Les Etats-Généraux de l'Ecologie avec C.Derenne

Toudi mensuel n°12, juin-juillet 1998

Les États-Généraux de l'Écologie politique ont été réunis à partir de fin janvier 1996. On dit cette entreprise non exempte d'arrière-pensées électoralistes. Disons que nous préférons ces méthodes à celles qui consistent à exploiter la dernière possibilité légale de grands panneaux de 20 m2 pour proclamer qu'on est «positif» et «concret»... Écolo s'est colleté à la théorie, à la pensée, devenant vraiment plus politique que quiconque. Mais répondra-t-il aux requêtes, venues du fond de l'histoire, d'un peuple humilié par deux guerres, écrasé par le déclin, nié par la Belgique et cependant jamais à bout? Ce «rêve éveillé d'un groupe historique» (Ricoeur), noyau de toute société , les Écolos ne devraient pas l'oublier.

CHRISTOPHE DERENNE - La démarche des Etats-généraux [nous noterons EG] a donné des fruits au-delà de toute espérance. Ce n'est que progressivement que le processus a acquis une vitesse de croisière parvenant à impliquer de plus en plus d'individus et d'associations. Il y a des gens qui ont accepté de venir aux forums organisés dans ce cadre des EG parce qu'Ecolo leur semblait organiser très fondamentalement un espace tiers où une société civile «politisée» pouvait se relier à une société politique rendue plus «civile». Un espace public où chacun acceptait de réfléchir, d'un point de vue politique, à la fois de ce qui relève des partis et de ce qui relève de la société civile. On élargit ainsi l'espace public et on démocratise la délibération, car celle-ci est largement confisquée par la «démocratie de partis»: Parlements eux-mêmes vidés de leur substance en raison de négociations préalables entre états-majors partisans qui les transforment en chambres d'enregistrement, concertations opaques, régulation publique des marchés par la négociation à huis-clos, etc.

TOUDI - Il y a des suites concrètes?

CHRISTOPHE DERENNE - Il y a eu 76 forums organisés (avenir de la Belgique, relations entre générations, politique agricole commune, etc.) et 76 documents de synthèse permettant aux gens d'aller jusqu'au bout de leur raisonnement dans une grande diversité de points de vue et participer au renouvellement du programme d'Écolo. C'est d'ailleurs ce que nous avions apporté dès le début: la garantie que les discussions devaient avoir un impact sur notre programme. Près de 8.500 personnes ont été touchées. Ces forums ont eu des suites plus profondes. En voici des exemples. Un premier type: 1) les associations homosexuelles se sont enfin fédérées du côté francophone (10 ans après la Flandre); 2) des artistes de toutes disciplines se sont mobilisés à l'occasion des EG pour obtenir un statut adapté dont le projet est soutenu au Parlement par le PS et Agalev-Écolo; 3) un réseau pour une consommation citoyenne, rassemblant à la fois des individus et des associations pour promouvoir l'éco-consommation, le commerce équitable, les productions plus locales et sociales; 4) en matière de politique agricole, une coordination wallonne pour une agriculture durable fédérant divers groupements soucieux d'une agriculture de qualité et préoccupée du social, des producteurs, des consommateurs, des défenseurs de l'environnement, les grands syndicats paysans, des groupes comme Agriculture savoureuse, le FUJA etc; 5) des forums se sont transformés en observatoires citoyens comme, autour de l'initiative de conseillers CPAS écolos à Anderlecht, un observatoire communal destiné à évaluer la politique de la pauvreté (et qui devient le relais de l'observatoire existant déjà au niveau de Bruxelles).

Il y a un deuxième type de résultats concrets: c'est la modification même de la structure d'Écolo en vue d'amplifier le dialogue avec le citoyen et, ainsi, de développer l'interaction avec la société civile. Au fond, un parti doit concilier deux exigences: a. la capacité de gouverner et de former un personnel politique compétent, b. l'intégration sociale, le soutien au développement de projets collectifs, à la reproduction autonome des «mondes vécus» dont parle Habermas [note: c'est-à-dire ces espaces autonomes où les valeurs vivent et se reproduisent spontanément, indépendamment du système soit économique, soit politique (administration, partis, gouvernement); le monde vécu est un concept husserlien retravaillé par Habermas dans un sens plus sociologique sans perdre son enracinement phénoménologique. Il est proche de celui de «société civile» mais est plus riche, plus «existentiel»].

TOUDI - A première vue, c'est inconciliable?

