Le Luxembourg qui voulut la République est-il une nation ?

République n°39, octobre 1996

Nous connaissons mal  l'histoire du Grand-Duché, « petit » pays, sans doute, mais authentique nation où les Jacobins de 1795, se substituant à  une noblesse défaillante, vont rester en place après 1815, sympathiser à la révolution belge de 1830 (avec l'espoir d'être réunis à la France: ils ne seront que détachés de la Belgique). En avril 1848, des éléments libéraux fondent une démocratie parlementaire. Voilà, entre autres, ce que nous proposent les CM en quarante pages bien tassées d'un historien grand-ducal, dans un numéro plein d'intérêt.  1

Certes, le pays va subir l'influence allemande, l'idéologie prussienne de l'Etat. Malgré cela, une majorité parlementaire anticléricale vota des lois laïques en 1912. Mais la Grande-Duchesse Marie-Adelaïde, montant sur le trône cette année-là, déborda les limites de la monarchie constitutionnelle. Lors de l'invasion allemande en 1914, la Grande-Duchesse et d'autres autorités du pays marquèrent leur sympathie à l'Allemagne. On connaît les vues annexionnistes de la Belgique sur le Luxembourg, mais on sait moins les détails de l'insurrection républicaine du 10 novembre 1918.

La République écrasée par la France

La Chambre luxembourgeoise suspend la monarchie. Le 9 janvier, face au soulèvement républicain qui aurait pu amener à une annexion à la France, les troupes françaises - paradoxe -  intervinrent: "C'est justement la France qui par son intervention a coupé court à l'expérience républicaine, se lavant ainsi du reproche d'avoir voulu utiliser les républicains luxembourgeois pour arriver à ses fins. Et ce sont les dirigeants libéraux belgophiles qui par leurs réticences ont permis à la droite de sauver la dynastie. C'est l'étranger qui sauva l'indépendance du Luxembourg contre la volonté d'une part notable des Luxembourgois, pour la simple raison que cette indépendance correspondait mieux à ses intérêts" écrit  Henri Wehenkel. Et il poursuit: « Le refus français et les hésitations libérales provenaient du fait que, derrière cette république proclamée à Luxembourg, se profilait le spectre d'une autre république et que la Marseillaise chantée à Luxembourg avait des accents qui inquiétaient la France bourgeoise et l'état-major de Foch. » 2 (notons qu'au Danemark, la France et l'ambassadeur Paul Claudel soutinrent aussi la monarchie en butte à un soulèvement de type républicain). On peut dire qu'à ce moment les Conseils ouvriers avaient le pouvoir, instaurant un régime  plus favorable que le régime social français ou belge. En mars 1921, ils déclenchèrent une grève dans les usines sidérurgiques. Elle fut écrasée par l'armée française. Les ambassadeurs de Belgique et de France demandèrent la suppression des conseils ouvriers. Il y a aussi l'histoire complexe de la bourgeoisie grand-ducale (ou plus ou moins telle) à travers l'Arbed, les relations avec la France, la Belgique (se partageant le Luxembourg, les chemins de fer à Paris, l'Union monétaire à Bruxelles), avec l'Allemagne nazie. Alors que le référendum de 1919 avait été favorable à la monarchie et à l'union économique avec la France, celui de juin 1937, qui proposait au peuple une loi pour la défense de l'ordre, vit la défaite de la droite. Les sympathisants libéraux de l'Allemagne furent battus et un gouvernement de coalisation  socialistes-catholiques vota des réformes, devint hostile à l'Allemagne.

Le NON d'un petit pays germanique à l'Allemagne

Vint la guerre et la défaite des démocraties, de la France en tout cas. Le gouvernement luxembourgois eut des attitudes analogues à celles du gouvernement Pierlot, la question de la monarchie exceptée puisque la Grande-Duchesse s'était, elle, exilée. On apprend que le ministre belge du Congo De Vleeschauwer tint les cordons de la bourse des Luxembourgeois en exil après que ceux-ci, presque parallèlement au gouvernement Pierlot, choisirent le camp anglais. Le pays, occupé par les nazis, se refusa à répondre dans le sens germanique à un recensement de type ethnique: ni Anschluss, ni rattachisme... En août 1942, lorsque la conscription fut instaurée, une grève générale se déclencha contre la mesure. Un tiers des appelés s'échappèrent. Henri Wehenkel nous rappelle aussi les tentatives américaines fantaisistes pour créer une Flamingie - et une « Wallonie » correspondant peu à l'actuelle Wallonie - supprimant les petits Etats entre la France et l'Allemagne.

A la Libération, le Grand-Duché fut dominé par une sorte de CVP local, Ce qui n'avait été nullement le cas jusqu'ici, l'histoire du Grand-Duché catholique étant, à cet égard, différente de celle de la Belgique (jacobins de 1795, orangisme, républicains de 1848 ou de 1918). Ensuite, ce fut l'ouverture à l' « Europe », le début d'une place financière sous l'égide d'une Principauté de contes de fées - du moins, on peut la percevoir ainsi à l'étranger. S'agissant de cette place financière, du redéploiement  de l'Arbed, Wehenkel écrit: « Tant que la machine fonctionne et que l'argent continue de rentrer, la fête peut continuer. Sagesse de nos hommes politiques? En réalité, ils n'ont rien prévu et tout leur est tombé du ciel. » 3 Ce qui est une manière de démystifier la façon dont la droite a tendance parfois à magnifier un Luxembourg répondant aux critères de Maastricht, où "règne(rai)ent le luxe, le calme et la volupté". Wehenkel conclut: « Dans le passé, le Luxembourg a toujours su se tirer d'affaire, dit-on, et il a su intégrer avec une étonnante facilité. Ce n'est plus possible avec l'afflux des frontaliers que croisent les habitants du pays quand le soir ils rentrent chez eux. Sans échanger un regard, sans partager leurs soucis. » Leur âme, poursuit Wehenkel « Les Luxembourgeois l'ont perdue, vendue, jouée. et cette utopie luxembourgeoise - la république aux dimensions d'une commune - est devenue une illusion, les conditions n'étant plus réunies. A moins que des solidarités tout à fait inédites ne se nouent. Il faudrait alors un autre scénario pour l'Europe. » 4

La notion de « petit » pays

La notion de « petit pays » est à repenser. Même à travers ses dépendances énormes, la population du Grand-Duché vit des projets qui lui sont propres et si les utopies sociales s'y sont brisées, elles se sont aussi brisées dans les grands Etats. Robert Medernach estime que la nation luxembourgeoise a été un mythe, sauf de 1945 à 1975, mythe qui s'effrite. Mais il décrit cet effritement dans des termes qui pourraient s'appliquer à la France, par exemple... L'appel à l'Europe de Wehenkel peut n'être pas une fuite si elle se conçoit, non pas comme la fameuse « Wallonie » de Roosevelt, au  mépris d'espaces politiques pas aussi artificiels qu'on le croit, mais comme une articulation de ces espaces, à certains égards indépendants, et d'un projet plus vaste qui ne supprime pas les nations. Le Grand-Duché - à cet égard! - est une leçon pour une confédération belge ou une Wallonie indépendante.


  1. 1. ) Henri Wehenkel, Quelques compléments à l'histoire nationale du Grand-Duché de Luxembourg in Les Cahiers marxistes avril-mai 1996, pages 145-184.
  2. 2. Ibidem pp169-170.  
  3. 3. p. 188.
  4. 4.  p.189.