Le gouvernement provisoire wallon de 1950

Histoire de Belgique et de Wallonie

Congrès national wallon extraordinaire

Congrès national wallon extraordinaire de mars 1950 à l'Hôtel de Ville de Charleroi

[Ce texte est paru, sous une forme légèrement différente, dans le tome II de l’Encylopédie du mouvement wallon]

Le roi Léopold III revient en Belgique, un samedi, le lendemain de la fête nationale, le 22 juillet 1950 1, après que les Chambres à majorité PSC aient constaté la fin de l'impossibilité de régner2. Le premier attentat a lieu à Mons (sur une ligne vicinale) le 21 juillet et le second à Saint-Sauveur (Lessines) le 22 juillet [fn] Rapports de la Sûreté du septembre 50 cité par Jean DUVIEUSART, La question royale. Crise et dénouement, juin, juillet, août 1950, CRISP, 1975. Cinquante attentats à l’explosif seront perpétrés jusqu'aux 26 et 27 juillet3 (ponts, voies de chemin de fer, centrales électriques principalement en Wallonie). Ils font penser aux réactions lors de l'invasion et de l’occupation allemandes4.

La grève commence à être générale à Liège le 25 juillet5 un mardi et s'étend à toute la Wallonie ainsi qu'à Gand et Anvers6. Le vendredi 28 juillet, La Libre Belgique peut cependant encore écrire qu'il ne faut pas prendre tout cela au sérieux7. Elle va bien vite parler elle-même de "révolution", terme dont s'est servi André Renard à partir du 26 juillet dans un communiqué de presse : A partir d'aujourd'hui, les mots "révolution" et "insurrection" revêtiront un sens pratique...8

Les attentats, la grève puis l'insurrection

La plupart des attentats ont lieu du 21 au 27 juillet. Le 29, la grève est générale en Wallonie. Le sillon industriel wallon est entré en dissidence virtuelle. Le gouvernement ne s'y fait plus obéir, notamment par les pouvoirs locaux et leur police. A Liège, la FGTB distribue des laissez-passer9. Le 29 juillet, Joseph Merlot, sous la pression d'André Renard10, annonce à la presse la prochaine assemblée des "Etats Généraux" de Wallonie. A Mons, Charleroi, Liège... des dizaines de milliers de manifestants chantent la Marseillaise et l'Internationale11. Après la mort à Grâce-Berleur de quatre ouvriers tués par la gendarmerie, certains de sang-froid comme l'a montré Goossens12, l'étendard belge est enlevé du fronton de maints hôtels de ville et maisons communales et remplacé par le drapeau wallon13. Le 31 juillet, Gailly annonce à Charleroi devant 50.000 personnes que la Wallonie et Bruxelles feront appel à l'ONU si besoin en est14. Des manifestants désarment des gendarmes à Liège où des soldats chantent l'Internationale15. Une marche sur Bruxelles est prévue le 1er août et elle compte des éléments armés16, qui sont d'ailleurs présents à Bruxelles, parfois plusieurs jours avant la marche17. Le Borinage est hérissé de barricades18.

La lutte des classes

Le 27 juillet, Renard avait également déclaré que l'outil serait abandonné, c'est-à-dire que les hauts fourneaux ne seraient pas entretenus, que les mines seraient noyées si Léopold III ne se retirait pas19. Le 31 juillet, Léopold III n'exprime plus en rien un consensus national en train de se rompre dans l'insurrection déchaînée. D'après le témoignage d'Hubert Rassart20, le baron de Launoit, après s'être informé de la réalité des menaces de Renard, rencontre Léopold III et lui fait valoir qu'il est plus attaché à son capital qu'à sa personne, ce qui amène le roi à se retirer21. Pour ce retrait, d'autres explications peuvent être fournies : pression des anciens prisonniers politiques22, tentation du roi de se retirer devant le sang répandu à Grâce-Berleur23, menace de la marche sur Bruxelles24. Une autre circonstance que l'on commence seulement à connaître un peu - et le fait que la chose soit si peu évoquée révèle la mesure du silence qui règne autour du trône de Belgique -, c'est la menace d'une sécession de la Wallonie.

