L'Autriche et l'Europe conjuguées au passé composé
Je prétends pouvoir parler sans précaution ni détour
pour affirmer ce que j'ai vérifié, ce sur quoi
on ne me fera pas revenir avec des doutes, c'est le disque
de quelqu'un qui sait et qui n'en tire aucune fierté
parce que la vérité distribue la honte, honte d'être égoïste,
minable, sans projet, si ce n'est celui de continuer
à cultiver la seule chose qui ait porté ses fruits: l'idéalisme.
Programme : Demain 1er morceau du CD
Mon cerveau dans ma bouche, Lithium records,
janvier 2000.
Ainsi donc l'Union européenne, cet Eden vanté par plusieurs génération d'hommes politiques belges,doit affronter l'arrivée de la droite extrême au sein du gouvernement d'un de ses Etats-membres. Ce n'est pas réellement une première. De 1994 à 1996, le Gouvernement italien compta en son sein des Ministres issus de l'Alliance nationale (AN), soit le parti « post-néo-fasciste ». L'UE se rendit compte progressivement que ce parti avait, en grande partie, abandonné les vieux oripeaux du MSI pour se muer en parti conservateur respectable (à tout le moins en apparence...), ce qui n'empêcha pas une certaine effervescence, au sein de l'Union.
Un projet national inachevé
De la triste aventure autrichienne, il me semble qu'une constation importante doit être mise en avant. L'arrivée au pouvoir de la clique Haider me semble être le reflet de l'inachèvement du projet national, de la République en Autriche. Ce qui frappe est la relative passivité des 73% de la population autrichienne qui, lors des élections générales d'octobre 1999, n'ont pas voté pour le FPÖ d'Haider. Prenons le cas de la République Française, lorsque le monde politique semblait trop mou dans sa lutte contre le FN, il y eut toujours des citoyens pour s'opposer, y compris parfois physiquement, au progrès du «lepénisme». Lorsqu'en mars 1998, quelques dirigeants de l'UDF ont voulu s'allier avec le FN pour diriger certaines Régions, leur stigmatisation et mise en quarantaine, y compris au sein des électeurs des partis de droite, fut assez rapide. Un même sort attend le RPF de Pasqua et de Villiers si, un jour, il tente un rapprochement avec les morceaux du FN éparpillés entre Le Pen et Mégret.
Quoique à un degré moindre, des réactions similaires ont eu lieu en Italie, une partie du monde progressiste flamand a aussi réagi face à la montée du VB, etc. L'arrivée au pouvoir d'Haider, c'est la dernière séquelle de l'échec de la révolution de 1848, l'Autriche étant demeurée en grande partie une nation par défaut à la culture démocratique récente (1945) et mal enracinée dans la population. J'entends par là que cet État a toujours énormément de difficultés à intégrer dans ses valeurs collectives et individuelles les principes de la nation moderne, c'est à dire ceux issus des Révolutions américaines et françaises. Jusqu'en 1918, tout projet national était impossible, le recours à la culture, à la langue comme chez les voisins allemands, était impossible en raison de la multiplicité des populations vivant sur le territoire de l'Empire-Royaume. Le recours aux idéaux nationaux et démocratiques modernes, c'est-à-dire à la souveraineté nationale, était tout aussi impossible, malgré l'existence d'un Reichrat élu au suffrage universel, mais où les partis représentés se divisaient selon des clivages politiques et nationaux, l'essentiel du pouvoir continuant à ressortir de l'Empereur. L'identité nationale ne pouvait donc s'incarner ni dans une identité collective de destin, ni dans un imaginaire faisant sens, ni dans les institutions parlementaires comme au Royaume-Uni, mais bien, par défaut, dans la personne des Habsbourgs. Dans l'ouvrage des Éditions «Autrement»: Vienne et Budapest 1867-1918 : Deux âges d'or, deux visions, un Empire 1, Jacques Le Rider considère que de 1848 à 1918 : «l'Autriche était en train de d'inventer la formule d'un " État des nationalités" (...).»
Le modèle hongrois et le modèle autrichien en Autriche-Hongrie
Pour faire accepter (dans la partie autrichienne de l'empire) le compromis de 1867, l'Empereur avait dû entériner quelques-uns des principes de 1848: les droits culturels et linguistiques des nationalités en particulier. Sous une forme originale, non territoriale, mais culturelle, les institutions autrichiennes élaboraient un système de fédération des autonomies nationales, au sein duquel même les peuples sans territoire, comme les Juifs, pouvaient trouver leur place à part entière. Les «compromis» conclus en Moravie en 1905, puis en Bukovine en 1909, (en Ruthènie en 1914) réglaient une cohabitation harmonieuse entre Allemands, Slaves des diverses nationalités et Juifs.
