Le confédéralisme, spectre institutionnel

Par Philippe Destatte. Compte-rendu et analyse
26 avril, 2021

Tiens bon Wallonie

Philippe Destatte vient de publier un nouvel ouvrage dédié au confédéralisme en tant que spectre institutionnel. L’ouvrage analyse dans sa première partie le « confédéralisme » depuis la révolution brabançonne de 1790 jusqu’à nos jours et se termine par une proposition de réorganisation confédérale de la Belgique basée sur 4 entités. La seconde partie reprend une série d’interventions ou de contributions de l’auteur depuis une quinzaine d’années complémentaires à cette même thématique. Destatte, dès la première page de son introduction, se place dans une perspective utilitariste et fortement positiviste, ce qui lui importe politiquement « c’est de savoir si et comment des relations de qualité peuvent naitre, se maintenir, se développer, subsister avec mes contemporains sur l’espace où nous vivons. Et que nul ne nous empêche de quitter. » 1 Il écrit même quelques pages plus loin ne pas avoir d’affection particulière pour la Belgique et ne pas en avoir davantage pour le confédéralisme.2 Ce positionnement qui nous fait penser au courant du patriotisme juridique, nous y reviendrons, n’empêche nullement une vraie radicalité des propositions institutionnelles développées au fil des pages.

L’impossible définition du confédéralisme belge ?

Pourquoi la notion même de « confédéralisme » est-elle toujours si polémique en 2021 ? Pour un certain nombre d’acteurs politiques et d’observateurs plus ou moins engagés, essentiellement bruxellois (ou qui y sont basés) mais aussi quelques Wallons, ce mot est synonyme de « séparatisme », accompagné ou non de la fondation d’une confédération entre les États qui naîtraient de cette scission éventuelle de la Belgique. Comme cela rebute toujours une partie de la population, la plupart des partis politiques flamands préfèreraient donc user d’un terme plus rassurant qui dissimule ainsi leur intention réelle. Pour beaucoup d’autres, y compris en Wallonie, il s’agit d’un fédéralisme approfondi, quasi poussé à l’extrême. Cette évolution vers le confédéralisme ne serait nullement contradictoire avec le maintien d’un seul État sur le plan international, même si les matières encore gérées en commun seraient (très) réduites.

Cette confusion sémantique a, selon Destatte, une double source, d’abord une absence de mémoire et un déficit de connaissances historiques ensuite l’ignorance, voire l’occultation, plus ou moins volontaire des ferments confédéraux présents au cœur des diverses réformes de l’Etat menées depuis 1970. Abordons le premier aspect. Destatte montre, avec une grande finesse d’analyse, que ce furent essentiellement des auteurs et acteurs politiques wallons qui employèrent ce mot au moins jusqu’au milieu des années 1980, sans toutefois lui donner un contenu fixe et déterminé. Citons quelques exemples parmi ceux rassemblés par l’auteur. Le Liégeois
Albert Mockel dans Le Mercure de France d’avril-juin 1897 écrivait : « Il y aurait, un remède : la séparation administrative complète de la Flandre et de la Wallonie, avec un Parlement pour chacune d’elles, et l’union des deux petits Etats sous une chambre fédérale dont ils éliraient chacun la moitié. Il y aurait alors en Flandre un gouvernement ultra-conservateur et catholique, en Wallonie il serait libéral et socialiste, et l’on ne verrait plus comme à présent des heurts d’intérêts constants du nord-ouest agricole et des régions de l’est et du midi qui sont industrielles. »

Durant la seconde occupation allemande (début 1944), la fédération liégeoise du futur PSB va développer, notamment sur l’impulsion du juriste Fernand Dehousse, un projet de réorganisation de la Belgique en une confédération d’Etats (Bruxelles, Flandre, Wallonie) avec un droit de sécession reconnu à ceux-ci. Lors de la grève de l’hiver 1960-61, le comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB indiquait dans un de ses textes : « Que veulent les Wallons, qui sont minoritaires dans cet Etat unitaire et dominateur ? Ils veulent un régime d’association entre les régions, association progressiste et fraternelle, dans le cadre d’une Confédération. » Mentionnons enfin l’important article des professeurs Deschamps (Namur), Quévit (UCL) et Tollet (ULB) publié en 1984 dans la revue du Conseil économique et social wallon intitulé « Vers une réforme de type confédéral de l’Etat belge dans le cadre du maintien de l’unité monétaire ». Cet article aura une grande influence sur le contenu des réformes institutionnelles votées en 1988-89 et 1992-93. A partir de cette date, le mot « fédéralisme » qui servit longtemps de repoussoir à tous ses adversaires politiques et médiatiques, se voit substituer celui de « confédéralisme ».

