L'enfant

Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006
1 avril, 2010
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 Film après film, Luc et Jean-Pierre Dardenne continuent à élaborer une oeuvre cohérente et singulière dans ses choix éthiques et esthétiques. Cette cohérence, au fond, semble plus gêner plus qu'intéresser, je reste étonné de la distance relative des médias wallons et bruxellois face à « L'enfant », est-ce un manque d'adhésion à l'éthique du film ? Comme celui-ci fut de nouveau primé à Cannes, beaucoup préférèrent s'abstenir de positions ou point de vue trop négatifs, d'où souvent des critiques, au mieux, relativement « neutres » . Citons, par exemple, une ancienne présentatrice de JT se demandant s'il était encore possible en Belgique de critiquer les Dardenne ou cette responsable politique faisant comprendre à demi-mots que les films de ces derniers lui filaient la migraine ! Evidemment , baser une histoire sur autre chose que le point de vue du pouvoir ou les petites misères sentimentales et nombrilistes des élites dominantes, cela peut faire grincer des dents. Je penses que, réellement, le fait que ce soit ce genre-là de cinéma qui soit admiré et primé en dehors de nos frontières, cela irrite beaucoup de monde d'où finalement l'accueil médiatique relativement modeste donné à cette deuxième palme d'or. En plus, les Dardenne ne doivent pas ou plus grand-chose à quelqu'un ou à une institution, la place et l'indépendance qu'ils ont conquises dans le cinéma européen finit par agacer, oubliant par là la chance que constitue pour un pays l'existence de tels cinéastes qui n'imposent pas leur(s) morale(s) dans leurs films dans le développement ou le maintien d'un véritable espace public de discussion.

Filiation, paternité, transmission

Dans un précédent article sur les Dardenne, j'avais écrit que leurs films étaient toujours marqués, en quelque sorte, par un meurtre symbolique, celui du père dans « La Promesse », celui de la mère ou du « frère » dans « Rosetta », celui du fils par le père dans « Le Fils », ces « meurtres » ouvrant à chaque fois la possibilité d'une renaissance. Cette perte n'est pas niée ou, si vous préférez, elle est reconnue et « transcendée », ce qui permet aux hommes et aux femmes de continuer à avancer ou d'envisager, malgré tout, un futur. Il était peut-être donc logique ou inévitable que « L'enfant » commence littéralement et symboliquement par une véritable naissance, celle du fils de Bruno. Celle-ci permet au Dardenne d'aborder à nouveau la question de la filiation-transmission et donc aussi celle du deuil. Cette question que l'on retrouvait dans leurs films précédents et dans ceux d'autres cinéastes, tant d'ici que d'ailleurs, je pense par exemple au beau premier film du polonais exilé en Suisse Greg Zglinski « Tout un hiver sans feu », est toutefois ici dépassée car, au fond, il n'y a plus rien à transmettre. Si la question de la transmission entre générations était une des questions brûlantes notamment dans les cinématographies allemandes, italiennes, françaises de la fin des années 60 et du début des années 70 ( pour résumer : Papa, dans ton jeune temps, as-tu été résistant ou collabo, ou pire attentiste ?), ici Bruno est confronté à l'impossibilité, provisoire ou définitive, de l'acte de transmission même. Après l'indicible de la perte d'un enfant dans « Le fils », apparaît un autre abîme, celui de la filiation, quand Bruno accepte l'idée de son amie de donner à l'enfant les prénoms de ses grands-pères, cela ne représente rien pour lui, cela aurait pu être n'importe qu'elle autre prénom. Il n'a rien à transmettre, car il n'a pas de passé et donc de sentiments et, jusqu'à ces larmes finales, c'est son cheminement vers l'expression de ceux-ci que « L'enfant » nous a conduit. Bruno semble ne pas avoir de père, il a une mère qui lui sert juste d'alibi quand il en a besoin dans ses petits trafics, il vit dans un monde uniquement matériel(iste). De ce point de vue, le film est remarquable, l'obscénité de l'argent ou du matérialisme contemporain s'incarne littéralement dans le téléphone portable de Bruno qui est son seul outil de travail: lorsque celui-ci lui est confisqué, il se sent profondément dégradé. Cela n'est pas sans rappeler « L'argent » de Robert Bresson, le passage des billets de banque de Bruno vers sa 'revendeuse' et ses 'associés' et inversement constitue le leitmotiv du film. Dans un monde où tout peut se vendre ou s'acheter sur le marché, Bruno vend donc son enfant et remonte le fleuve pour aller le déposer dans un immeuble de la Ville, scène inouïe où toute la tension passe par les sonneries du portable de Bruno. Lorsqu'il veut récupérer son fils, Bruno se retrouve dans l'obscurité d'un garage, il doit alors passer l'argent de la vente de son fils et son portable au dessus du mur vers le garage voisin conformément aux ordres d' une voix qui n'est autre que celle de Luc Dardenne 1 ! Bruno consomme et ne peut vivre que dans l'instant présent, il achète une veste en cuir à son amie, loue une voiture cabriolet, et quand l'argent vient à manquer il sous-loue sa chambre et va dormir au refuge de nuit, il est littéralement sans futur. Cet enfant qui surgit dans sa vie, après quelques moments d'amusement, il ne pouvait l'appréhender qu'en terme de valeur marchande ou monétaire. Mais Bruno va devoir ouvrir sa réalité à une autre , celle de la mère de l'enfant. Le contraste est frappant, autant la filiation apparaît comme inconcevable pour lui, autant elle apparaît comme réelle, naturelle, organique pour cette jeune mère prénommée Sonia (ce qui rime avec Rosetta) qui, elle aussi, est sans parent. Pour Sonia, cet enfant ce n'est pas seulement la chair de sa chair, mais un espoir, un avenir, un être humain dont elle a la charge matérielle et morale. Lorsque Bruno lui annonce qu'il a vendu son enfant et qu'il lui dit que ce n'est pas grave qu'ils pourront toujours en faire un autre, elle s'effondre littéralement et perd connaissance. Les allers-retours le long du fleuve vont alors rythmer toute la suite du film: d'un côté son repaire, de l'autre l'hôpital, mais aussi le commissariat. La Meuse occupe un rôle central, la course poursuite finale qui l'entraîne à remonter et descendre presque sans fin ces rives va fixer son destin, lorsqu'il y aura plongé avec l'un de ses complices, les sentiments de Bruno vont littéralement faire surface : la peur, l'espoir, la solidarité et aussi la culpabilité.