En fin de compte, chaque citoyen pouvait se réclamer d'une nationalité tchèque, polonaise, allemande, ukrainienne, etc., tout en habitant la même cité ou le même territoire que ses voisins. C'est précisément ce cloisonnement culturel des nationalités qui permettait d'éviter le morcellement territorial et la «"purification ethnique" des territoires multiculturels et polyethniques» 2. Par contre, dans la partie hongroise de l'empire «c'est le principe national classique qui prévalait: une langue, un territoire, un peuple. Cette recherche de l'unité - ce refus de la pluralité - avait en Hongrie, il est vrai, une approche très généreuse de l'idée d'assimilation pour contrepartie. Sans aucun doute les Juifs hongrois comptaient parmi les Juifs assimilés les mieux acceptés par leur (peuple d'accueil) de toute l'Europe centrale. » 3
Budapest intégra aussi, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, entre 50 et 100.000 Slovaques, ceux-ci se «magyarisèrent» assez rapidement. Le projet national «jacobin» voulu par les élites hongroises fut donc nettement moins intolérant que généralement estimé par les historiens (cf. le slogan «L'Autriche-Hongrie prison des peuples»). Jacques Le Rider rappelle que, en dehors du cloisonnement culturel entre les nationalités, «le système autrichien de l'autonomie nationale entendue au sens culturel n'avait pas apporté de solution au problème juif, ni d'antidote à l'antisémitisme.» 4 Zoltan Szasz conclut, dans ce même ouvrage, son article, pourtant assez favorable à l'État austro-hongrois, en écrivant que ce dernier ne réussit pas «l'harmonisation des oppositions nationales, sociales et culturelles au sein d'une grande communauté. Il ne créa pas un empire au dessus des nationalités. Il n'était pas un modèle, pas plus que le précurseur d'un nouvel ordre. Mais on ne peut lui nier son caractère de chantier expérimental.» 5
La République de 1918, l'Anschluss, la démocratie de 45
Lorsque sur les ruines de l'Empire, naquit la République d'Autriche, celle-ci demanda dès le 12 novembre 1918, sous la houlette du social-démocrate Karl Renner, son rattachement à la nouvelle République Allemande, demande que les puissances victorieuses refusèrent et qu'ils consacrèrent par le traité de Saint-Germain de juillet 1919. Jusqu'à l'annexion par l'Allemagne Hitlérienne en mars 1938, on peut considérer que l'Autriche connut une vie démocratique et nationale plus proche des combats de rue et de la guerre civile que de celle d'un État moderne. Les sociaux-démocrates tenant Vienne (1/3 de la population autrichienne) et les chrétiens-sociaux qui tenaient les campagnes luttèrent pour le contrôle du pouvoir jusqu'au début des années 30. Dans les années 20, l'Autriche dirigée par Monseigneur Seipel, chef des chrétiens-sociaux, fut confrontée à l'inflation galopante et se plaça sous la tutelle de la SDN. En juillet 1927, comme l'évoqua notamment si bien Elias Canetti dans Le Marteau dans l'oreille, Vienne connut une insurrection ouvrière violente où fut notamment brûlé le palais de justice. Celle-ci fut réprimée dans le sang par l'armée et la milice conservatrice du «Heimwehr». Ce glissement vers un régime réactionnaire s'accentua sous le Chancelier Dolfuss qui suspendit le parlement fédéral en mars 1933 et créa un parti unique à vocation totalitaire le «Vaterländische Front». Vienne la rouge fut définitivement écrasée en février 1934 lorsque l'armée ouvrit le feu et canonna les cités ouvrières, la place était libre pour un régime cléricalo-fasciste qui finit par être débordé sur son extrême-droite par les nazis autrichiens de Seyss-Inquart , ces derniers ouvrant la porte à l'annexion allemande de mars 1938.
La première tentative de République Autrichienne démocratique fut donc quasiment mort-née. Lorsqu'en 1945, le pays fut occupé par les quatre puissances alliées, Karl Renner refit son apparition et mit en place le partage du pouvoir entre sociaux-démocrates (SPÖ) et chrétiens-sociaux (ÖVP), ce partage se déroulant paisiblement jusqu'en 1971. L'Autriche retrouva sa souveraineté en 1955, mais celle-ci était incomplète ou amputée par l'obligation de neutralité. Seul le Chancelier Bruno Kreisky, disposant d'une majorité absolue de 1971 à 1983, fit un usage assez novateur et actif de cette neutralité, mais il faut reconnaître que la réussite économique ou la prospérité générale de la population, conjuguée avec une occultation plus ou moins poussée du passé récent de l'Autriche, tint lieu de seul projet pour les deux partis dominants de la vie politique autrichienne. L'incompréhension des Autrichiens vis-à-vis des réactions de l'opinion mondiale face à l'élection à la présidence de Kurt Waldheim est une bonne manifestation de l'isolationnisme prospère et confortable qui servait de consensus dominant à la société autrichienne. Si l'on peut reconnaître la réussite, depuis 1945, du modèle social autrichien, l'Autriche comptant à peine plus de 4% de chômeurs, le modèle politique fut quant à lui caractérisé par un immobilisme quasi total. Kreisky parti, l'ère des Grandes coalitions SPÖ-ÖVP revint à l'ordre du jour, aucun de ces deux partis ne réussissant à remporter un avantage décisif sur l'autre. Face à cela, il est aisé de comprendre la facilité avec laquelle Haider put se présenter comme la seule alternative possible.