L’auteur assigne une très lourde responsabilité dans ce glissement sémantique au PRL (puis au PRL-FDF), les libéraux frustrés de ne pas être associé à ces réformes, bien aidés par le FDF vont donner par leurs discours une consistance à ce spectre. Nous ajouterons personnellement que l'on peut même se poser la question si ce positionnement institutionnel n'a pas facilité l'association en 1992 de ces deux partis qu'une droitisation progressive, notamment par le débauchage de l’aile essentiellement conservatrice et « unitariste » du PSC avec le MCC et l’effacement progressif des racines « anticléricales » du libéralisme belge aboutirent à la création du MR en 2002. L'obstination francophone du FDF l'aménera à quitter en 2011 sur le point de voter une sixième réforme de l'état renforçant le fait régional même si cela n'empêcha nullement les risibles et pathétiques postures belgicaines du président actuel du MR. De manière presque parallèle, ce sont alors les partis politiques flamands (sauf le Belang, Groen et le PVDA) qui vont, au fil des années, s’approprier cette notion sans non plus lui donner un contenu déterminé, à la notable exception de la NVA en 2013. Venons-en aux ferments confédéraux de la structure institutionnelle de l’Etat belge, sujet que notre revue a très souvent abordé, nous mentionnerons par exemple la toujours pertinente conversation entre Jean-Maurice Dehousse et Charles-Etienne Lagasse publiée en 2004. 3


Dans ce fédéralisme de « désintégration» où les entités fédérées exercent des compétences reprises progressivement au pouvoir central; Destatte met en avant trois éléments : l’ équipollence des normes (les normes fédérales ne sont pas supérieures aux normes régionales et communautaires), une répartition des compétences essentiellement fondée sur une attribution exclusive à un niveau de pouvoir déterminé sur un territoire déterminé et enfin le prolongement des compétences internes sur le plan international, y compris le droit de signer des traités. Dans un dossier du CRISP
4 de 2012 que Destatte ne cite pas, Étienne Arcq, Vincent de Coorebyter et Cédric Istasse ajoutent à ces éléments d’abord un lien personnel distendu et faible entre les citoyens et le niveau de pouvoir fédéral. Au niveau parlementaire, une logique de « collèges électoraux unilingues » prévaut pour l’élection de la Chambre et, hormis le PVDA/PTB, il n’existe plus de partis nationaux. Un même constat peut être fait pour les médias. Le lien politique est essentiellement tissé à l’intérieur d’une communauté/Région. Les ministres fédéraux sont politiquement des représentants de leur communauté/Région et uniquement responsables devant celle-ci. Ces auteurs mentionnent ensuite l’existence de divers mécanismes s’apparentant à un droit de véto comme la parité linguistique au sein du conseil des ministres, lasonnette d’alarme, les lois spéciales votées à une majorité spéciale, la règle du consensus au sein du gouvernement fédéral, le rôle du Comité de concertation, les accords de coopération, etc.

A l’issue de cet examen minutieux, Destatte considère en s’appuyant sur Fernand Dehousse que tant le fédéralisme que le confédéralisme ne sont pas des notions juridiques établies mais toujours le produit de l’histoire5. Il pose néanmoins, ce que nous qualifierons de définition a minima du confédéralisme belge, celle-ci pouvant différer des définitions essentiellement juridiques classiques : Il s’agit d’une forme de fédéralisme très développée qui transforme les mécanismes de solidarité interrégionaux, transfère aux entités fédérés un certain nombre de compétences et/ou qui met en œuvre l’article 35 de la Constitution en vue de limiter le champ d’action de l’Autorité (con)fédérale à une liste limitative de compétences expressément attribuées. Plutôt que se lancer dans des discussions sans fin sur la qualification des institutions imaginées (sont-elles fédérales ou confédérales ?), la question essentielle est celle de l’utilisation de ces institutions en tant qu’outils destinés à améliorer le bien-être des citoyens et à renforcer l’harmonie du système dans sa totalité.6 Pour Destatte, le confédéralisme belge ainsi compris n’est donc pas un problème mais bien une solution et si nous avons la sagesse de ne pas nous perdre dans les mots un avenir commun peut être construit au sein d’un Etat belge. L’institutionnel ne peut jamais être une finalité mais bien un moyen pour pacifier les relations et amener davantage de bien-être à chacun.7C’est donc sur ces bases que va être développé un système confédéral original.

