Le libéralisme et le marché : l'Union européenne s'y enfonce ...à contre-courant

Toudi mensuel n°62, janvier-février 2004

La démarche

Voici l'Union européenne élargie à 25 pays; presque toutes les ratifications du Traité d'élargissement ont été adoptées soit par des référendums, soit par les Parlements.

Parallèlement, il convenait d'établir de nouvelles règles de gestion de l'Union européenne. On ne peut gouverner l'Union européenne selon les mêmes principes que ceux qui ont été adoptés au tout début de la construction européenne, lorsqu'elle ne comportait que six pays. Ce travail d'élaboration a été confié à une « Convention », présidée par Valery Giscard d'Estaing, assisté de Giuliano AMATO et de Jean-Luc DEHAENE, tous deux Vice-Présidents, ainsi que de douze personnalités, formant ensemble le praesidium. La Convention était assez largement composée de 500 conventionnels, issus de quatre composantes : les États membres, les Parlements nationaux, la Commission européenne, les pays candidats, et douze observateurs représentant le Comité des Régions et le Conseil économique et social.

Le « Projet de Traité établissant une Constitution pour l'Europe » adopté par la Convention a été présenté au sommet européen de Thessalonique, le 20 juin 2003, et remis officiellement à Rome le 18 juillet 2003, après quelques modifications de détail et l'adoption en bloc de la Partie III (qui n'a pas été présentée à Thessalonique)

Ce projet de Constitution est vraiment très volumineux, Il comporte 461 articles, dont 78 % pour la seule partie III. Il comprend quatre parties distinctes :

Partie I. Sans titre mais contient ce qui se trouve habituellement dans une Constitution proprement dite

- définition et objectifs, droits fondamentaux et citoyenneté de l'Union, compétences, institutions, exercice des compétences, vie démocratique, finances, environnement, appartenance à l'Union.

Partie II. La Charte des Droits fondamentaux de l'Union

- reprise mot à mot de la Charte des Droits fondamentaux adoptée lors du Conseil européen de Nice en décembre 2000.

Partie III. Les politiques et le fonctionnement de l'Union

- reprise avec mise en forme et cohérence juridique des traités en vigueur, en pratique l'Acte unique (1985), traité de Maastricht (1992), traité d'Amsterdam ( 1997) et Traité de Nice (2000).

Partie IV. Dispositions générales et finales

- notamment la durée illimitée et la procédure de révision, ainsi que divers protocoles, entre autres sur le rôle des Parlements nationaux, sur l'Eurogroupe (pays qui ont adopté l'Euro comme monnaie), sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, sur la pondération des voix au Conseil des Ministres et au Conseil européen.

Ce projet fait l'objet d'une discussion entre les États au sein de ce qu'on appelle une Conférence intergouvernementale (CIG). Aucun accord n'a pu être obtenu sous la Présidence italienne au sommet européen de Bruxelles, les 12 et 13 décembre 2003. Le travail de la CIG se poursuit donc sous la Présidence de l'Irlande qui a pris la succession de l'Italie au 1er janvier 2004 pour une période de six mois.

Une non-crise dans la construction européenne

Le manque d'accord sur le texte issu de la Convention ne constitue pas une crise, tout au plus un échec pour Silvio Berlusconi, le Premier Ministre italien.

La négociation continue. Elle achoppe actuellement sur le refus de la Pologne et de l'Espagne qui estiment, toutes les deux, que leurs pouvoirs en terme de votes au sein des Conseils de Ministres et du Conseil européen ont été amoindris par rapport à ce qu'ils avaient obtenu au Traité de Nice. Tant qu'il n'y a pas d'accord unanime de tous les Gouvernements des 25 pays, sans exception, le projet de traité ne peut pas être adopté. Cela ne signifie pas du tout qu'on se trouve dans un vide juridique, cela signifie que l'Union européenne continue à fonctionner selon les règles qui figurent dans le Traité de Nice. D'ailleurs, le projet de Constitution s'il était adopté prévoit que d'ici au 1er novembre 2009, soit après les élections européennes suivantes, celles de juin 2009, les règles adoptées à Nice en 2000 continuent à être d'application à titre temporaire. On dispose, donc, de temps pour l'adoption de cette Constitution sans compromettre sérieusement l'avenir de l'Union européenne.

Un projet de traité dangereux et absurde

Il faut se rendre compte de la portée considérable de ce traité quant à l'avenir de l'Europe. Le dogme de l'économie de marché y est rappelé à quatre reprises : « la politique économique est conduite conformément au respect du principe d'une économie de marché où la concurrence est libre » .

On ne peut pas être plus clair pour affirmer la confiance totale dans la concurrence et dans les marchés. Toutes les politiques, y compris les politiques de l'emploi, les politiques sociales, l'existence des services publics, la fiscalité touchant les sociétés, autant de domaines soumis au principe d'ultra libéralisme, désormais inscrit formellement dans une Constitution.

La partie III du projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe est de loin la plus importante, près de 80 % des articles. Elle reprend toutes les dispositions relatives aux politiques économiques contenues dans les traités antérieurs. Gravées dans le marbre d'une Constitution, ces dispositions seront intangibles pendant des années et constitueront les seuls axes de politique économique et de politique sociale. Pour changer, il faudrait, en effet, entreprendre une procédure longue et unanime : réunir une Convention sur le modèle de celle qui vient de se tenir, passer dans une Conférence intergouvernementale, une adoption par tous les Gouvernements et une ratification par tous les pays..

