Le 18-juin et nous
PAUL THIBAUD fut cité au congrès d'Amsterdam du réseau de revues (RER) en décembre 1995, où fut présentée une réhabilitation de la nation par un ami hollandais. Il a écrit un long dialogue avec JM Ferry Discussions sur l'Europe (Calman-Lévy, Paris, 1992), a dirigé Esprit et y est maintenant responsable de la rubrique Europe Nous lui demandons ce qu'il entend par "nation politique".
Paul Thibaud - La nation politique, c'est une nation moins héritée que faite. Certes, il y a dans tous les pays une référence ethnique plus ou moins lointaine, une ou des peuplades "de référence", à quoi se sont jointes ensuite des pièces rapportées, mais dans une "nation politique" l'important est devenu non pas la composition de la nation mais la dynamique qui la regroupe, la force d'agglomération, l'unité par l'action et l'histoire partagées. Les BD d'Astérix, oeuvre de dessinateurs d'origine juive polonaise, montrent bien comment une origine ethnique peut devenir très secondaire, sujet de plaisanterie et, en même temps, pour cette raison, partageable même par ceux qui ne relèvent pas ethniquement de la "gauloiserie", mais qui participent d'une histoire qui a fait de la Guerre des Gaules son premier récit. Si Gosciny et Uderzo ont pu endosser ce qui, pour eux, est une origine fictive, c'est parce que cette origine est également fictive aux yeux de ceux des Français qui ont une certaine chance d'être plus ou moins descendants de Gaulois. D'une certaine manière, si les Sénégalais étaient devenus français, leurs "ancêtres" les Gaulois auraient été "vraiment" les mythiques Gaulois. Ce caractère non naturel de la nation française est bien expliqué par Michelet quand il dit que la France est "un travail de soi sur soi".
La nation devient politique quand le rôle joué ensemble, la participation commune à l'histoire, devient l'essentiel. Ici, on rencontre un second élément constitutif de la nation politique: non seulement, elle est artificielle, mais elle est active, active dans l'histoire du monde. C'est la différence avec certaines nations "défensives" qui pensent plutôt que l'histoire n'étant pas de leur côté, elles ne peuvent avoir d'autre programme que de survivre. Pour elles, seule compte l'identité sans égard au rôle. Il me semble que cette manière de ne se rapporter qu'à soi-même est une faiblesse. Un individu peut légitimement n'avoir d'autre programme que de subsister, mais une collectivité qui demande des sacrifices à ceux qui en font partie doit pouvoir justifier ces exigences pour une cause, un projet. De ce point de vue, l'appel du 18 juin est un geste extraordinairement éclairant et discriminant. La France de Pétain est d'emblée (dès la demande d'armistice) une nation qui ne songe plus qu'à elle-même. Ceci à un moment où liberté de l'Europe, peut-être du monde, est en jeu. De Gaulle entreprend aussitôt (avant qu'il soit le moins du monde question d'une collaboration), de disqualifier cette attitude. Il récuse dans un style violemment polémique, un style bernanosien, l'idée vichissoise de la France. Ces gens-là, dit-il très vite, "aiment" la défaite, se nourrissent d'elle et veulent l'inculquer à la France, en faire en quelque sorte l'être de la France. Mais si l'essence de la France c'est le renoncement, alors elle n'a plus lieu d'être. Une nation politique ne saurait exister pour son seul confort.
République - Croyez-vous vraiment que cet aspect éthique l'emporte, le 18 juin? Ne croyez-vous pas plutôt que s'exprime un simple réflexe de survie?
Paul Thibaud - Oui mais, déjà cela, ce réflexe de survie a un contenu éthique. Le premier commandement de l'éthique, c'est d'exister. Je pense qu'on peut interpréter de cette manière l'antimoralisme de Nietzsche comme cela et non pas comme une volonté cynique de subversion des valeurs. Il y a un devoir de vivre vraiment, comme acteur historique, enraciné pour de Gaulle dans Bergson. Dans ce cas, il s'agit de vivre politiquement et non biologiquement. Un passage des Mémoires de Guerre montre de quoi il s'agit: le narrateur, prenant, en mai 40, le commandement d'une brigade blindée à Montcornet est témoin de la déroute militaire et civile. Devant le désarroi du peuple, il a cette exclamation: "Ah! c'est trop bête!". Et il se jure de continuer ou de reprendre la lutte où que ce soit dans le monde. La pitié pour la masse affolée l'incite à vouloir lui rendre une dignité, un statut civique. On peut comparer cette forme de compassion avec les réflexions d'un autre officier engagé dans une action toute proche, dans le temps et dans l'espace, de la précédente, Saint-Exupéry en mission aérienne au-dessus d'Arras dans Pilote de guerre. Ecrivant à New-York en 41-42, Saint-Exupéry, qui lui aussi aspire à se battre à nouveau, explique, approuve en définitive l'armistice puisqu'il correspond aux besoins des réfugiés qu'il a vu fuir: ne faut-il pas avant tout que les femmes aient de quoi abriter et nourrir leurs enfants? Au contraire de de Gaulle, Saint-Exupéry met en avant, au point de récuser tout autre critère de jugement, les simples besoins humains et non les significations civiques.