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Le film le plus puissant des Dardenne

« L'enfant » est probablement le film le plus puissant et le plus cohérent dans sa forme des Dardenne, fini notamment cette caméra à l'épaule suivant à quelques centimètres des acteurs que certains se complaisaient à évoquer, il ouvre une possibilité de développement vers quelque chose d'autre. Le fait que, pour la première fois, un de leur film soit bâti tant sur la trajectoire d'un jeune homme que d'une jeune femme (même si le destin de Bruno domine plus l'écran) est significatif, même fugacement l'amour est aussi ici pour la première fois filmé.

On peut se demander si le constat final n'est pas celui de la fin de la transmission d'une certaine mémoire masculine (et ouvrière ?) face à la filiation maternelle en quelque sorte constante dans son opiniâtreté à se projeter dans l'avenir ? Les choses ne sont sans doute pas aussi simples que cela. Il y a presque 35 ans, Fassbinder réalisa un film peu vu qui s'intitulait « Gibier de passage », là, le matérialisme et la jouissance du présent et donc la table rase du passé s'incarnaient dans la jeune femme du film. L'idéalisme amoureux était celui du jeune homme du film qui terminait le film en prison, comme Bruno, mais là pour avoir tué les parents de son amie. En presque deux générations, les rôles se sont donc inversés ou revenus à la situation originelle, la seule chose stable et transcendante à notre époque demeurerait la filiation et la transmission maternelles ? Que pour les jeunes adultes d'aujourd'hui, la révolte ne doit plus être dirigée contre la génération d'avant, essentiellement vaincue ou démissionnaire face à l'Histoire, mais bien en soi et contre soi-même ?

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  1. 1. Et si l'enfant était aussi une métaphore de la création cinématographique pour les Dardenne ? Après la conception , dépossession et mise sur le marché et en quelque sorte vente puis re-possession ? Le cinéma , cet art qui est aussi une industrie, même pour eux...