On n'a jamais vu, ailleurs au monde, une constitution aussi dangereuse et aussi absurde. Dangereuse parce qu'elle fige irrévocablement les politiques économiques et les principes fondamentaux d'organisation de l'économie. Partout dans le monde, on se rend compte aujourd'hui de l'incapacité d'un système économique de marché et de concurrence à fonctionner sans crise majeure. Partout dans le monde, le système économique de marché accroît les inégalités entre pays riches et pays pauvres, entre riches et pauvres dans les pays développés et dans les pays en développement.

Partout dans le monde, y compris aux États Unis d'Amérique, les pouvoirs publics pratiquent des politiques économiques différentes du libéralisme pur et dur. Certains secteurs économiques comme l'agriculture, la recherche, sont subsidiés ou, à tout le moins protégés par des brevets, des droits de douane, des règles soi-disant relatives à la protection de la santé mais qui évitent la concurrence.

L'économie mondialisée ou globalisée est aux mains d'un petit nombre d'entreprises multinationales gigantesques et absolument pas en concurrence. Le pétrole, l'automobile, les médicaments, les activités bancaires et financières, les productions cinématographiques et télévisuelles - les feuilletons -, les assurances, beaucoup de produits alimentaires en sont des exemples évidents.

Face à cette réalité, l'Union européenne avance à contre-courant. Elle fait semblant de croire qu'il existe une concurrence et ferme les yeux. Par le fait même, elle s'interdit toute politique de l'emploi, toute politique sociale, toute politique réelle de lutte contre les inégalités, toute politique de réduction et de suppression de la pauvreté.

L'Union européenne, ne se rend pas compte que les temps ont changé et changent. Depuis SEATTLE (xxx), l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) est bloquée dans sa volonté de développement du libre-échange et CANCUN (2003), un total échec pour elle, est encore plus évident.

Même les multinationales se rendent compte que la situation pourrait devenir dangereuse pour elles si elles ne changent pas; certaines envisagent d'introduire des comportements éthiques. L'industrie du médicament a été contrainte par les opinions publiques à baisser le prix de certains médicaments à l'égard des pays en voie de développement.

Le projet de Traité donne la part belle aux financiers privés et brident l'action des États, notamment par les trois points suivants.

La libre circulation des capitaux ne peut être touchée que par un vote à l'unanimité du Conseil de l'Union; adieu à toute politique visant à freiner la spéculation, comme pourrait l'être une taxe Tobin, revendiquée par les altermondialistes. Il en est de même de la lutte contre la fraude fiscale en matière d'impôt des sociétés qui, outre l'unanimité, ne peut être entreprise que « si elle est nécessaire pour assurer le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence ». Les paradis fiscaux européens et « off shore » ont encore de beaux jours devant eux au plus grand profit des grandes entreprises multinationales et des trafiquants.

La Banque centrale européenne est confirmée dans son statut de totale indépendance à l'égard du pouvoir politique et reste limitée dans son seul rôle de sauvegarde de la valeur de la monnaie, au contraire de la Réserve fédérale américaine qui a aussi comme mission de veiller au développement économique. Donc, l'Union européenne se refuse à pratiquer toute politique monétaire visant à stimuler la croissance dans les périodes de faibles activités.

Le Pacte de stabilité et de croissance qui limite le déficit budgétaire annuel de chaque Etat à 3% de son PIB (produit intérieur brut) entre aussi dans la Constitution, précisément au moment où beaucoup d'économistes et de Gouvernements estiment avec raison qu'il devrait être revu. Même Jacques Delors, estime que cette mesure avait son sens pour guider les pays vers une cohérence nécessaire pour passer à l'Euro mais qu'elle ne s'indique pas pour vivre ensemble dans l'Euro. Par contre, selon lui, « il faut un pacte de coordination des politiques économiques. Il faut équilibrer la jambe monétaire et la jambe économique. C'est essentiel » (Le Monde,14 janvier 2004, page 9).

On se rend compte qu'on ne pourra coordonner que des politiques économiques restrictives et non des politiques de développement, des politiques favorisant les grands intérêts privés et non des politiques pour l'ensemble des citoyens.

Autres critiques

D'autres critiques peuvent être faites au projet de traité instituant une Constitution européenne notamment dans trois domaines :

- le manque de démocratie à divers niveaux; c'est le résultat de la démarche adoptée pour construire l'Europe, d'abord l'économie qui tirera ensuite le politique; on a vu où en est l'économique, le politique démocratique reste très faible;

- l'absence de toute avancée sociale alors que l'Union européenne en manque cruellement et la subordination du social au politique,

- la PESC (politique étrangère de sécurité commune) et la PSDC (politique de sécurité et de défense commune).

Une petite chance

Le temps supplémentaire avant l'approbation du texte par les Gouvernements donne une petite chance d'infléchir le contenu. Il est, en tout cas indispensable d'obtenir que la révision des articles de la Partie III, relative aux politiques économiques, ne soit pas soumise à la procédure de l'unanimité, mais que ces articles puissent être révisés moyennant une procédure plus rapide et à la majorité spéciale, comme pour l'adoption de la plupart des politiques. Cela paraît tellement évident qu'il est étonnant que des membres aussi éminents que ceux du praesidium de la Convention ne l'aient pas proposé.

Notes

Sur la Banque centrale européenne et l'Euro,voir :

- Yves de Wasseige, Demain l'Euro ! Et alors ?, in TOUDI, n° 15, décembre 1998,

- Yves de Wasseige, Euro faible, Euro en panne, in TOUDI, n°30, juin-juillet 2000

Sur le pacte de stabilité et de croissance, voir :

- Yves de Wasseige, Pacte de stabilité, acte de stupidité, in TOUDI, n°51, novembre-décembre 2002.