On a souvent dit qu'en 1940, de Gaulle a montré un sens étonnant des enjeux mondiaux. Il faut ajouter qu'il a marqué une non moins étonnante intelligence de l'histoire de France, de la nature politique, donc active de cette nation. Au moment du choix, l'analyse lapidaire de la situation a comme rencontré une "idée de la France" qui inspire l'appel. Il y a donc une double intelligence, intelligence de soi et intelligence du monde. A ce croisement s'opère comme une refondation de la France comme nation politique. C'est à cause de cela qu'il y a une persistance du gaullisme et non parce qu'un style de pouvoir a impressionné les présidents ultérieurs.
>Il me semble que si la France a toujours à faire ainsi avec certaines dates, c'est parce qu'elle est liée à des événements bien plus qu'à une origine. Parmi ces dates fondatrices, il y bien sûr 1789. Contemporain de 1789, l'Anglais Burke reprochera presque aussitôt aux Français d'avoir voulu refonder leur existence politique (s'appuyant pour cela sur des principes universels) au lieu de se contenter, comme les Anglais auparavant, de corriger le régime dont ils héritaient. Sans être hostile aux idées nouvelles, Burke se veut continuiste.
République - Les Etats-Unis ont aussi fondé leur existence sur des principes universels.
Paul Thibaud - Les Etats-Unis étaient un peuple nouveau, alors que les Français voulaient se rénover. Les premiers n'avaient quasiment pas de passé, les seconds récusaient le leur à la suite de Sieyès disant: "La France n'a pas de constitution", elle doit rebâtir à partir de rien. La France est un pays qui, alors, peut-on dire, "refait sa vie" au sens où on le dit d'un individu. L'Ancien Régime est faux, ne compte pas. L'idée d'une identité française volontairement instituée est au coeur de 1789. Pourtant, ce couronnement de la nation politique qui alors prend conscience d'elle-même ne se produit pas n'importe où. Cet acte est le fait d'une nation où le politique s'est, plus tôt qu'ailleurs, affirmé face au religieux, où l'institution royale avait une importance morale et spirituelle plus grande. Ce qu'on a fini par appeler "laïcité" (alors que d'autres pays parlent de tolérance ou de religion civile), c'est le résultat d'un centrement des valeurs collectives autour du politique. D'une certaine manière, ce pouvoir, cet Etat investi d'une tâche morale, au point qu'on peut prendre appui sur lui pour reconstruire ou fonder la nation, il s'enracine dans le passé "très chrétien" de la royauté capétienne. La laïcisation des valeurs collectives en France commence sans doute (étonnant paradoxe) avec la canonisation de St Louis, qui ne devient pas St Louis parce qu'il aurait apporté à la chrétienté une nouvelle conquête, pas pour une action proprement religieuse, mais pour avoir exercé son métier de roi d'une manière où l'on reconnaissait des valeurs évangéliques. Prodrome de la sécularisation: une autorité politique est alors reconnue porteuse de valeurs évangéliques. A partir de là, le politique ne signifie plus seulement passion du pouvoir, éventuellement rachetable quand le pouvoir est au service de la foi, il prend en charge la paix, la justice, la concorde. Dans d'autres pays au contraire, la sécularisation des valeurs collectives se déroule après la réforme dans le cadre de la vie sociale, et même de la vie religieuse, qui devient de plus en plus un humanisme religieux. La religion civile, aux Etats-Unis en particulier, est un mixte "traditionnel" entre le religieux et le politique. Bien que l'expression "religion civile" vienne de Rousseau (d'ailleurs calviniste), elle n'a pas eu d'écho en France où le rapport entre religion et politique prend plutôt la forme d'une coupure.