Plaidoyer pour un (con)fédéralisme belge polycentrique

Reprenant un projet esquissé en 2006-07 avec Jacques Brassinne, Destatte considérant que les différences fondamentales qui séparent la Wallonie et la Flandre ne datent pas d’hier, mais bien d’avant-hier,propose l’ouverture de discussions institutionnelles reposant sur la mise en place d’une structure confédérale avec 4 entités fédérées (Flandre, Wallonie, Bruxelles, OstBelgien). Celles-ci disposeront de l’autonomie constitutive et pourront adopter leur propre Constitution. Un des objectifs visés est de trouver un modèle institutionnel qui permette à la Belgique de fonctionner autrement qu’à coup de gouvernements fédéraux en affaires courantes, en pouvoirs spéciaux ou archi minoritaires. La valorisation de la diversité de la Belgique constitue un atout pour chacune de ses entités. Il faut donc organiser cette diversité autour des quatre régions linguistiques dont les frontières n’ont pas bougé depuis qu’elles ont été fixées en 1962-63. Cette proposition a pour conséquence le renoncement définitif à une entité « communauté française », c’est-à-dire commune à Bruxelles et à la Wallonie.


La Wallonie doit donc gérer l’enseignement et les affaires culturelles, l’auteur insiste d’ailleurs fortement sur la régionalisation de la RTBF seule à même de permettre l’émergence d’un espace médiatique (nous dirions public) centré sur la Wallonie. Aucune « dérégionalisation » ne doit avoir lieu, les matières transférées aux régions en 2014 doivent y rester, les soins de santé et le morceau de sécurité sociale (les allocations familiales) régionalisés ne font ainsi plus partie des compétences confédérales contrairement au projet de 2006-07. Parmi les autres conséquences, citons le fait que Bruxelles devra assumer pleinement son statut bilingue (voire trilingue) en gérant son enseignement et sa culture et que la Flandre devra implanter sa capitale et ses institutions sur le territoire de la région de langue néerlandaise, donc en dehors des l’actuelle Région de Bruxelles-Capitale. Enfin, l’auteur est « plus que circonspect » par rapport au recours à une circonscription électorale (con)fédérale pour élire une partie des députés (con)fédéraux. Celle-ci ne serait rien de plus qu’une sorte de sondage de popularité géant « hors-sol », c’est-à-dire détaché des préoccupations réelles des citoyens des 4 entités

Pour ce qui est des compétences confédérales, il propose de mettre en œuvre
l’article 35 de la Constitution afin de les limiter à un champ d’action reposant sur une liste limitative de compétences expressément attribuées. Les compétences résiduelles, ainsi que l’impôt sur les personnes physiques, sont dorénavant dévolues aux 4 entités, celles-ci se rencontreront mensuellement au sein d’un Conseil de concertation permanente. Le pouvoir confédéral aura uniquement les compétences suivantes : Défense et politique étrangère, fiscalité et dette confédérales, cohésion économique et sociale confédérale, la sécurité sociale et les pensions, la TVA et les accises, la cour de cassation et la cour constitutionnelle. Le gouvernement confédéral comprendra 2 ministres désignés par chaque entité et ce dans le respect des équilibres linguistique et de genre. L’inspiration vient ici du modèle suisse où pour former le gouvernement (Conseil) fédéral, organe consensuel et restreint, les (7) ministres sont automatiquement issus des partis politiques principaux et élus directement par le Parlement. Le chef de l’Etat est désigné(e) pour un an, non renouvelable l’année suivante. Ce gouvernement confédéral sera contrôlé (et responsable politiquement ?) par un Parlement confédéral monocaméral comprenant un certain nombre de députés élus au scrutin secret par les parlements des 4 entités. Ce pouvoir confédéral sera régi par une Constitution propre, Destatte suggère que, comme en 1830-1831, ce soit un congrès national organisé en Constituante qui, au travers d’un large débat, propose de solutions nouvelles. Ce congrès travaillerait parallèlement et indépendamment du gouvernement confédéral. Cette proposition n’est évidemment pas, pour l’auteur, à prendre ou à laisser mais elle pourrait servir de base de discussion entre les partis politiques. Ce projet « confédéral » pourrait ainsi constituer le point d’équilibre recherché en vain par les diverses vagues de réformes de l’Etat depuis 1970.

