Le développement des arrondissements wallons
Dans le grand catalogue des idées reçues sur la Wallonie, l'économie occupe une large place. On a ainsi entendu un Président de parti déclarer que "la Wallonie est en état de guerre économique". Rien moins !
En fait, le discours sur l'économie wallonne est surtout caractérisé par des préoccupations politiques extra-économiques. Ainsi le Gouvernement Wallon de Bernard Anselme pouvait-il affirmer à la fin des années 80 qu'il existe une Wallonie qui gagne tandis que plus récemment, le chemin de Damas de Gérard Deprez semble marqué par la divine surprise de la crise économique wallonne.
Les économistes, quant à eux, ont des avis divergents sur la situation réelle de l'économie wallonne. Ainsi, les économistes spécialisés dans la comptabilité nationale tendent-ils à avoir un avis négatif en voyant la faible part de la Wallonie dans le PIB fédéral (environ 26 %) ou la part importante des Wallons parmi les chômeurs complets indemnisés (environ 40 %). Mais ces mêmes économistes se posent des questions sur la manière dont sont construites ces statistiques par les institutions statistiques fédérales. Le manque de transparence y est en effet érigé en principe de fonctionnement, et l'on sait que certaines des statistiques produites par ces institutions tendent à sous-estimer les performances réelles de l'économie wallonne, par exemple en matière d'exportation.
Par ailleurs, selon l'économiste français E. Malinvaud 1, la comptabilité nationale " n'est pas une base primaire d'informations factuelles, mais le résultat d'une mise en forme destinée à accroître l'intelligibilité, donc l'utilité, des observations primaires ". Dans cette acception, la comptabilité régionale exerce une fonction d'intermédiaire, de mise en forme d'observations en fonction de théories préexistantes, à destination de ceux qui veulent comprendre ou influencer la réalité macro-économique. Et nous sommes ainsi très loin de l'observation "brute" d'un observateur "neutre". Le discours économique, en matière régionale comme en d'autres matières, est d'abord et avant tout un discours politique, ou à tout le moins fortement influencé par des présupposés politiques.
Une des difficultés à cet égard réside sans doute dans le faible développement des méthodologies d'analyse économique régionale, domaine plutôt dévalorisé dans le champ de la science économique 2, ainsi que la fascination des économistes pour la formalisation mathématiqu 3 e[3], couplée à un mélange inimitable de mépris et d'ignorance pour l'histoire et les sciences sociales4.
Pourtant, un regard rétrospectif, presque a-économique, permet de jeter une autre lumière sur la crise industrielle et la situation économique de la Wallonie d'aujourd'hui.
Aux alentours de 1960, le tissu économique wallon est structuré par l'industrie lourde et trois secteurs dominent encore la production, à savoir la sidérurgie, la métallurgie et le verre. Les charbonnages sont déjà en voie de fermeture. Sur 113 puits en exploitation en 1958, il n'en reste que 57 en 1962. En quatre ans, ces fermetures ont provoqué la perte de 36.000 emplois dans les régions du Centre et du Borinage.
1960 est resté dans les mémoires comme l'année des grandes grèves en Wallonie et comme la prise de conscience du déclin wallon. En fait, l'hiver 60 marque plutôt la fin d'un monde, la fin du modèle industriel hérité du dix-neuvième siècle.
Le modèle économique wallon de cette époque est dominé par l'industrie lourde, en particulier par quelques grandes entreprises très utilisatrices de main-d'œuvre. Ces grandes entreprises, comme Cockerill, ne structurent pas que leur secteur, mais l'ensemble de leur bassin industriel local, par le biais de la sous-traitance et des entreprises commerciales qui gravitent autour de la sidérurgie.
Autre caractéristique de la structure économique wallonne de l'époque, la concentration du capital. Les entreprises ne sont généralement pas la propriété d'un entrepreneur, mais prennent place dans le portefeuille de quelques grandes sociétés holdings comme la Société Générale de Belgique. La raison de cette structuration du capital tient dans le fait que le développement industriel de la Wallonie s'est effectué essentiellement sur base du progrès technique et de l'innovation technologique, de manière telle que les investissements dans l'industrie lourde ont rapidement mobilisé des montants trop importants pour être supportés par un entrepreneur individuel ou sa famille. La concentration du capital et ses affectations privilégiées dans l'industrie lourde expliquent ainsi largement le manque de diversification du tissu économique wallon en 1960.
Le secteur tertiaire reste peu développé et ne génère pas encore de véritable classe de "cols blancs", d'autant moins que les milieux financiers qui, en définitive, contrôlent l'appareil de production, sont localisés à Bruxelles, hors du territoire wallon.
Le tissu industriel de 1960 est donc caractérisé par une série de déséquilibres dans sa composition sectorielle et sa base sociale. Il est marqué également par d'importants déséquilibres régionaux car il laisse de côté, en panne de croissance, les zones rurales qui restent des terres d'émigration sans dynamique de développement local.
C'est sans doute de la persistance de ces déséquilibres et de ces contradictions que naîtra la crise du système industriel wallon, qui doit donc être interprétée, non pas comme un déclin généralisé, mais comme la transition vers un nouveau système de production.
Le dernier élément de l'équilibre social hérité de la Révolution Industrielle est la démographie. Celle-ci est peu dynamique en Wallonie depuis le dix-neuvième siècle. C'est l'exode rural, puis l'immigration qui assurera la main-d'oeuvre nécessaire dans la grande industrie et cet élément explique précisément le développement déséquilibré des zones rurales et des zones urbaines de Wallonie.