CHRISTOPHE DERENNE - Un parti est à l'Interface entre ces deux logiques. On peut les juxtaposer tout simplement comme le PS le fait, mettons avec le PAC (Présence et Action Culturelle). Ou bien on peut les les lier, les articuler, mais avec le danger que les initiatives de la société civile ne soient plus que manipulées au profit des impératifs du parti. Si le monde vécu (au sens d'Habermas) est ainsi entièrement colonisé par le Système, il meurt et, avec lui, les valeurs qui permettaient de travailler, de voter, de consommer. Tout s'écroulerait alors (économie, politique, nations, civilisations). Dans notre vision, le parti doit structurer son lien avec la société civile au moyen d'un lieu de médiation d'une part, les forums, les confrontations d'experts, la mobilisation des personnes ressources en vue d'aider les parlementaires; et, d'autre part, réciproquement, un lieu où Écolo va écouter ce que la société civile a à lui dire. Ce genre de culture de travail est évidemment plus facile à organiser dans un parti comme Écolo qui n'est pas un parti de masse. Tout cela permet de mieux identifier les acteurs à soutenir ou à impliquer dans le cadre de la mise en oeuvre de politiques publiques, de développer des visions plus nettes des enjeux et des acteurs capables de promouvoir le monde vécu, plutôt que le Système, ce qui accroit les capacités de mieux le gérer (État, marché pour faire court). La politique, c'est la gestion des contraintes. C'est évident. Mais si on ne porte pas un projet et s'il n'y a pas d'acteurs pour le promouvoir, on est incapable de donner une orientation à ces contraintes. On les gère et c'est la métaphore du bouclier (de la Sécurité sociale par exemple).

Le PS donne l'impression de n'avoir comme seul horizon que de freiner la dégringolade de l'escalier de la régression sociale, marche après marche, plutôt que volée après volée. Le PSC semble seulement un rouage de l'État et de ses contraintes systémiques. Le PRL, dans sa manière de jouer l'opposition, table sur le spectacle. Il a bien compris que l'on est entré dans la «démocratie du public» (Bernard Manin), où les partis (l'offre électorale) et les électeurs (la demande)se comportent comme sur un marché rendant infiniment plus instable les opinions en toutes circonstances et notamment à la veille des élections. Entre les électeurs (devenus comme les consommateurs d'idées politiques mais qui «délibèrent avant de voter») et les partis politiques, il y a une vraie distance qui s'est instaurée. Elle provient notamment du fait qu'il n'y a plus d'identification comme par exemple celle qui existait entre les partis sociaux-démocrates et la classe ouvrière. Le PRL recrée une identification par le biais acclamatif: de grands shows qui sont la réponse de type «marketing» aux demandes de la société. Là, l'offre politique se renouvelle seulement pour garder son attractivité sur le marché électoral .

TOUDI - Vous estimez faire les choses différemment?

CHRISTOPHE DERENNE - Oui parce que nous essayons de nous renouveler au contact des enjeux réels. Et que nous nous appuyons sur le fait que le public est devenu plus cultivé, plus politisé (il y a moins de votes par pure tradition par exemple). Il n'est plus à considérer comme une masse de manoeuvre, comme a pu le faire le PS . Cela suppose que l'on accorde ses actes et son discours. C'est peut-être plus «facile» pour nous car nous sommes les contemporains de l'émergence de nouveaux mouvements sociaux qui viennent perturber profondément les arbitrages classiques entre partis politiques et autres partenaires. La décision politique, à travers les institutions traditionnelles, est à soumettre à des exigences de légitimité plus grande qu'auparavant via, par exemple, la pratique de référendums, l'ouverture des Parlements à des forums permanents, la discussion des grandes réformes avec toutes les parties concernées, l'évaluation systématique des politiques publiques etc. En outre, les vieux paradigmes scientifiques et techniques (où tout problème trouve une et une seule solution idéale, objective, rationnelle), idéologiques (une certaine utopie socialiste croyait tout régler avec l' instauration du socialisme), butent de plus en plus devant l'énorme complexité du réel et la prise en compte de nos responsabilités vis-à-vis des générations futures. En réalité, les problèmes ne se règlent pas en fonction de théories englobantes, mais de discussions pied à pied, complexes, où l'espace de la discussion s'élargit à des groupes ou individus de plus en plus nombreux et divisés en opinions fortement diversifiées. L'objectif est de se tenir prêt à exercer le pouvoir dans de telles conditions. On transforme un parti politique à l'image de la représentation que ce parti se fait de la société et qui va devenir la façon dont ce parti reconstruira la société. Ce type de démarche s'applique à la Wallonie et à Bruxelles, mais cela peut aller plus loin, là où la pensée unique s'applique par excellence: l'Europe et au-delà. Si on veut reconstruire une Europe plus démocratique et déboucher sur une constituante, il faut développer un processus d' EG au niveau de l'Europe elle-même. Il me semble qu'il faudrait réactiver les réseaux à ce niveau. Je ne dis pas que c'est la recette-miracle, mais c'est sans doute la condition pour relancer une mobilisation européenne qui n'existe pas jusqu'à présent. Des initiatives de ce genre existent déjà comme l' Alliance pour un monde responsable et solidaire, travaillant sur des bases semblables à celles sur lesquelles se sont développés les EG. Cette «Alliance» est soutenue par la Fondation pour le progrès de l'homme avec en perspective des programmes sur 10 ou 15 ans et avec comme objectif de participer à la constitution d'une société civile mondiale. L'idée est de lancer autre chose que de grands forums des Organisation non Gouvernementales (ONG).