L'étrange nuit du gouvernement Duvieusart

Mais avant d'en arriver là, examinons ce que fut le fil des événements après la mort des quatre ouvriers de Grâce-Berleur. Certes, l'événement porte la tension à son comble, mais il peut pousser aussi au compromis parce que le pire devient possible (le journaliste liégeois René Pourret dont nous citons le témoignage plus bas nous a fait souvent part de cette crainte-là). Dans l'après-midi du 31 juillet25, le lendemain de Grâce-Berleur donc, les trois partis traditionnels (PSC, Libéraux et PSB) se sont mis d'accord pour que le roi prononce ces paroles: "J'ai décidé de demander au gouvernement et au parlement de faire voter [...] une loi assurant l'attribution de mes pouvoirs à mon fils le Prince Baudouin"26. En principe, ce texte devait être lu par le Premier Ministre Duvieusart à la radio à 22 heures. Mais celui-ci ne reçoit pas le texte de l'accord, se rend à Laeken où Léopold III lui annonce qu'il a modifié le texte unilatéralement de cette façon :"J'ai [...] décidé de demander au gouvernement et au parlement de faire voter, comme je l'avais suggéré dans mon message du mois d'avril, une loi introduisant dans notre système législatif la délégation des prérogatives royales dans certaines circonstances. Dès que la loi sera votée, je déléguerai mes pouvoirs au Prince héritier pour une période à déterminer, à l'issue de laquelle j'examinerai avec le gouvernement responsable la solution qui s'imposera à ce moment"27. Il s'agit donc ici d'un retrait fort conditionnel, énoncé de manière si vague qu'il équivaut presque à un maintien du roi. Léopold III fait valoir à Duvieusart qu'il craint les menées de la Flandre restée fidèle au roi (72% de oui en Flandre en mars 1950 contre 58 et 52% de non en Wallonie et à Bruxelles). Pendant toute la nuit, il va hésiter.

 

Parallèlement au conseil officiel du roi - le gouvernement - se tiennent des réunions d'une sorte de gouvernement parallèle composé de P.Delmarcelle, J.Pirenne et d'autres ministres28. Léopold III a songé à révoquer le gouvernement Duvieusart qui l'engage à se retirer et à en former un autre. Lorsqu’il reçoit Duvieusart, il suspend l'entretien à un moment donné, le laissant seul - il s'agit du Premier Ministre dont le roi exclut la présence de son propre "conseil"! - pendant, écrit Duvieusart, "que les heures passaient et que peut-être les événements évoluaient". Finalement, le roi renonce à former un autre gouvernement - c’ était son droit selon Duvieusart29, ce qui est exact30-, et accepte de se retirer conformément au premier texte parlant d'un retrait plus inconditionnel. Le compte rendu que fournit Jean Duvieusart de ces séances donne une idée du désarroi qui s'était emparé d'une partie des dirigeants politiques: les choses étaient loin d'être jouées quelques minutes avant que ne déferle la marche sur Bruxelles (puisque le ministre de l'Instruction publique ne lit le texte de l’accord final qu’ après 6h.30, le 1er août)31. L'autre menace existait d'un gouvernement wallon séparatiste.