République - Dans la Déclaration américaine, on ne parle que de Dieu (et du Dieu de la Nature en évitant soigneusement le mot " Christ")...
Paul Thibaud - En France aussi, la première Déclaration des Droits de l'Homme est faite "en présence de l'Etre suprême". En présence ... Une caution muette, semble-t-il.
République - Les événements de décembre sont-ils une refondation politique de la Nation? Vous avez signé le manifeste d'Esprit...
Paul Thibaud - 1995 est un craquement. Ce n'est pas une annonce, encore moins une alternative. Les partis politiques d'opposition ont été d'ailleurs silencieux, incapables de trouver là le moindre programme de remplacement, tout juste capables de tirer argument de l'éloignement du peuple vis-à-vis du pouvoir. Plus qu'un mouvement social, ce fut un grand retrait, le peuple sur l'Aventin. Si j'ai signé le texte proposé par Esprit, c'est que, pour moi, la réforme de l'assurance-maladie était bonne. Après ces événements, on est partagé entre un messianisme de fond et un optimisme méthodique (pour ne pas désespérer). Le RDS, la contribution demandée à tous les revenus et non aux seuls salaires au-dessous du plafond, le contrôle des dépenses par le Parlement, cela me paraît progressiste. Si ce projet n'aboutit pas, aucun ne pourra passer. La situation montre donc non seulement l'incompétence des gouvernants, mais une "méforme" du politique que la remontée de Chirac dans les sondages ne corrige pas. On se demande si le réflexe de l'opinion telle qu'elle s'est révélée en décembre n'est pas une sorte de désespoir: puisque vous n'y pouvez rien (au chômage), laissez nous au moins tranquilles. D'un autre côté, on peut escompter que la secousse a débloqué quelque chose (voir les changements esquissés dans la politique militaire) et montré aux gouvernants l'insuffisance des augmentations construites autour de la "contrainte extérieure" et des équilibres comptables. Il y a un sentiment que si l'on ne répond pas à la mondialisation par une nouvelle forme de cohésion sociale, il se produira des catastrophes.
Les Français ont toujours vu leur Etat comme une carapace. Ils ont une logique de crustacés, l'Etat devrait protéger la chair du social. Il faudrait, maintenant que la carapace est démantelée, un Etat qui soutienne et dynamise de l'intérieur, qui soit plus squelette que carapace. Les Français ont un moment cru qu'une nouvelle carapace pouvait être fournie par un Etat européen. Mais une Europe protectionniste, n'est pas possible puisque les Allemands sont contre. Ils réagissent à la mondialisation non par un Etat protecteur mais par une mobilité, une souplesse favorisées par la qualité des relations sociales.
République - Que pensez-vous de la position de Jean-Marc Ferry sur l'identité postnationale?
Paul Thibaud - Si la nation se sépare de l'Etat, la compétence politique étant largement attribuée à l'Europe, on peut craindre que l' "artificialisation" des nations, leur redéfinition à distance de l'ethnico-culturel ne recule et que les nations ne redeviennent des ethnies. Il y a déjà de nombreux signes de cette tendance. C'est la souveraineté qui a permis aux nations de ne plus demander aux citoyens qu'une adhésion politique et non une conformation complète (ethnique, religieuse). Si l'on découple la nation de l'Etat, la nation risque de signifier plutôt communauté d'origine que de projet et de décision.
Ce avec quoi je suis d'accord dans ce que dit JM Ferry, c'est qu'il y a des valeurs qui sont supérieures à la nation: la morale universelle des droits de l'homme. Mais il ne suffit pas de la proclamer cette morale, il faut aussi que des gens s'impliquent dans sa mise en oeuvre, considèrent non seulement que ce sont d'excellents principes, mais que ce sont des principes qui les concernent. Tocqueville opposait la morale (qui est démocratique et universelle) à l'honneur (qui est aristocratique et particulariste). La morale, c'est mon idée de l'humanité, l'honneur, c'est l'idée que j'ai de moi-même, ce que je dois faire. La démocratie molle où nous nous installons peut devenir celle de gens sans honneur, de kantiens qui n'ont pas de mains, selon la formule de Péguy; de gens qui n'accordent aucune valeur à leur particularité, incapables des engagements singuliers de ceux qui sont attachés à leur famille, à leur patrie.... On a besoin de morale universelle, mais il faut des communautés d'appartenance, des nations d'abord, pour donner des "mains" à l'universel. On a besoin de l'universel comme morale en même temps que d'êtres particuliers pour agir. L'universel seul, c'est la prédication humanitaire. Voyez la Yougoslavie. Auparavant, dans notre siècle, des horreurs ont été commises au nom des doctrines horribles ou perverses, en Yougoslavie, c'est parallèlement aux paroles les plus morales que les pires actions ont été commises.
