Le choc de l'hiver 1960-1961 (Jacques Yerna et Jean Neuville)

Article qui aurait dû paraître dans le TOUDI annuel n° 4 (19900) (abondances de matières)

Politique Mouvement wallon Histoire Wallonie-Belgique Grèves de 60-61

Le choc de l'hiver 1960-1961 (Jacques Yerna et Jean Neuville)

Le choc de l'hiver 1960-1961 (Jacques Yerna et Jean Neuville)

Voici, dans la collection Pol-His, Le choc de l'hiver '60-'61 de Jean ­NEUVILLE et Jacques YERNA (Bruxelles, 1990).

Ce texte aurait dû paraître dans le n° 4 de Toudi annuel mais l'abondance des matières (le volume aurait pu faire jusqu'à 600 pages), a rendu la prution impossible.

L'ouvrage a plusieurs mérites. D'abord celui d'exister. Cet événement de 1960,­ si fondateur de la Wallonie, donc de notre actualité la plus brûlante, n'avait­ pas fait jusqu'ici l'objet d'une synthèse facilement accessible, déployant­ toute la chronologie de la grève, ses tenants et ses aboutissants. Dans la ­mesure où l'on a beaucoup essayé d'interpréter cette grève, ce n'est pas ­négligeable. Il nous semble par exemple que, en ce qui concerne le fameux­ « dopage wallon » de la grève, dopage qu'un Bernard Francq nie, les auteurs sont ­nuancés, montrant cependant qu'il y a quand même un tournant, même si ce ­tournant « était prévisible (et même peut-être - mais ils sont moins affirmatifs­ à cet égard -) prévu». Un autre mérite de cette collaboration entre un­ syndicaliste chrétien et un syndicaliste socialiste, c'est qu'il nous est donné ­de vivre aussi la grève de l'intérieur de la CSC par quelqu'un comme Jean­ Neuville aussi critique que Yerna vis-à-vis des appareils. Pour Jean Neuville,­la question linguistique a été fort déterminante dans l'attitude de la CSC et­ il y présente les Wallons de cette organisation syndicale comme quasiment écrasés par la puissante aile flamande. Pour Jean Neuville aussi, ­l'intervention du Cardinal n'a eu aucun effet et même a mécontenté nombre de­ syndicalistes: rien n'était plus inopportun pour la CSC que d'apparaître comme ­commandée par le Cardinal. Les vrais motifs de la position de la CSC, au-delà ­des questions de concurrence (...) c'est la proximité idéologique des ­dirigeants flamands de la CSC avec les catholiques sociaux du gouvernement et­ la perspective de la suppression du recensement linguistique dont nous avons ­parlé plus haut. C'est, en second lieu, l'allure « révolutionnaire », à certains ­moments « émeutière », prise par la grève » (p. 93). Du côté FGTB est signalée ­l'entrevue entre Auguste Cool (président de la CSC) et André Renard, le 27 décembre 1960, à un moment où, peut-être déjà, la grève commençait à marquer le­ pas. Cette entrevue aurait renforcé le gouvernement dans sa détermination, car­ il l'interpréta comme un début d'essoufflement de la grève. En fait, l'incident­ fut exploité par quelqu'un comme Dore Smets, accusé continuellement de l'échec­ de la grève de '60 et qui aurait alors usé de l'argument de rétorsion suivant:­ c'est de la faute de Renard (encore en 1965 - pages 88-90). Le livre montre aussi que le gouvernement de centre-gauche qui suivrait la fin de la grève et les élections consécutives à celle-ci était déjà en préparation au cours de la­ grève elle-même, d'une certaine manière dans les efforts de conciliation entre­ éléments démocrates-chrétiens du PSC et socialistes.

Défense de la violence

Les auteurs font l'apologie ou du moins, excusent largement les violences ­perpétrées pendant la grève. Et, par exemple, le sac de la gare des Guillemins ­(ce qui a été une attitude constante de Jacques Yerna) le 6 janvier 1961: « Que ­s'est-il passé, au fond, à la gare des Guillemins? Les grévistes ont assisté à ­un meeting (...) tenu par André Renard (...). On leur a parlé de l'abandon de­ l'outil. Ils sont décidés mais, en même temps désespérés. Ils savent en effet­ que si la menace est mise à exécution ils perdent tout mais ils y sont résignés­(...). Des incidents violents se produisent avec la police (...) les ­manifestants (...) sentent que d'autres violences vont se produire. La troupe,­ qui occupe la gare, symbolise aux yeux des manifestants, le système contre lequel ils se battent désespérément depuis près de trois semaines. La gare ­devient ainsi le point de rencontre de deux volontés: celle des autorités de­ remettre l'économie en marche, celle des grévistes de s'y opposer à n'importe­ quel prix (...). La violence (était) la réponse ultime que pouvaient donner­ ceux que les autorités, fermées à tout dialogue, ne voulaient pas entendre­ (...) » (pp. 109-112). C'est à ce moment aussi que J. Neuville et J. Yerna­ s'inspirant de l'article de S. Deruette paru dans TOUDI '89, écrivent: « Au­ cours de son histoire, la classe ouvrière belge a, non seulement fait preuve d'une très grande combativité et d'une réelle potentialité révolutionnaire mais­ aussi d'une capacité étonnante de se discipliner, même si ces caractères­ s'opposent systématiquement au caractère particulièrement réformiste de ­l 'organisation, tant politique que syndicale qui l'encadre. » (p. 190).