En 1962, le rapport SAUVY met en lumière les difficultés démographiques wallonnes et prévoit que si les Wallons représentaient 43 % de la population fédérale à la fin du dix-neuvième siècle, ils n'en représenteront plus que 28 % en 1980. Ce qui faisait dire à Alfred SAUVY que " la Wallonie est la plus atteinte et la plus menacée de toutes les régions de l'Europe occidentale ".
Trente ans plus tard, les Wallons représentent un tiers de la population fédérale, c'est-à-dire à peu de choses près la proportion de 1957. La catastrophe annoncée ne s'est pas produite. Ce qui s'est passé, c'est un profond changement de nos structures de production de richesses et de nos équilibres sociaux.
Aujourd'hui, le paysage industriel a bien changé. Même si Liège et Charleroi ont gardé leurs hauts-fourneaux au coeur de la ville, l'activité industrielle s'est déplacée vers la périphérie et vers des zones industrielles, artisanales ou de services. Le redéploiement n'est d'ailleurs pas que géographique. Il est surtout sectoriel. L'industrie chimique, en fort déclin au début des années 60, a retrouvé le chemin de la Wallonie. À la chimie de base s'ajoutent aujourd'hui la parachimie, la pharmacie et les cosmétiques. Par ailleurs, la Wallonie, et particulièrement la région liégeoise, commencent à structurer les industries agro-alimentaires dans un pôle significatif.
Le redéploiement sectoriel est cependant loin d'être achevé. La Wallonie reste spécialisée dans les fabrications métalliques et la croissance tertiaire est largement imputable au secteur public. De plus, les services à haute valeur ajoutée, comme les services financiers, la publicité et la consultance ne sont pas encore assez présents sur le territoire.
Ainsi le tableau économique de la Wallonie s'avère-t-il pour le moins contrasté : tandis que les grandes villes industrielles poursuivent lentement leur reconversion, de nouvelles zones de croissance apparaissent, de nouveaux secteurs émergent et de nouveaux types d'entreprises viennent remplacer la grande industrie traditionnelle.
Dans ce contexte, l'ouvrage qu'Yves de Wasseige vient de publier au CRISP 5 apporte un éclairage nouveau sur la situation économique de la Wallonie. L'auteur s'y est attaché, non pas à une vision globale de l'économie wallonne à partir de données agrégées, mais à l'analyse du développement de tous les arrondissements wallons, dans une perspective comparative.
L'intérêt de l'étude consiste à croiser trois catégories de statistiques économiques pour dresser un tableau d'ensemble, sans tirer de conclusion à partir d'une donnée prise isolément. Les trois catégories de données utilisées sont l'emploi (population d'âge actif, postes de travail occupés, chômage), l'activité économique (valeur ajoutée, chiffre d'affaires, investissements, exportations) et la démographie (naissances et solde migratoire).
En incorporant la démographie dans son analyse, Yves de Wasseige renoue ainsi avec la tradition de l'économie politique, quelque peu oubliée aujourd'hui, qui place les variables démographiques au coeur de l'analyse économique.
Au terme de son analyse, l'auteur aboutit à un résultat contrasté : l'économie wallonne est essentiellement plurielle, et une nette différence apparaît entre le dynamisme des arrondissements situés le long de la Nationale 4 (Dinant, Neufchâteau, Nivelles, Virton, Arlon, Marche, Bastogne) et la difficile sortie de crise des arrondissements situés le long du bassin industriel (Liège, Mons, Thuin, Charleroi, Soignies).
L'étude force ainsi à revoir nos idées toutes faites sur la "crise wallonne" (qui est en fait la crise du sillon industriel), la "pauvre Ardenne" et la "cité ardente", qui apparaît comme le seul arrondissement où la crise s'approfondit encore. Charleroi, par contre, apparaît comme en voie de stabilisation, signe encourageant pour un arrondissement en état de mort clinique il y a 20 ans.
Ainsi l'ouvrage force-t-il à revoir nos préjugés sur l'économie wallonne et constitue essentiellement une invitation à des études plus approfondies en matière d'économie régionale, notamment pour déterminer les mécanismes de croissance et de déclin, qui ne sont pas étudiés comme tels ici.
Par ailleurs, parmi les conclusions tirées par l'auteur, retenons que, dans un tel contexte, il est illusoire de vouloir mener une politique économique efficace pour l'ensemble des arrondissements wallons. Dès lors, sans doute faut-il s'orienter vers une politique adaptée aux différentes spécificités, afin de stimuler le développement et d'enrayer la crise là où elle n'est pas encore stabilisée. De quoi faire méditer ministres et futurs ministres en cette période électorale...
- 1. MALINVAUD, Edmond (1996) : Théorie économique et développements de la comptabilité nationale, in Edith ARCHAMBAULT et Oleg ARKHIPOFF : Mesure et valeur en comptabilité nationale, Economica, 443-457, Paris.
- 2. Frédéric Lebaron, La dénégation du pouvoir. Le champ des économistes français au milieu des années 1990, in Actes de la recherche en sciences sociales, n°119, septembre 1997, p.13.
- 3. Frédéric Lordon, Le désir de faire science, in Actes de la recherche en sciences sociales, n°119, septembre 1997, p.27.
- 4. Pierre Bourdieu, Le champ économique, in Actes de la recherche en sciences sociales, n°119, septembre 1997, p.49.
- 5. Yves de Wasseige, Le développement des arrondissements wallons. Essai d'analyse comparée, in Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1624, 1998, 52p.