Un patriotisme juridique obstacle à un patriotisme constitutionnel ?

Comme nous l’avons déjà évoqué en introduction, ce projet est radical et ne sera pas simple à réaliser, l’auteur en convient d’ailleurs notamment parce qu’il implique des mécanismes de cohésion et de responsabilisation (budgétaires) de toutes les entités8. Les professeurs De Grauwe et Van Parijs insistent dans une carte blanche publiée dans Le Soir du 20 avril 2021 sur les difficultés liées, selon eux, à la régionalisation de l’enseignement pour la Wallonie et Bruxelles ainsi que la perte pour la Flandre de sa capitale.

Abordons maintenant une série de questions que l’ouvrage de Destatte, sans doute dans sa vocation de faciliter un débat institutionnel, n’évoque pas directement ou ignore. Mentionnons en premier lieu l’aspect international. Quel sera l’articulation de cette Belgique confédérale et de ses entités avec les institutions de l’UE ? Depuis 1993 des ministres régionaux représentent déjà la Belgique au sein du Conseil (des ministres) de l’UE, quid donc dans ce cadre confédéral proposé ? C’est un point d’autant plus important si nous gardons en mémoire la lutte menée en 2016 par les institutions de la Wallonie par rapport au CETA. Ensuite l’Ecosse en 2014 et la Catalogne depuis 2010 ont terriblement mis en évidence la volonté des dirigeants de l’UE de ne pas apporter le moindre soutien à une quelconque tentative sécessionniste en son sein. Le triste sort de l’éphémère République catalane proclamée en 2017 ne peut évidemment que faire réfléchir tous nos dirigeants politiques, un confédéralisme laissant subsister un Etat belge, même réduit à sa plus simple expression, demeurant ainsi une affaire interne, apparait depuis lors comme probablement la seule voie réaliste et envisageable. Nous renvoyons par ailleurs à nos divers articles sur la sécession au sein de l’UE.
9

Nous devons ensuite signaler qu’une partie de cette structure confédérale peut d’ores et déjà être de fait mise en place. L’exercice de toutes les compétences de la communauté française peut être transféré à la Wallonie (et à Bruxelles) comme le suggérait déjà en 2003 le deuxième Manifeste pour la culture wallonne. De même pour celui des compétences wallonnes par la Communauté germanophone. Ces deux entités deviendraient ainsi les prototypes de la Région-Communauté annonciateurs de la réforme confédérale. Notons d’ailleurs que les Bruxellois peuvent aussi procéder à une réorganisation interne qui réduiraient le rôle des commissions communautaires au bénéfice de la Région. Enfin, Philippe Destatte, de manière très amicale, mentionne notre revue comme tenant d’une nation sans nationalisme ou d’une identité post-nationale dans le sillage notamment d’Habermas, Jean-Marc Ferry et Dominique Schnapper
. Nous aimerions lui soumettre une remarque théorique et pratique en nous basant sur le récent ouvrage du philosophe français Gil Delannoi.

Dans La nation contre les nationalismes, ce dernier rappelle que la nation et le nationalisme sont deux phénomènes distincts qui ne sont pas automatiquement liés. Aucune caractéristique concrète (langue, ethnie, territoire, religion, culture, etc.) n’est suffisante, ni même nécessaire pour définir la nation. La médiation politique est indispensable à toute entité nationale. L’idée de nation établit donc un lien, concret et rhétorique, entre le passé et le futur d’un groupe, mais ce lien reste indéterminé, car il résulte d’une expérience singulière et contingente du temps collectif. L’histoire met donc progressivement en place des communautés de destin, mais le seul destin historique ne suffit pas à transformer un groupe humain en État-nation, celle-ci étant idéalement comprise comme une communauté de délibération, de décision et de dessein. L'idée de Destatte (reprise en partie au constitutionnaliste bruxellois Hughes Dumont) d’un Congrès national permettrait sans doute de déterminer si le cadre confédéral belge est encore à même de contenir un tel type de communauté, un tel projet national.