République - Que penseriez-vous d'une Europe confédérale?
Paul Thibaud - Toute la question est de savoir comment on peut parvenir à l'Europe confédérale ou fédérale. On peut imaginer une nation européenne mais la condition serait qu'il y ait une vie politique européenne. Or je pense que, dans la situation actuelle, une vie politique européenne directe, impliquant directement les individus européens, est impossible. La politique est liée à la langue car elle est échange d'arguments et partage d'affects. D'Aristote à Stuart Mill, on a toujours dit qu'une démocratie dans la pluralité des langues était "next to impossible", pas impossible, mais pratiquement impossible. Les exemples contemporains me semblent confirmer ces jugements. Néanmoins, une vie politique pourrait se bâtir non pas directement à travers le Parlement européen, mais de manière indirecte. On devrait pouvoir confronter et rapprocher les citoyennetés nationales en organisant des délibérations européennes. On pourrait imaginer - ce n'est qu'un exemple - que les Parlements de l'Europe (chaque parlement) soient chargés d'étudier les relations avec le Maghreb et des liens que nous devrions à terme entretenir avec lui. Les parlements répondraient à une question "européenne", chercheraient réponse à des préoccupations communes, donc, on y argumenterait seulement en fonction des classements politiques nationaux, mais dans le souci de se faire comprendre au-delà, de convaincre les autres Européens. Ainsi, on ferait l'Europe des visions politiques et des perspectives communes. Actuellement, en Europe, au fond, on se comprend mal. Le "service public" ne signifie évidemment pas la même chose en France et en Angleterre. Sans une confrontation bien plus large que celle des experts, détachée aussi de l'obligation de conclure des compromis, on risque de décider d'une manière arbitraire, donc de provoquer des blocages et des frustrations, comme c'est le cas actuellement; à propos notamment des services publics où, par exemple, les Français ne sont guère en état psychologique de critiquer les défauts de leur système, celui pourtant qui a permis à l'EDF de mener un programme nucléaire surdimensionné. En tout cas, le travail de confrontation des cultures politiques n'a pas vraiment commencé dans une Europe livrée aux diplomates et aux experts. Le Parlement européen n'ayant qu'une légitimité faible, il nous faut d'autres instruments de communication et de réflexion coordonnée sur des sujets à long terme.
Il faudrait également, si l'on veut que les peuples s'approprient cet objet politique insaisissable qu'est l'Union européenne, qu'un bilan public et discuté soit fait de ces trente années de cohabitation, règlementation, négociation, ouverture réciproque, harmonisation... Qu'est-ce que cela nous aura coûté. Quels bénéfices en avons-nous tirés? Aurions-nous pu faire mieux? Apparemment, l'idée d'un geste aussi élémentairement démocratique ne vient pas à l'idée des promoteurs de cette vaste bâtisse. Si l'on veut que l'Europe soit un véritable espace politique, un espace délibératif, il faut chercher tous les moyens d'articuler les espace politiques nationaux avec le niveau européen. Par exemple, sur de nombreux points, l'Europe doit et devra décider à la majorité dans les conseils, le droit de veto subsistant sans doute comme garantie ultime. Je proposerais que les vetos ne soient valables que confirmés (éventuellement avec une majorité qualifiée) par le Parlement national concerné. Du coup, les questions européennes deviendraient des questions de délibération intérieure; il y aurait européanisation des vies politiques nationales.
République - En Belgique pas de débat. C'est un pays à la citoyenneté déclassée. En outre, comme en Hollande, on a accueilli l'Europe comme assurance contre l'Allemagne (1).
Paul Thibaud - L'Europe actuelle ne me paraît pas nous protéger de la domination allemande. Elle est passée d'une prépondérance française à une prépondérance allemande. Illusionnés par leur modèle de l'Etat-carapace, les Français se sont mis en état d'infériorité en cherchant à se faire protéger par l'Europe. L'idée était que le capitalisme allemand était "rhénan", c'est-à-dire dirigiste. Mais le capitalisme est inéluctablement une tendance à étendre le marché. Si, des années 30 aux années 70, cette tendance a été souvent contrecarrée, c'est parce qu'elle avait en face une structure politique forte et légitime, l'Etat-nation. On ne peut imaginer que l'Europe, structure plus vaste et plus floue joue un rôle semblable. C'est pourquoi les Français n'ont pas obtenu de l'Europe la politique industrielle ni l'imposition du capital qu'ils espéraient, que certains continuent de réclamer, s'adressant à une Europe impossible. Il ne faut pas demander à l'Europe ce qu'elle ne peut pas fournir.