Un gouvernement séparatiste à Liège

Selon le témoignage d'H.Rassart32, au lendemain des événements de Grâce-Berleur, une réunion a lieu place Saint-Paul à Liège à l'immeuble de la FGTB de Liège réunissant le comité liégeois de grève (Rassart, Schugens, Latin, Masset, Lambion, Gillot, Renard)33. Ensuite, ces syndicalistes sont rejoints par des représentants d'autres partis politiques comme les libéraux avec Buisseret, les communistes avec Terfve; des membres de mouvements wallons comme Rénovation wallonne (de tendance chrétienne) avec Levaux, des membres de Wallonie Libre avec Fernand Schreurs34. Un véritable gouvernement est envisagé dont André Renard revendique le poste de ministre de la Défense nationale35. Renard exige aussi que le gouvernement wallon, dès qu'il sera formé, convoque les États-Généraux de Wallonie aux Ecoles techniques de Seraing "sous la protection de syndicalistes"36.

La version d'André Schreurs qui recueille ici les confidences de son père Fernand Schreurs et de sa mère sont différentes. Selon A.Schreurs, une première réunion s'est tenue le 28 juillet 1950 au cabinet d'avocat de Fernand Schreurs. Y assistaient Joseph Merlot, ministre d'Etat et président du Congrès National Wallon, François Van Belle, vice-président de la Chambre, président du Groupe parlementaire wallon et de Wallonie Libre, André Renard, président de la Fédération liégeoise de la FGTB, Simon Pâque, député socialiste de Liège, Georges Thône, président de l'association "Le Grand Liège", Paul Gruselin, député-bourgmestre de Liège, Strauven commissaire de police en chef. Une deuxième réunion eut lieu le lendemain 29 juillet au café "La Bécasse" derrière le théâtre royal, avec les mêmes personnes sauf A.Renard, mais avec en plus Fernand Dehousse revenant d'une réunion du Conseil de l'Europe à Strasbourg. La troisième réunion se tint au domicile privé des parents d'A.Schreurs et le Consul général de France, Jules Daniel Lamazière qui avait rang de ministre plénipotentiaire y participa37.

L'intervention de la France?

Ce gouvernement wallon aurait entamé le processus menant à la scission du pays en installant en Wallonie un pouvoir populaire. Il pouvait disposer de l'appui de la population puisque celle-ci, dans sa grande majorité, soutient les grévistes, le reste se résignant à leurs menées38. Il avait l'appui des administrations communales et provinciales, nombreuses, qui n'obéissaient plus au gouvernement. H.Rassart prétend même que la sympathie de certains éléments de l'armée stationnés à Liège, où le sentiment antiléopoldiste était profond, lui était acquise. Le gouvernement wallon aurait bénéficié d'une réelle sympathie sur le plan international, notamment de la part de la Grande-Bretagne où l'attitude du roi pendant le deuxième conflit mondial a été sévèrement jugée.

Selon le témoignage d'H.Rassart, le premier ministre du gouvernement wallon devait être Joseph Merlot, André Renard devait être ministre de la Défense nationale, Fernand Dehousse ministre des Affaires étrangères... D'autres personnalités socialistes étaient pressenties comme Léo Collard, Arthur Gailly, mais aussi des personnalités des mouvements wallons et d'autres partis politiques, des libéraux, des communistes des sociaux-chrétiens qui, selon le rapport de la Sûreté, auraient donné leur accord pour y participer.

Après avoir témoigné de tout ceci à l'émission de la BRT du printemps 1983 intitulée De Nieuwe Orde, nous avons reçu d'A.Schreurs un document manuscrit signé de la main de son père et daté de l'année 1964. Ce document précise : « en 1950, au moment de l'affaire royale, il fut envisagé de constituer un gouvernement provisoire wallon, chargé de convoquer les Généraux de Wallonie. Le président devait être Joseph Merlot, le ministre de l'intérieur Fernand Schreurs, le ministre des Affaires étrangères Fernand Dehousse [...] Le consul général de France, Jules-Daniel Lamazière avait, d'ordre de son ambassadeur, promis le concours de deux régiments français pour soutenir le nouveau gouvernement wallon..."39. Le journal Le Monde parle aussi des comités de résistance armés d'André Renard à Liège.

