Le "sud du pays"

Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

Passé la commune de Rhode-Saint-Genèse (nom admirable), le voyageur qui, parti de Bruxelles, se dirige vers le sud, franchit le fil invisible de la frontière linguistique et, immanquablement, au milieu de la rue, en plein «centre du pays», arrive dans «le sud du pays». Lui prend-il l'idée de filer vers l'ouest vers les clochers de Tournai où viennent s'enrouler les brises de France: il sera encore au «sud du pays»; décide-t-il derechef de rebrousser chemin vers l'est, où Liège, tapie en sa vallée, campe face à la Germanie : rien n'y fera, il sera toujours au «sud du pays».

La Belgique est le seul pays du monde où le sud embrasse tout à la fois l'est et l'ouest, où les points cardinaux se rencontrent en un nord - dit «plat pays»1, qui successivement veut, tient, craque, chante sous les différents vents qui le traversent - et un sud qui ne veut rien, ne tient pas à grand chose, si ce n'est qu'on le laisse pleurer en paix. L'exiguïté du territoire et un possible déboussolement subséquent des populations n'est pas la cause unique de cette dénomination bipolaire.

En réalité, les commentateurs vivent sous le régime d'une loi tacite qui commande d'éviter de prononcer certains mots trop chargés d'un sens politique malvenu ou connoté négativement. Les circonstances dictent le choix du vocable: à la Wallonie, le PIB en chute constante, la moyenne des jours de grève, la désertification industrielle, le marasme; au «sud du pays», les entreprises «qui relèvent la tête», la jeunesse qui «en veut» (et qui pour le prouver apprend même le flamand), les vacances au grand air des forêts, etc. Nous l'avons vu, le «sud du pays» commence au «centre du pays». c'est sans doute ce qui lui vaut quelque mansuétude.

En météorologie par contre, la Wallonie n'existe pas - pas plus que la Flandre d'ailleurs. On parlera de la «côte», «des Flandres» (les deux provinces), de «centre du pays», d' «Ardennes», de «haute Belgique». (Les concepts géographiques de «basse» et de «moyenne Belgique», encore utilisés en radiophonie, disparaissent peu à peu du vocabulaire télévisé. Parler de «basse Belgique», c'est évoquer les rudes moeurs de peuples faiblement romanisés, l'assèchement des marais, la patience des missionnaires francs. Qui voudrait habiter en des lieux aussi inhospitaliers? Quant à la «moyenne Belgique», elle ne peut être peuplée que de rentiers boursicoteurs, de joueurs de loto et de fonctionnaires de niveau 2 - classes sociales que l'on devine a priori assez peu sensibles aux âpres jouissances de la dialectique hégélienne.)

On reparlera donc, en météorologie de «sud du pays». C'est sans doute pourquoi, quand je vois à la télévision les Fripounet et Marisette qui nous servent de météorologues-de-profession (sous-entendu: pas comme ces rigolos de Français qui ne prennent même pas le temps au sérieux), je ne puis me défaire de l'impression qu'il pleut décidément plus souvent en Wallonie que dans le «sud du pays».

  1. 1. À l'idée de Belgique ne doit évidemment correspondre qu'une seule image de marque, si possible exotique: les canaux, les façades en escaliers, les villes proprettes et rutilantes de la Flandre laborieuse. Cette prétendue platitude ignore à dessein la géographie du «sud du pays»: avec ses villages de pierre grise, ses rivières tumultueuses, ses collines escarpées, ses monts et ses vaux, la Wallonie rurale ressemble décidément trop à une certaine France profonde. Les touristes qui veulent voir du typiquement belge sont donc envoyés d'urgence à Gand, Bruxelles ou Bruges.