Les élites contre la Wallonie

Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

Il est significatif qu'on ne veuille pas appeler la Wallonie par son nom (et pas seulement à la RTBF: on lira cependant la lettre collective que nous lui avons envoyée à l'initiative du Forum de la revue TOUDI). Il est significatif qu'on cherche à minimiser ses pouvoirs en s'obstinant contre toute raison politique à l'appeler «Région» alors qu'elle est juridiquement un État, un État fédéré disposant du plus de compétences parmi tous les États fédérés d'Europe (avec la Flandre ou l'Écosse). Il est significatif aussi qu'on continue à nier qu'elle soit un pays.

L'immense paradoxe de la violence symbolique de ce discours négatif sur la Wallonie - et cela bien avant la timide autonomie de 1980 - c'est qu'il n'a été logiquement possible qu'en tenant - justement! - la Wallonie pour un «pays», une «nation» ou un «peuple». On n'irait pas reprocher à la Hesbaye ou au Condroz de ne pas s'assumer politiquement! Or c'est bien cela que l'on reproche au pays wallon constamment. Ainsi, le Professeur Capron dans En bref, publication interne à l'administration wallonne reproche-t-il à la Wallonie de n'avoir pas eu de « stratégie de développement » visant manifestement la période durant laquelle la Wallonie, sans pouvoir autre que le pouvoir politique belge et la tutelle de la bourgeoisie francophone, eût été bien en peine de mettre en place une telle stratégie. Le même professeur pense qu'en cas d'indépendance la Wallonie perdrait 15 à 20% de son niveau de vie en raison de sa dépendance vis-à-vis des grands centres (elle en serait coupée par un abîme?), des navetteurs à Bruxelles (on les y accueille par pure bonté d'âme?) ou des transferts de Sécurité sociale (qui sont de 10 milliards dans le budget du chômage!). Propos logiques de dominant, indifférent au sort du pays qui le nourrit (sans la Wallonie, où M.Capron serait-il professeur?).

La ruse des élites francophones, c'est de faire comme si la Wallonie était un pays et dans le même temps de la limiter à un enjeu régional: les gens de la RTBF qui nous répondent, lorsque nous nous plaignons de leur mépris du pays wallon, insistent sur l'existence de toutes sortes d' émissions régionalistes, secondaires, régionales, sous-régionales et folkloriques - quel aveu! Il y a quelque chose d'absurde dans cette manière de répondre de la RTBF et aussi dans notre propre position: nous reprochons à la télévision de notre propre pays qu'elle ne parle pas de notre pays! Et cette télé avance des preuves qu'elle le fait! Dans quel pays normal, échangerait-on des propos de cette nature?

On fait en sorte que la population subisse le discours sur la Wallonie comme une stigmatisation (vous n'êtes rien, J.Henin est une «rochefortoise», les Dardenne c'est le cinéma «belge»), et que cette stigmatisation soit d'une nature telle qu'on n'en puisse sortir que par la seule voie possible en ces cas-là qui serait politique. Mais cette issue politique est présentée dans le même temps comme absurde. Au fond, on nous dit: « Vous n'êtes rien et ne vous avisez surtout pas d'être quelque chose: votre cinéma est belge comme votre sport, votre littérature, votre culture etc. Vous êtes prié de vous taire. La Wallonie fait partie de la Belgique. Nous vous nions donc. Résignez-vous

On méprise donc une population pour des raisons qui ne pourraient valoir que contre un pays tout en faisant l'impossible pour qu'elle ne s'organise jamais comme un vrai pays.

C'est là que gît la violence symbolique car cette contradiction radicale, cette aporie paroxystique ne tiennent la route qu'avec le consentement d'un peuple wallon qui a été «dispersé par la servitude » dans la cadre belge bourgeois. Dont les dirigeants tant économiques que sociaux prirent soin de prendre leurs distances à son égard, notamment en faisant passer pour naturelle la posture qui consista pour eux à ne pas se sentir concernés par le pays qu'ils exploitèrent et dirigèrent au 19e et au 20e siècles. Ce que nous voyons à travers les étranges lucarnes de la RTBF, des médias et des élites francophones, c'est la prolongation purement culturelle de cette posture par des cadres de la communication singeant l'ancienne bourgeoisie mais ne disposant ni de son pouvoir ni de son argent.

Comment n'ont-ils donc pas été encore balayés? C'est que la survie purement symbolique ou culturelle d'un pouvoir désavoué de facto peut être longue. C'est que le petit groupe dont parle Jacques Dubois bénéficie de l'autonomie professionnelle qu'on reconnaît à ce type d'acteurs dans la vie contemporaine. C'est que tout cela ne rend pas facile le combat à mener pour les gens de Wallonie. Au-delà de la théorie on voudrait en donner des exemples concrets.

Un José Happart s'est autrefois vanté auprès des signataires du Manifeste pour la culture wallonne (signé en 1983) qu'il ne subirait pas, lui, la violence symbolique qu'en intellectuels moins habitués aux médias nous avions subie en 1983 et les années qui suivirent. Mais dès qu'il remit en cause la Communauté française en 1989, il subit le même assaut des élites francophones. Seul le prestige de Spitaels le mit à l'abri de la même stigmatisation en 1992 (quand il devint Premier Ministre wallon), et encore seulement partiellement. La chute de Spitaels en 1994 a fait perdre des années au mouvement wallon. Ensuite, Happart (en 1994 notamment), puis Collignon et Van Cauwenberghe (en 1998), furent à nouveau la cible des médias francophones belges. C'est l'époque où Jean-Maurice Dehousse fut le seul à vraiment voir clair en déclarant que le Centre de Bruxelles de la RTBF était la dernière poubelle du belgicanisme. Jamais aucune déclaration d'homme politique wallon n'aura été aussi perspicace, aussi dénuée d'arrière-pensées calculatrices. C'était le cri simple et vrai d'un patriote.

Cet éditorial n'a pas d'autre sens que de désigner le Quartier-Général sur lequel il faudra faire feu un jour en espérant quand même qu'on puisse auparavant convaincre certains de ses membres qu'ils font obstacle au relèvement de la Wallonie. Car, grâce à eux, la Wallonie ne peut exister politiquement que de manière stérile (comme simple « Région ») dans l'État belge et à l'étranger « sur le mode du n'être pas » quels que soient les « Rochefortoises », les Ardennais de Mirwart qu'on aurait à faire valoir comme lettres de créances d'un pays nié par ses élites.