Conclusions

La réalité de ces tractations qui peuvent paraître invraisemblables nous semble assez solidement fondée, d'une part sur les témoignages de Joseph Coppé, H.Rassart, Willy Schugens; de Robert Lambion d’autre part40.

Mais quelle en fut la portée exacte? Il est toujours possible d’ourdir un complot au soir d'une journée bien arrosée. Cela ne signifie rien. Il y a aussi le plan froidement mis en branle par des conjurés qui trouve un commencement d'exécution prometteur et puis que le rapport des forces rend impossible ou qui est simplement différé.

J'ai écrit que ce qui s'est passé à Liège se situait peut-être à égale distance de l'un et l'autre de ces cas de figure. Il me semble aujourd'hui, au contraire, qu'il y a là un plan, peut-être pas un plan mûrement réfléchi et froidement, mais un projet prenant peu à peu consistance et que les événements auraient rendu réalisable.

Contre cette interprétation, on peut évoquer les déclarations contradictoires de ceux qui ont été témoins de sa mise en oeuvre, le scepticisme de Willy Schugens lui-même que nous avons en vain tenté de rencontrer au printemps 197941, le fait que les opérateurs de toute l'affaire semblent exclusivement liégeois. Est-il pensable que la France soit intervenue militairement? Pourquoi l'aurait-elle fait alors que la Wallonie n'était quand même pas encore une citadelle assiégée par un ennemi en passe de s'en rendre maître? Ne s'agit-il pas en tout ceci de fantasmes wallingants ou rattachistes, l'imagination des uns et des autres étant favorisée par le caractère trouble des événements?

En faveur de la réalité de l'affaire, il faut noter que les participants à la tentative ne sont ni des mégalomanes ni des plaisantins : Merlot, Renard, Dehousse, les syndicalistes que nous avons cités, Fernand Schreurs sont des gens responsables, influents et écoutés. A quelques années de la fin des combats de la résistance, il est certain qu'en plus de la sympathie de la population, ces hommes possèdent le minimum d'armes pour tenir en respect d'éventuels éléments hostiles. On peut penser aussi qu'une guerre civile et une répression par l'armée de cette tentative sécessionniste auraient été impossibles car quels régiments auraient pu marcher dans l'entreprise? On peut éventuellement envoyer des gendarmes flamands pour maintenir l'ordre en Wallonie (et vice-versa), comme on le faisait à l'époque. Mais ce n'est pas la même chose avec une armée. En outre, procéder de la sorte, c'était mettre en cause non seulement l'Etat belge en tant que superstructure juridique, mais également le consensus social garant du développement économique, consensus qui aurait même pu se briser dans le sens d'une prise de pouvoir révolutionnaire sur les outils de production (rappelons le relatif affolement des patrons cités dans cet article). Pour certains, la marche sur Bruxelles n'était même qu'une diversion concentrant l'attention des forces de répression sur la capitale pour permettre aux Wallons d'oeuvrer à l'aise42.

C'est le retrait de Léopold III, qui intervint au moment où le projet de gouvernement wallon séparé aurait pu être suivi d’un début d'exécution, qui rendit la tentative inutile et/ou impossible.