L'extrême-droite a besoin de systèmes bloqués...
Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'en général l'extrême-droite prospère toujours face à des régimes démocratiques bloqués, figés, ne sachant plus répondre à certaines situations sociales et économiques. Lorsque Hitler accéda au pouvoir, ce ne fut pas, contrairement à une idée reçue, dans un contexte démocratique «normal». La République de Weimar était paralysée, le gouvernement fédéral gouvernait par décrets présidentiels depuis la fin des années 20, les institutions parlementaires étant délibremment court-circuitées. Il faut ajouter à cela la prolifération des milices populaires de toutes obédiences qui s'affrontaient physiquement dans les rues. Une même constation peut être faite pour l'Italie du début des années 20 avant la marche sur Rome des chemises noires. Outre l'Autriche, où l'extrême droite ou la droite populiste, hier comme aujourd'hui, est-elle puissante ou en hausse? En Suisse, avec l'UDC qui s'oppose à 4 partis se partageant le pouvoir au conseil fédéral depuis 1959, en Italie, où la démocratie-chrétienne occupa le pouvoir sans interruption depuis 1945 à 1993, en Flandre où l'État CVP n'est pas un vain mot, (6 ans d'opposition depuis 1884 !), au Pays-Bas où la démocratie-chrétienne a été au pouvoir de 1918 à 1993 et où, depuis, le centre-droit et le centre-gauche se partagent le pouvoir.
Tous ces exemples pour montrer que c'est très souvent face à une paralysie du débat politique et idéologique que l'extrême-droite (et l'extrême-gauche) peut prospérer. Ainsi, la conversion au marché des socialistes français précède de peu l'émergence du FN. Nous pensons que la recherche du bien-être général de la population ou l'européanisme béat ne peuvent être un substitut à ce débat, à cet affrontement. Je n'hésite pas à écrire qu'un certain sectarisme idéologique est la condition même du bon fonctionnement voire de la survie des institutions démocratiques...
... et d'un projet national mal abouti
A ceux qui verront dans l'idée nationale moderne, la source de l'extrême-droite, je rappelle que c'est aussi dans les Etats où ce projet national est le plus abouti (France, Royaume-Uni, Allemagne ?) que furent trouvés les moyens d'assurer la défaite, par la «Communauté des citoyens» de l'extrême-droite et la perpétuation des institutions démocratiques: la Nation comme poison et antidote... Même si cette confrontation prend parfois un tour théâtral, il est intéressant de constater, qu'en dehors du bref succès du parti d'Oswald Mosley (British Union of Fascists) au milieu des années 30, le Royaume-Uni n'a jamais connu d'extrême-droite puissante et au seuil du pouvoir, notamment parce que Westminster reste, malgré tout, un véritable lieu d'affrontement entre majorité et opposition; un même constat peut être fait pour la République d'Irlande.
C'est pourquoi il est souhaitable que les coalitions arc-en-ciel actuellement en place ne durent pas plus d'une législature et aillent bien au-delà de la simple gestion de la situation économique présente (Quelle réforme fondamentale a-t-elle eu lieu depuis juillet 1999 ? Cherchez bien...). Lorsque le consensus politique règne de la droite à la gauche en passant par les Écolos, comment le citoyen ne se sentirait-il pas mis hors-jeu et parfois prêt à soutenir le moindre pôle de radicalité? La possibilité de recourir, à l'avenir, au référendum ou à la consultation populaire telle que proposée par le Gouvernement Verhofstad ne peut pallier cette frustration citoyenne grandissante, le recours à ces instruments n'ayant très souvent donné lieu qu'à un simple relevé du consensus voire même du conservatisme dominant, et un moyen commode pour le monde politique de se défausser...
Ceci nous apparaît bien plus essentiel que l'antifascisme facile, naturel et mondain que les succès d'Haider provoquent au sein des États de l'UE. Il est en effet beaucoup plus facile et commode de s'offusquer de l'attitude des Autrichiens que de proposer une alternative à la Pensée unique, au «tout à l'économique» contemporain, ainsi que de transformer les «Joyeuses-Entrées» de Malthide et Philippe en expérience moderne de bourrage de crânes... C'est peut-être la seule chose positive qui pourrait sortir de l'affaire Haider, que la politique retrouve enfin son sens du tragique et donc de l'utopique. «No pasaran» cela s'est aussi concrétisé les armes à la main..
- 1. (0) D.Hornig & E.Kiss (s.d.), Vienne et Budapest 1867-1918 : Deux âges d'or, deux visions, un Empire, Coll. Mémoires, Éd. Autrement, Paris 1996.
- 2. J. Le Rider, L'aigle à deux têtes in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 57 et suivantes.
- 3. J. Le Rider, L'aigle à deux têtes in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 57 et suivantes.
- 4. J. Le Rider, L'aigle à deux têtes in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 57 et suivantes...
- 5. Z.Szasz, L'empire des contraires in D.Hornig & E.Kiss (s.d.), op cit, p. 48.