Il y a beaucoup d'autres éléments factuels mis en évidence par ce livre. Notamment le fait que la stratégie de la marche sur Bruxelles n'ait pas été au­centre des préoccupations de Renard qui lui préférait l'abandon de l'outil et ­l'action wallonne.

La Wallonie après la grève

Les pages peut-être les plus intéressantes de J. Neuville et J. Yerna ­concernent ce qui suit la grève. En fait, celle-ci est-elle un échec ou non? Il­ m'a semblé que les auteurs considèrent qu'elle a été un échec au vu de ses­ objectifs - retrait de la Loi unique. Mais les auteurs notent aussi: « En plusieurs endroits, les travailleurs s'assemblent en dehors des entreprises ­avant d'y entrer, drapeau rouge en tête et au chant de l'Internationale. Nous­ avons rencontré certains d'entre eux qui ont gardé un souvenir poignant de ­l' émotion qui les étreignait à ce moment. Ils n'ont pas crâné. Ils étaient ­conscients, même si on leur tenait un autre discours, qu'ils étaient battus. Au moins qu'ils l'étaient sur les objectifs de la grève. Ils étaient cependant­ fiers de l'action qu'ils avaient menée, action digne de la classe ouvrière à ­laquelle ils se sentaient appartenir plus que jamais. Ils chantaient, non pas ­parce que le mot d'ordre en avait circulé, mais parce que cela coïncidait avec­ un besoin profond en eux-mêmes... » (p. 122).

Les suites de la grève c'est aussi un gouvernement plus à gauche qui esquissera ­de timides réformes de structures peu réformistes et pas fédéralistes pour un­ sou, la seule revendication (flamande) de l'autonomie culturelle étant prise au­ sérieux. Plus grave encore: les lois sur le maintien de l'ordre. Tout cela va­ mener certains militants du MPW, fondé au lendemain de la grève, à quitter le ­PSB et à fonder des partis fédéralistes très vite abandonnés par leur composante d'extrême-gauche et puis redevenant « centristes ». Sous cette pression fédéraliste, les socialistes wallons accentueront progressivement leur ­fédéralisme. D'une certaine façon - mais les auteurs ne le disent pas - le­ dernier soubresaut vraiment visible de '60 c'est le tournant à gauche du ­Rassemblement Wallon en décembre 1976 sous l'impulsion de Paul-Henry Gendebien. Ce tournant qui fut un échec politique évident doit s'interpréter différemment­ en termes de société et en termes historiques. Il a finalement radicalisé le ­fédéralisme des uns et des autres, permis le ralliement des militants wallons­ au PS, renforçant ce parti qui reste un parti de gauche. Les auteurs écrivent,­en conclusion, qu'avec la grève de 1960, le mouvement wallon, d'abord­ « intellectuel », « met davantage l'accent sur les aspects économiques et sociaux ­de la revendication » ce qui permet que « se renforce le sentiment, qu'en­ Wallonie, le fédéralisme trouve son ancrage essentiel dans les milieux de ­gauche, à la périphérie du mouvement ouvrier. » (p. 177).

Pour Jacques Yerna et Jean Neuville, la crise subie par les idéologies de­ gauche renvoie encore à 1960-1961 dans la mesure où ce mouvement se termine par­ un appel d'André Renard aux progressistes pour réfléchir et agir « en marge des ­appareils politiques et syndicaux traditionnels » (p. 180). Pour les auteurs,­ « Le fédéralisme se réalise (...) aujourd'hui, en Wallonie, en-dehors de tout ­projet global. Il multiplie, sans doute, les zones de pouvoir pour le plus grand­ profit des deux grandes familles, socialiste et chrétienne, qui se disputent la ­confiance, sinon la clientèle, des travailleurs et semblent se montrer plus­ soucieuses de se répartir, entre elles, le pouvoir plutôt que de définir un ­projet global de société. » Toute la démarche de TOUDI s'inscrit dans ­cette perspective à la fois positive et négative. Si le renardisme tel qu'il se ­définissait politiquement et économiquement en 1961 est mort, son esprit de ­révolte, de lutte au-delà des appareils, son sens d'une certaine générosité, la­ volonté non nationaliste de construire la Wallonie, tout cela n'est pas mort et­ nous nous définissons, comme jeune revue et revue animée par des jeunes, par ­l'esprit qui animait André Renard. La grève de 1960 n'est que « suspendue ».