Etait-il possible que s'édifie ainsi un gouvernement wallon capable de diriger vraiment la Wallonie? On a parfois l'impression que ces comploteurs de 50 hésitent, sont terriblement fragiles. Mais les hommes ne le sont-ils pas nécessairement quand l'Histoire hésite, quand elle amène, par ses développements, à des situations parfaitement imprévisibles, en appelant à des comportements qui ne peuvent même pas se concevoir de manière analogique avec des événements antérieurs? La probabilité d'un gouvernement wallon en 1950, la proclamation d'une République de Wallonie n'ont rien de purement conjectural. Les premières recherches engagées sur ces événements l'ont été en mars 1979. On pourrait citer la réunion du parlement wallon le 30 septembre 1991 à Namur dans l'affaire des exportations d'armes comme l'une de ces situations de minorisation où les Wallons recourent, comme spontanément, à l'arme la plus utilisée des minoritaires qui est la scission ou la menace de scission. Cela relève d'une logique sociale et politique profonde. Avant les élections du 17 décembre 1978, le Rassemblement wallon avait parlé de prendre de force l'autonomie wallonne. Alors que les négociations pour la formation du premier gouvernement Martens piétinaient (les négociations durèrent plus de trois mois) des déclarations d'impatience se firent entendre du côté wallon et la menace d'une séparation fut au moins suggérée à demi-mot. Lorsque je contactai J-M Dehousse pour lui demander s'il n'avait pas quelque témoignage à produire sur 1950, il me répondit que son père lui répétait sans cesse que "les choses avaient été très loin". Je lui demandai alors si je pouvais utiliser ceci pour l'article que je me préparais à publier. Il refusa logiquement, le contexte dans lequel une pareille confirmation, même d'événements du passé, serait intervenue, étant évidemment très délicat. Mais sans la moindre critique vis-à-vis de cette réserve-là de J.M. Dehousse, homme politique de premier plan, partie prenante à une négociation pré-gouvernementale, on regrettera toutefois que, sur ces événements comme sur ceux de Grâce-Berleur et comme à propos de l'assassinat de Julien Lahaut, les recherches furent très tardives, intervenant en des temps où elles n'avaient plus rien de très compromettant. A notre sens, c'est ainsi et quel que soit le point de vue auquel on se place (unitarisme belge, autonomisme wallon, rattachisme pro-français), que se renforcent l'opacité de notre société à elle-même et son amnésie.

Du lac de Sankt Wolfang à la place Saint-Paul

Ces journées de juillet 1950, scrutées depuis vingt ans, me replongent chaque fois dans la stupeur. Elles permettent de comprendre la décision extraordinaire de préparer une sécession wallonne. Le caractère surprenant de ce qui se passe, au vu et au su de tous, dans la rue, sidère peut-être plus encore, si l’on veut, que cette décision.

Pour ce qui est du gouvernement wallon, j’ai étudié longuement les textes, confronté les témoignages, vérifié les sources, me suis soumis aux règles d’une enquête scrupuleuse. Le contexte des événements est décisif et, en particulier, une scène bien antérieure décrite par Léopold III lui-même43.

Dans la soirée du 9 mai 1945, deux jours après sa libération par les Américains à Strobl, il voit arriver le cortège des voitures emmenant le Régent et le Gouvernement Van Acker jusqu’aux rives du lac voisin de Sankt-Wolfang. Il s’imagine qu’on vient le chercher. Or le cortège évite la villa où il séjourne. Régent et gouvernement prennent leurs dispositions pour passer la nuit dans un hôtel de l’autre côté de l’eau. Ce gouvernement, toutes tendances confondues, sait déjà que les masses ouvrières wallonnes, si proches de la Résistance ne veulent plus d’un Léopold III qui a fait le choix de l’attentisme neutraliste et persisté jusque dans son « testament politique » du printemps 44, et au-delà, en cette attitude. Deux mois plus tard, cette conviction se renforcera au point que Léopold III ne trouvera plus personne pour former un gouvernement et que le même Van Acker annoncera au roi qu’il refuserait, après son éventuelle démission, d’ « expédier les affaires courantes » c’est-à-dire, surtout, le maintien de l’ordre, obligation le menant à faire couler le sang

