Le vent se lève
Michael Gira, « Destroyer », The Angels of light sing « Other People », Young God Records 2005
Qui est-ce qui pousse un individu à s’engager, à quitter une voie apparemment toute tracée, au risque de tout perdre y compris parfois sa vie :
La colère ? L’injustice ? L’idéalisme ? L’idéologie ? La fraternité ? Le sens du devoir ? Le goût de l’aventure? L’esprit de groupe voire la pression du groupe ? La fidélité et la reconnaissance vis à vis des combats menés par les générations précédentes ?
À ces questions doit évidemment être liée celle des conséquences ultimes de cet engagement non seulement sur le plan personnel, mais aussi du point de vue collectif.
Sans que cette « mécanique de l’engagement » ne soit un de ses thèmes de prédilection, c’est notamment cela que Ken Loach interroge dans son dernier film « The wind that shake the barley » primé par la plus haute des récompenses lors du dernier festival de Cannes.
La guerre d'indépendance en Irlande
L’Anglais Loach et son scénariste écossais Paul Laverty ont décidé de scruter une époque bien déterminée de l’histoire irlandaise, celle de la guerre d’indépendance (janvier 1919- juillet 1921) plus particulièrement ce qui est souvent qualifié de Tans war qui se déroule surtout à partir de 1920. Rappelons brièvement le contexte. Après la répression féroce des Pâques sanglantes de 1916, menées par une poignée de conspirateurs républicains, de poètes et de syndicalistes et l’imposition ratée de la conscription au printemps 1918, le Sinn Fein, parti autonomiste remporte les élections kakis de décembre 1918. Se constituant en Assemblée Nationale en janvier 1919, les députés du Sinn Fein proclament à nouveau la souveraineté de la République d’Irlande et chargent un gouvernement autonome des destinées de l’île. Le même jour, les premiers coups de feu de la guerre d’indépendance étaient tirés par l’IRA dans le comté de Tipperary. Jusqu’en juillet 1921, la lutte suivra donc deux voies parallèles et parfois opposées, le combat politique et la lutte armée, les dirigeants de ces deux options se confondant en grande partie. L’IRA s’en prend d’abord à la Gendarmerie irlandaise (qui a été toujours été armée contrairement à la police britannique), et attaque donc les casernes de la RIC pour se constituer un stock d’armes plus performant que les quelques fusils de chasse et carabines en sa possession.
La terreur britannique
Recrutant dans l’immense stock constitué par les démobilisés de la Première guerre mondiale, le gouvernement britannique considère la question irlandaise comme un simple problème de maintien de l’ordre. Il double la RIC pour atteindre les 50.000 hommes. La plupart se retrouvent vêtus d’un uniforme mi-policier (noir) mi-militaire (kaki), les « black and tans », aidés des 2500 hommes de sa division auxiliaire (ADRIC) composée d’officiers démobilisés: ils vont répandre la terreur dans toute l’Irlande durant l’année 1920 (assassinat de mandataires du Sinn Fein comme le Lord-Mayor de Cork, incendie du centre de Cork, etc.). Ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les combats meurtriers de la Grande guerre, celle où il n’importe plus de battre l’ennemi, mais bien de l’anéantir, vont donc réveiller un cycle de violence latent dans l’histoire irlandaise. Le principal personnage du film, Damian O’Donavan, est sur le point de quitter son île pour aller parfaire ses études de médecine à Londres, quand il se retrouve témoin et victime d’une opération policière des Tans coups, injures racistes, humiliation, pillage et surtout meurtre d’un camarade liquidé, car répondant en gaélique aux ordres de la soldatesque. Aidé de son frère Teddy, ils vont constituer un petit noyau de « volontaires » avec les jeunes hommes qui, traditionnellement, auraient émigré d’Irlande, mais que la prospérité des campagnes (l'Irlande étant devenue, suite au blocus maritime allemand, la principale source agro-alimentaire de la Grande-Bretagne), et l’interdiction d’émigrer causée par la Grande guerre ont laissés disponibles. L’entraînement et le passage à l’action de cette Flying column, prototype de bien des guérillas du XXe siècle, est le centre du film.