Il nous semble toutefois discerner une contradiction par rapport aux 4 entités confédérées. Destatte considère à raison que : « La Flandre, la Wallonie et la région germanophone se transforment progressivement d’un modèle ethnique vers un modèle construit sur la citoyenneté. Ce changement s’opère non seulement à cause de la supériorité de ce que l’on appelle le modèle républicain, mais à cause de la diversité culturelle des populations et modèles du XXIe siècle. »10 Nous partageons pour l’essentiel ce constat, même si nous pensons que ce changement semble se faire de manière plus douloureuse ou chaotique en Flandre et que la diversité culturelle existante au sein des 9 communes germanophones est relativement limitée comparée à celle des autres régions… MAIS en basant comme il le fait ces 4 entités sur le territoire des 4 régions linguistiques institutionnalisées en 1962-1963, ne retombe-t-il pas dans l’ornière « ethnique » qu’il souhaite dépasser ? Certes il propose, dans la lignée du premier manifeste pour la culture wallonne de 1983, d’associer à l’espace politique de ces entités et à l’espace confédéral la (quasi) totalité des personnes adultes résidant légalement depuis un certain temps sur le territoire et ce indépendamment de leur nationalité (belge ou d’un Etat membre de l’UE) 11.

Il n’en demeure pas moins une ambiguïté dans le cas wallon et uniquement dans celui-là : en « perdant » ses communes germanophones, la Wallonie ne serait-elle pas ainsi réduite en grande partie à sa dimension linguistico-culturelle et historique 12 ? Dans une vision véritablement « républicaine » la Wallonie devrait en effet être à même de construire un « vivre ensemble » avec ses concitoyens germanophones (et flamands), à condition que les parties concernées le souhaitent bien évidemment. Dans le sillage de Jean-Marc Ferry, nous rappellerons que cette opposition entre nation civique et nation ethnique est au fond toute relative, les grands exemples historiques nationaux que sont la France et l’Allemagne ont tous deux insisté sur le fait que l’universel doit se concrétiser dans une histoire et une culture singulières. « Puisque la nation, est (…) le seul espace au sein duquel a pu se concrétiser une forme limitée d’universel ; et puisque l’on ne saurait isoler le républicanisme de sa réalisation nationale, l’invitation se fait alors pressante à en appeler d’une façon ou d’une autre à l’ethnicité de la langue ou de la mythologie (historique) » 13

Au fond, faut-il y voir là une conséquence de l’approche « positiviste » adoptée par Destatte ? Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot souveraineté n’apparait que deux fois dans l’ouvrage. La première est en lien avec Bart De Wever et la NVA, la seconde, de manière très intéressante, lorsqu’il écrit que dans le système belge « nous (les citoyens belges ?) avons transféré la souveraineté à nos partis politiques. » Son ouvrage, notamment par le biais de citations des juristes liégeois Fernand Dehousse et François Perin, peut selon nous être rapproché du patriotisme juridique tel que l’a conceptualisé Claude Nicolet dans son ouvrage classique L’idée républicaine en France. Selon Jean-Marc Ferry, pris dans le sens le plus restreint, il présente la nation comme un simple artefact n’existant que par la personnalité juridique que lui confère sa Constitution formée de principes universalistes. Cette forme de patriotisme peut, au-delà d’un attachement aux règles formelles de l’Etat de droit, s’approfondir dans la vision d’une Constitution juste organisant selon l’équité les principes juridiques de la liberté et de l’égalité. Associée avec l’autonomie politique, ce patriotisme juridique est à même de réaliser l’Etat de droit et la démocratie.

L’ouvrage de Destatte s’inscrit bien dans le sillage de cette école de pensée qui fonda notamment les bases « éthiques » de la IIIe République (1870-1940) née et morte à Sedan, soit aux portes de la Wallonie… Le patriotisme constitutionnel conceptualisé ultérieurement par Habermas (inspiré par Walter Benjamin) a rajouté à ces deux principes le rapport autocritique du peuple à son histoire. Selon lui « Le même contenu universaliste doit à chaque fois être approprié à partir du contexte de vie historique propre et être ancré dans les formes de vie culturelles propres. » Toute identité collective étant beaucoup plus concrète que l’ensemble des principes moraux, juridiques et politiques autour duquel elle se cristallise14.