Malgré le temps qui use tout, cinq longues années plus tard, après tant de palabres, de tergiversations, de compromis, de lassitude aussi dans l’opinion, le retour de cet homme sera effectivement sanglant, les dispositions des Wallons n’ayant pas changé. La Wallonie ouvrière se dressa contre lui avec une violence sans précédent dans notre histoire. La tentative d’un gouvernement wallon provisoire souligne cette fureur inouïe. Celle-ci qui paraît trancher si fort par rapport à ce que l’on pense être l’ordinaire de banalité et de médiocrité d’un pays (belgitude...), se contemple, en abîme, dans la violence déclenchée dans la rue, du 21 juillet 1950 (veille du retour de Léopold III) au 1er août (date de l’annonce de son retrait). Mais se contemple également en abîme, plus subtilement, dans ce cortège d’autos officielles faisant le tour du lac de Sankt Wolfang afin d’éviter un monarque qui, jusque là, en imposait, et à qui, même encore en 1944, on n’eût pu imposer le moindre affront, certainement pas de différer une rencontre.

Il faudra qu’un cinéaste 44 reconstitue cette scène en apparence si anecdotique du lac de Sankt Wolfang car c’est elle qui décide, avec éclat, de la réalité de la tentative de sécession wallonne de 1950, en en révèlant la logique profonde. Nous parlons de cinéma. Hitler réglait sa stratégie sur les actualités de la propagande allemande45. L’intelligentsia belge fait de même et oublie qu’un peuple s’est soulevé en 1950 (il n’y en a aucune image filmée), au point de croire que des émotions comme celles suivant l’annonce de la mort de Julie et Mélissa, Ann et Eefje, révélée en août 1996 sont sans précédent! Cette même intelligentsia croit encore moins à des élites poursuivant la logique de ce soulèvement jusqu’à proclamer la République en Wallonie par une sécession gérée gouvernementalement. Pourtant la tentative du gouvernement wallon de 1950, concoctée place Saint-Paul, est parfaitement cohérente avec le récit, par Léopold lui-même, de cette soirée du 9 mai 1945 à Sankt Wolfang où, pour la première fois à ce point, l’élite politique belge osa affronter un roi46.

Avec, il est vrai, dans les reins, l’épée d’un peuple.

 

  1. 1. Pour le récit des événements, outre les journaux de l'époque, nous avons consulté Jean DUVIEUSART, La question royale. crise et dénouement, CRISP, Bruxelles, 1975; Le dénouement de la question royale, Ed. Complexe, Bruxelles, 1986; Fernand SCHREURS, Contribution à l'histoire d'une insurrection in Nouvelle Revue Wallonne, tome III, 1950-1951. R. ARANGO, Leopold III and the Belgian question, The John Hopkins Press, Baltimore, 1961. Et enfin, nous avons lu patiemment les 1000 pages de Velaers et Van Goethem, Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994. Elles expliquent en profondeur les événements de 1950 notamment, non pas malgré, mais à cause du fait que, pendant la guerre, Léopold III et son entourage s’inquiètent peu du sentiment wallon en tant que tel sous l’Occupation (contrairement à l’attention portée à l’opinion belge classique ou à l’opinion flamande).
  2. 2.  Votée par la majorité PSC des Chambres réunies le 20 juillet 1950. Le libéral Hilaire Lahaye joignit sa voix aux parlementaires PSC.
  3. 3. Ibidem, p.208.
  4. 4.  Ibidem. Les attentats ont lieu dans le sillon industriel classique Mons-La Louvière-Charleroi-Basse-Sambre-Liège-Verviers, mais aussi en des points excentriques: Lessines, Leuze, Bousval, Rixensart, Nivelles, sur la ligne Statte-Ciney, à Fosses, dans tout le Tournaisis etc.
  5. 5. La Wallonie du 26 juillet 1950
  6. 6. C'est ce que note le journal Indépendance le 27 juillet 1950.
  7. 7. La Libre Belgique du 28 juillet 1950.
  8. 8. Voir cette déclaration d'André Renard in Le Soir du 28 juillet 1950
  9. 9. Serge DERUETTE, Question royale: question populaire in Les faces cachées de la monarchie belge, Contradictions/Toudi, Walhain-Quenast, 1991, pages 221-256, pp. 241-242.
  10. 10. Témoignage de Joseph Coppé recueilli par l'auteur de ces lignes.
  11. 11. Voir les journaux de l’époque et, pour l’étranger, notamment The Times du 4 août 1950.
  12. 12. Thierry GOOSSENS, Le dernier combat de la campagne des Dix jours, Wallonie Région d'Europe, Liège, 1990. Texte reproduit dans TOUDI (mensuel) Tome I, n° 1 et 2, Graty, février et mars 1997 (sous le titre Comment sont morts les morts de Grâce-Berleur?). Cette recension des faits est fondée sur le rapport répressif établi par le parquet de Liège.
  13. 13. H. Theunissen (op. cit. p.99) le note pour Charleroi. Cette question du drapeau est très importante (des signes déjà vus en 1830). Elle a profondément scandalisé Marcel LALOIRE qui, encore en septembre 1950, s’émeut des aspects séditieux et, pour lui, antidémocratiques, des journées de juillet parmi lesquels, selon ses propres termes « des manifestations violentes de séparatisme wallingant, - nous en avons eu le spectacle à Bruxelles au passage de camions de grévistes agitant d’immenses drapeaux au coq wallon. » (Marcel LALOIRE, Le droit de grève, in La Revue Nouvelle, Tome XII n° 10 septembre 1950, pages 197-204).
  14. 14. Robert MOREAU, Combat syndical et conscience wallonne, FAR, EVO et IJD, Charleroi, Bruxelles, Liège, 1984 pages 64-65. Il vaut la peine de restituer le récit de Robert Moreau de ces déclarations d'Arthur Gailly :"Et voici Arthur Gailly devant le micro :