La demande politique des Français (les ambitions extérieures, le guidage de la collectivité) cela, l'Europe n'y est pas propice, d'où l'actuelle déception. Cette erreur sur l'Europe a été aggravée d'une erreur sur l'Allemagne: la tradition allemande n'est pas celle du dirigisme, mais celle de l'adaptabilité collective, grâce à un système de négociation sociale, de formation, de promotion capable d'impliquer des producteurs et d'anticiper les changements. C'est pourquoi, il n'y avait pas d'intérêt des Allemands pour les idées françaises. Certains pensent que cela peut changer dans la mesure où, désormais, l'Allemagne souffre, elle aussi, d'une mondialisation dont le rythme excède ses capacités d'adaptation. Peut-être, mais la marge d'un progrès dans ce sens paraît étroite. On ne peut guère espérer qu'un adoucissement du dogmatisme libéral sur certains points (services publics, quotas linguistiques), non des politiques européennes. En attendant, nous sommes dans une Europe à prépondérance allemande, non seulement pour des raisons démographiques, économiques, géographiques... mais parce que l'Allemagne est adaptée à l'Europe telle qu'elle est, l'Europe ouverte qu'elle a largement inspirée, qui réduit le rôle des Etats. Au contraire de la France, l'Allemagne n'est pas "stato-centrée"; pour cette raison, dans l'Europe actuelle, elle ne perd aucun atout important à la différence de la France. Il y a une manière d'impérialisme inconscient qui fait son profit d'une Europe dépolitisée tout en s'affirmant sincèrement européen. La forme allemande de l'impérialisme, c'est en ce moment de s'identifier à l'Europe, de concevoir celle-ci à sa manière, comme un conglomérat où les Etats-nations se dissoudraient (importance du thème de la régionalisation): une Europe à intensité politique faible où la centralité naturelle de l'Allemagne se déploierait. Les Allemands sont actuellement dans une situation bismarckienne de suprématie continentale, leur problème, c'est d'éviter que l'histoire ne se répète, que l'hubris germanique ne suscite des peurs et des envies qu'un Etat non intégré au système allemand (la France en marge du système bismarckien) pourrait coaliser.
Ces objectifs sont parfaitement légitimes et pacifiques, mais ils ne sont pas du tout égalitaires, ils rappellent beaucoup le Saint-Empire. Le problème c'est qu'après s'être piégée elle-même en méditant une Europe dirigiste, la France ne paraît guère prête à promouvoir le projet d'Europe politique qui correspondrait à ses atouts propres et qui introduirait en Europe plus de "mutualité", de diversité d'initiatives.
République - Dans une Europe fondée sur la seule confrontation des opinions, il y aurait impuissance...
Paul Thibaud - Il ne s'agit pas de priver l'Europe de tout système de décision. Ils s'agit d'appuyer celui-ci sur ce qui manque le plus actuellement: une vie politique, une délibération européenne. L'urgence pour le moment, ce n'est pas de se donner un Empereur, mais des vues communes. Il s'agit de s'adapter à l'après-guerre froide, à la diversité de problèmes et des crises pouvant surgir. Devant une menace connue et répertoriée, l'unité pratique, celle de l'OTAN était nécessaire et suffisante; il s'agissait d'agir ensemble dans des conditions prévisibles malgré, par exemple, des pronostics différents sur l'évolution du communisme. Maintenant la situation est devenue diverse et mobile, ce qu'il faut rapprocher, ce ne sont pas les "postures" tactiques, ce sont les vues d'avenir afin de réagir de manière sinon unanime, du moins compatible aux événements. Ce ne sont pas des accords sur la forme, mais des accords sur le fond qu'il nous faut, une pensée commune. Prenons encore le Maghreb. La France peut s'y impliquer plus (ou moins) que d'autres nations, seule ou pas, ce qui importe, c'est que la sens de cette action soit admis, qu'elle participe d'un consensus délibéré entre Européens.
Le texte de cette conversation a été établi par Paul Thibaud et la rédaction de République
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