Ceci explique évidemment la volonté de notre revue, son obsession disent parfois nos critiques, de mettre en avant l’histoire de la Wallonie dans ses aspects sociaux et économiques, l’influence de la monarchie, les guerres et la résistance etc. C’est sans doute sur ce point que nous divergeons des conceptions de Destatte. Nous aimerions comme lui voir émerger un confédéralisme polycentrique mais comme il l’écrit lui-même la dualité belge (Flamand/wallon) date d’avant-hier. Un patriotisme juridique n’est pas suffisant selon nous pour rétablir une forme, même la plus minime, de vivre-ensemble. Si cette collectivité humaine entame un rapport autocritique global à son histoire, une fois celui-ci posé, la seule conclusion possible ne sera-t-elle pas celle de l’impossibilité du dépassement de cette dualité dans un cadre belge, même quasi vide ? En d’autres termes, une Belgique confédérale polycentrique ne serait-elle rien d’autre qu’un (bel) oxymore ? Ha ces maudits mots qui viennent toujours tout compliquer...

Ces quelques remarques mises à part, il n’en demeure pas moins que la publication de l’ouvrage de Philippe Destatte constitue un jalon important dans la réflexion que les Wallonnes et les Wallons doivent mener quant à leur place présente et future au sein des espaces politiques européen, belge et wallon. Ensuite cela vaut la peine de le signaler, ce n’est pas tous les jours qu’un intellectuel se penche avec intérêt, mais sans indulgence, sur l’avenir des citoyens et citoyennes de ce morceau d’Europe qu’est la Wallonie. Enfin comme le dit l’auteur : « s’il échoue, il sera toujours temps d’imaginer d’autres formules. » 15 Nous conclurons en citant le cinéaste finlandais Aki Kaurismäki. A un journaliste français qui lui demandait en 2002 de qui il se sentait proche, il avait répondu : « Les Dardenne. On est dans des directions différentes, mais on se retrouve sur les mêmes chemins » C’est finalement un sentiment identique qui nous a assaillit lorsque nous avons refermé le livre de Philippe Destatte.

Philippe Destatte : Le confédéralisme, spectre institutionnel. Editions de l’Institut Destrée, Collection "Notre Histoire", des jalons politiques, sociaux, culturels ou artistiques de l’histoire de la Wallonie, n°13, 132 pages, 22 €.

Le livre s'obtient par simple versement de 22€ au compte IBAN BE38068211610072 de l'Institut Destrée à 5000 Namur, en précisant l'adresse de livraison. Les frais de port et d'envoi sont gratuits pour la Belgique. Les commandes avec facturation se font à l'adresse suivante, en précisant éventuellement le numéro de TVA : commandes@institut-destree.eu

  1. 1. P9
  2. 2. P13
  3. 3. https://www.larevuetoudi.org/fr/story/conversation-avec-jean-maurice-dehousse-et-charles-%C3%A9tienne-lagasse-les-institutions-de-letat-b.
  4. 4. FÉDÉRALISME ET CONFÉDÉRALISME, Dossier du CRISP, n° 79
  5. 5. P84
  6. 6. P85
  7. 7. Voir aussi son interview dans le quotidien flamand De Staandard du 1eraout 2020
  8. 8. P68
  9. 9. https://www.larevuetoudi.org/fr/story/s%C3%A9cession-catalane-et-droitet https://www.larevuetoudi.org/fr/story/chapitre-ix-s%C3%A9cession-detat-au-sein-de-lue
  10. 10. P88
  11. 11. l’auteur souhaite par ailleurs de manière très intéressante fixer à 16 ans l’âge du droit de vote
  12. 12. Ce n’est évidemment pas le cas pour Bruxelles qui ne ferait qu’affirmer son caractère bilingue en lieu et place d’une identité belgo-francophone surannée. Cela ne changera rien pour les ostbelgiens qui se définissent déjà en termes ethnico-culturelles quitte à préférer le Grand-Duché de Luxembourg à la mère-patrie allemande. Une Flandre ayant renoncé à Bruxelles étant, quant à elle, ainsi plus à même de passer un pacte républicain avec ses minorités francophones
  13. 13. Jean-Marc Ferry. La question de l’Etat européen. NRF Essais, Gallimard, 2000. P22
  14. 14. La citation d’Habermas est extraite de J-M Ferry, op cit, P168
  15. 15. P68