    - Le sang a coulé dans tourte la Wallonie! Des camarades ont été assassinés à bout portant ou mitraillés dans le dos! Les nouveaux martyrs sont morts pour la défense de la liberté! Mes amis, ferons-nous le serment de les venger?

     

    Et la foule électrisée de crier :"Oui, nous le jurons!"

    - Bientôt les Etats-Généraux de Wallonie seront réunis (applaudissements unanimes); il en sortira sans doute un Directoire. Il adressera si nécessaire un appel à l'ONU ..."

  15. 15. Témoignages recueillis par l'auteur auprès de Hubert Rassart, Irène Vrancken etc.
  16. 16. Voir Serge DERUETTE, op. cit. p.247. Voir aussi les rapports de la Sûreté.
  17. 17. Voir S. DERUETTE, op. cit.
  18. 18. H. Theunissen le décrit comme un "camp retranché" (op. cit., tr. fr. p.115).
  19. 19. Le Soir du 28 juillet déjà cité.
  20. 20. Témoignage d'Hubert Rassart recueilli par l'auteur de ces lignes et cité in extenso dans De Morgen du 27 juin 1980 pages 17-18 sous le titre Toen Wallonië, bijna een republiek was.
  21. 21. Selon André MOMMEN dans De teloorgang van de belgische bourgeoisie, Kritak, Leuven, 1982, on ne peut expliquer autrement le fait que le roi se soit retiré, les troupes du PSC-CVP étant unanimement rangées derrière le maintien du roi.
  22. 22. C'est l'élément décisif selon Jules-Gérard LIBOIS et José GOTOVITCH dans Léopold III: de l'an 40 à l'effacement, POL-HIS, Bruxelles, 1991.
  23. 23. Voir Thierry Goossens, op. cit.
  24. 24. Jean DUVIEUSART, op. cit. p.122. Mais il s'agit bien d'une "tentation". Le roi est inquiet mais ne désire pas vraiment se retirer pour cette raison quand il déclare le 31 juillet 1950 à 6h30 du matin :"Je refuse d'être le témoin d'une guerre civile".
  25. 25. Jean DUVIEUSART, op. cit. pages 129-132.
  26. 26. Jean DUVIEUSART, op. cit.,p.133.
  27. 27. Jean DUVIEUSART, op. cit. p.134.
  28. 28. Jean DUVIEUSART, op. cit., p.135. Les déclarations de DELMARCELLE dans la Libre Belgique sur les événements de cette nuit le confirment.
  29. 29. Jean DUVIEUSART, op. cit., p. 135. Jean STENGERS, dans Léopold III et le gouvernement (Duculot, Gembloux, 1980) explique que telle fut déjà l'intention de ce roi le 28 mai 1950. Il ne réalisa pas son intention car on lui fit valoir qu'elle était anticonstitutionnelle (or elle ne l’était pas).
  30. 30. Le roi pouvait, de son propre chef former un gouvernement, le premier ministre nommé donnant alors son contreseing à la décision royale (seule la coutume veut que ce soit le premier ministre précédent et démissionnaire qui le fasse).
  31. 31. Jean DUVIEUSART, op cit., p.146.