Affrontements entre Irlandais
Mais Loach montre aussi l’affrontement idéologique existant au sein de l’IRA. On sent bien que son personnage préféré est Dan, le cheminot syndicaliste et disciple de James Connolly qui refuse d’embarquer des soldats dans son convoi, parce qu’il est l’un de seuls à avoir une vision sociale de ce conflit tant de classe que national. Il montre aussi ces fameux men of no property, paysans recourant à la violence ou à la menace de la violence au moyen de sociétés secrètes depuis le milieu du XVIIIe siècle, luttant contre le passage de l’économie « morale »à l’économie libérale de marché basée sur le profit. Ces « primitifs de la rébellion », comme les qualifie l’historien Éric Hobsbawn, ne craignent pas la violence et seront toujours insoumis quel que soit le régime en place. Cette curieuse alliance d’intellectuels et de paysans conduit au meurtre de celui qui physiquement symbolise le pouvoir britannique: le propriétaire terrien, aristocrate de souche ou de récente origine. Ce gentleman, Sir John Hamilton, pour avoir dénoncé à l’armée britannique ses hommes qui appartenaient à l’IRA, est exécuté en même temps qu’un mouchard qui n’a pas su désobéir à ce maître qui lui demandait de nommer ses frères d’armes. Il s’agit bien sûr d’un tournant, la lutte armée prenant dès lors un tour fratricide et sans pitié, c’est à dire n’acceptant plus la moindre faiblesse en son sein au nom des souffrances endurées par le peuple irlandais. Loach montre aussi les quelques représentants de la classe moyenne « marchande », qui tant par habileté, opportunisme et parfois même conviction, vont aussi financer le mouvement autonomiste. Ce sont toutes ces sensibilités qui vont s’affronter lorsque sera négocié avec le gouvernement britannique le traité du 6 décembre 1921 qui accorde à l’Irlande le statut de Dominion au sein de l’Empire, et non une République souveraine et autonome, et l’ampute des 6 comtés du nord de l’île à la majorité protestante la plus forte. L’IRA et le Sinn Fein se divisent, la guerre d’indépendance va laisser la place à la « guerre des frères » où les Irlandais voulant bâtir un État concret (les Free-Staters) et ceux ne voulant cesser la lutte armée qu’une fois leur idéal « politique » atteint (les Irregulars), vont s’affronter et aussi s’entre-tuer. Cette guerre civile, qui ne prendra fin qu’en avril 1923 avec la défaite des « anti-traité », va laisser un sillage d’amertume et de rancœur dans toute la société irlandaise jusqu’à nos jours. Les deux principaux partis politiques actuels de la République d’Irlande sont les successeurs directs de l’aile « pro-traité » (Fine Gaël), et « anti-traité » (Fianna Fail), du Sinn Fein et de l’IRA. La grande réussite de Loach et Laverty est leur refus de « juger » les positions défendues lors de cette période, y compris celle prise par ceux qui refusèrent de choisir un camp lors de la guerre civile ou qui considéraient qu’il s’agissait d’une trahison des idéaux égalitaires et sociaux de la révolution entamée en 1916.
Un très beau film d'une grande justesse historique sur la violence
Leur film a suscité une véritable émotion populaire en Irlande et il a réussi à dépasser les clivages hérités de la guerre civile, mais aussi d’autres plus récents, notamment par rapport au recours à la lutte armée. Probablement que ce film est arrivé au bon moment, c’est à dire dans une société qui pour la première fois de son histoire n’abrite plus réellement de mouvements républicains significatifs recourant à la lutte armée. Le Sinn Fein de Gerry Adams a choisi le bulletin de vote et cela lui a plutôt bien réussi dans les deux parties de l’île. Il serait erroné de trop se focaliser sur l’idée que The wind that shake the barley serait une métaphore déguisée de la guerre menée en Irak. Il s’agit avant tout d’un film sur l’histoire de l’Irlande et donc sur l’impérialisme britannique, film dont les aspects romancés sont vraiment mineurs.
Historiquement, il est en effet quasi irréprochable 1. Mais il nous conduit à une double réflexion. En premier lieu, que l’État, le Pouvoir, le Groupe, la Parti, la Classe, qui introduit la violence dans une société ne peut jamais deviner où celle-ci va s’arrêter. Ce constat est valable aussi pour la violence des « opprimés » : ce n’est pas sans un certain malaise que l’on regarde les conséquences humaines d’une embuscade « réussie » de l’IRA. En quoi la perte d’une dizaine d’hommes dans un fossé boueux affaiblirait-elle réellement un Empire qui n’a pas hésité à jeter des millions d'hommes dans la fournaise de la Grande guerre ? Loach et Laverty semblent nous dire que la violence, même si elle est parfois « moralement » justifiée, ne peut déboucher que sur une impasse et des blessures qui ne se cicatriseront peut-être jamais. Et en second lieu, que les premières victimes de la violence sont les femmes. Il y a un parallèle évident entre l’évocation de la réaction de la mère du mouchard exécuté au nom de la République d’Irlande par Damian et celle de la fiancée de clui-ci quand elle apprend qu’il a été fusillé par Teddy en raison de son rejet du traité au nom de l’État Libre d’Irlande. Dans les deux cas, des Irlandais ont tué un autre Irlandais comme justification aux souffrances endurées durant la lutte, aveugles au fait que par ces actes, ils ne faisaient qu’en produire de nouvelles. Loach est bien trop intelligent pour réduire les femmes à un statut de victimes, il montre clairement leur engagement durant le conflit, mais de tous les « vaincus » de la révolution irlandaise, on devine bien qu’avec les syndicalistes et les socialistes, ce seront elles qui paieront le prix le plus élevé dans une société où l’Église catholique va pouvoir réimposer son monopole moral jusqu’au début des années nonante, comme le montre bien la scène où un prêtre excommunie en chaire les irregulars. Par ce film, Ken Loach, infatigable combattant de la gauche britannique, se hisse à la hauteur voire même dépasse son film désormais classique sur la guerre civile espagnole Land and Freedom, ce qui lui a valu des tombereaux d’injures de la presse populaire britannique, les agissements d’une grande puissance passée n’étant jamais ni très nobles, ni très beaux à contempler.
Ce qui prouve, à nouveau, qu’une œuvre artistique ne vaut que si elle se fait contre l’opinion dominante, quelle que soit celle-ci: rien que pour la constance de son engagement politique et esthétique (que nous n’avons pas évoqué ici faute de temps) depuis 1969, Ken Loach méritait bien une palme d’or. En plus cela tombe bien: The wind that shake the barley est probablement l’un de ses meilleurs films.
- 1. Voir la critique du film par Brian Hanley dans History Ireland. http://www.historyireland.com//volumes/volume14/issue5/reviews/?id=114103 Hanley est l’auteur de l’excellent ouvrage paru en 2002 : « The IRA, 1926-1936 »