire qui viennent effleurer le visage de Laurent.

Le passage à la couleur est remarquable, on sent immédiatement qu'une grande attention y a été portée, ce traitement des couleurs rappelle les derniers films de Kaurismaki comme « Au loin s'en vont les nuages » et « L'homme sans passé ». Nous pourrions multiplier les exemples, mais ce qui importe c'est que Benoît Mariage développe ici un style unique et personnel que laissait déjà prévoir le caractère parfois inabouti des « Convoyeurs». Si dans son premier film, on pouvait encore sans trop difficulté y rencontrer les ombres de Storck et Ivens ainsi que celle de Paul Meyer, ici on sent un véritable affranchissement. Certains passages rappellent bien le Pasolini des « oiseaux petits et grands » mais c'est surtout auprès du cinéaste finlandais déjà cité précédemment que « l'autre » se situe. Nous avons déjà évoqué dans plusieurs numéros de TOUDI, ce qui singularisait le cinéma de Wallonie et ce qui lui donnait son style propre de représentation qu'un espace public, une société civile, se donnait d'elle-même pour elle-même et pour l'autre [1]. Cet ancrage ne repose pas sur un quelconque discours « national », mais il permet l'universalité et, espérons-le, il suscitera une réelle empathie de la part des spectateurs extérieurs au réel représenté dont ils se sentiront à la fois différents et proches. Tous une série d'éléments, tels le choix des acteurs et lieux, enracinent «L'Autre » en Wallonie et, partant, lui permettent d'acquérir une véritable résonance universelle. La preuve, on y retrouve l'extraordinaire acteur flamand Jan Decleir dans un rôle clé du film...


[1]Voir notamment Toudi N° 49-50, « Une Wallonie en avance sur son image », P 13 et s.