  32. 32. Témoignage recueilli par l'auteur de ces lignes et présenté au printemps 83 à la BRT.
  33. 33. Ibidem.
  34. 34. Les rapports de la Sûreté vont dans le même sens. Robert Lambion a fait des confidences identiques sur ces réunions à H. Theunissen (op. cit. p. 124).
  35. 35. Cet épisode fut raconté le 27 septembre 1978 (à la RTBF) par Willy Schugens.
  36. 36. Témoignage d'Hubert Rassart.
  37. 37. Le 29 juillet Renard était à Pont-à-Lesse pour selon R Moreau rédiger une déclaration d'autonomie de la Wallonie avec d'autres dirigeants syndicaux. Cette réunion de Pont-à-Lesse est l'une des rares où interviennent, d’après toutes les sources que nous avons consultées, d'autres acteurs que les acteurs liégeois. Dans Le Gaulois, 12 mai 1951, p. 3, Emile Cavenaille écrit qu'il a entendu parler du gouvernement provisoire, ce qui suppose que cette affaire n’était pas seulement liégeoise.
  38. 38. Rapports de la Sûreté
  39. 39. Manuscrit de Fernand SCHREURS intitulé Quelques figures d'ancêtres, la famille Schreurs, Tome II, Liège, 1964, p. 118.
  40. 40. Pour René Pourret, journaliste liégeois de tendance libérale, l'idée existait chez certains.
  41. 41. Chaque fois que nous avons tenté d'entrer en contact avec Willy Schugens, lui représentant l'importance de tout ceci pour la mémoire de la Wallonie il nous rétorqua que ce qui s'était passé alors n'était pas à l'honneur de la Wallonie.
  42. 42. Cette interprétation est celle autant d'Hubert Rassart que celle de André Schreurs. Joseph Coppé témoigne pour l'auteur de ces lignes que telle était déjà l'idée d'Hubert Rassart en juillet 1950.
  43. 43. Velaers et Van Goethem, op. cit. pages 917-918. Pour les avertissements, notez ceux de l’ancien recteur de l’ULB (25/6/45, p. 955), du Président du Sénat (12/7/45, p. 968) etc.
  44. 44. Ce film a été réalisé par Michel Vuillermet et est intitulé La Chute d'un roi qui reconstitue très bien le contexte des événements de 1950, sans toutefois vraiment mentionner la tentative du gouvernement provisoire. On peut le consulter sur You Tube ou encore lire l'article sur la grève générale de 1950 dans la Wikipedia de langue anglaise (Note ajoutée ce 21 novembre 2010).
  45. 45. Jean-Michel FRODON, La projection nationale, Odile Jacob, Paris, 1998.
  46. 46. Le discours de Pierlot le 28 mai 1940, la réunion de parlementaires à Limoges, sont plus graves, mais en pleine bataille de France, sous l’influence de ce pays qui semble encore la première puissance militaire du monde, alors que le roi est physiquement absent. Ces « audaces » furent suivies de nets repentirs.