TOUDI - Vous dites que tout devient complexe - dans les délibérations locales, presque paroissiales! Mais le monde est dominé par une Pensée unique - utopie englobante qui n'est même plus socialiste, hélas! On a une approche Écolo respectueuse des mille facettes de la société, en dentelle démocratique, loin de la brutalité avec laquelle le Système (politique, économie) impose une dette publique qui pèse depuis 25 ans sur les chômeurs, la Wallonie et qu'on remboursera encore pendant des décennies!

CHRISTOPHE DERENNE - On ne peut plus faire des coups à la Gutt. Mais mettre en oeuvre une série de propositions comme l'impôt exceptionnel sur le patrimoine. A quoi l'on peut ajouter une taxe sur l'énergie pour refinancer les fonctions collectives. De plus, depuis 1988, l'écart entre les revenus du travail et les revenus du capital augmente. Il y aurait toute une série de refinancements qui permettraient de réduire la dette en tant que telle. Il y aurait à lever aussi une taxe sur les transactions financières (Taxe Tobin). Pour ce qui est des détenteurs de la dette publique belge, on ne peut trop prendre les générations âgées de front. Il faudrait les convaincre de ce que la solidarité entre les générations ne peut se déployer uniquement dans le cadre familial. Il y a à soutenir des investissements productifs en Wallonie, ce que la seule solidarité familiale ne réalise pas. La dette s'est creusée quand ils étaient jeunes et se contenter pour eux de soutenir leurs petits-enfants c'est catastrophique car l'épargne ne s'investit pas là où elle pourrait être productive. Il y a la pensée unique, mais aussi toute une série de contraintes qui pèsent lourdement et étouffent l'imagination. Or, on peut relancer une économie productive axée sur la satisfaction des besoins. Plusieurs mesures ont été discutées dans les EG: la réduction du temps de travail; la réforme du droit social dans le sens d'un assouplissement des possibilités de travailler et d'entreprendre, une flexibilité intelligente qui laisse intactes les protections sociales (contrat d'activité); les filières à recréer dans la perspective d'un développement endogène dans le domaine du logement, de l'alimentation (arrêter de produire la viande en Wallonie pour la transformer en Flandre, ce qui vaut aussi pour le bois dans un autre domaine). Promouvoir le secteur quaternaire, les secteurs à haute intensité culturelle. Il y a à élever le niveau moyen de formation en Wallonie où 70% des citoyens n'ont pas un diplôme supérieur au secondaire inférieur. Actuellement, 30 % des personnes qui sortent de l'enseignement obligatoire sont encore dans ce cas! Ce qui signifie que la proportion que je viens d'indiquer va se maintenir encore longtemps si l'on n'agit pas. L'effort éducatif est faible à l'école et hors de l'école. Si l'on veut relancer un tissu économique relativement complexe, neuf, écologiquement soutenable, cela nécessite des gens plus qualifiés. A cause de cet arrière-plan culturel, le risque du libéralisme social est d'orienter la Wallonie vers la promotion de technologies uniquement tournées vers l'exportation : avec ceux qui ne «savent pas», l'exportation de biens à faible valeur ajoutée et, avec ceux qui «savent», la production de produits plus sophistiqués. Il y a pourtant moyen de faire de la région wallonne une région en développement durable et plutôt endogène. Avec un soutien à l'économie sociale marchande et non-marchande, une réorientation des ressources en vue de répondre aux besoins intérieurs de la Wallonie, le développement des services de proximité. Une trajectoire de développement qui soit à l'opposé du développement à l'irlandaise (une politique de soutien exclusif à l'offre: abaissement des coûts sociaux et environnementaux, de la ponction fiscale, provocation de délocalisations avec l'attrait exercé par leurs conditions). De plus, l'Irlande ouvre à ce point le pays sur l'extérieur qu'elle se rend entièrement dépendante des marchés internationaux. À cela on peut contraster une politique de soutien de la demande qui favorise la production endogène et qui ne favorise pas n'importe quel investissement. Il faudrait imaginer une politique semblable au niveau européen. Sinon, d'ailleurs, cela ne sert à rien d'avoir transféré la politique monétaire à ce niveau et interdit les politiques budgétaires au niveau national. Il est clair qu'il faudrait qu'à ce niveau-là aussi, soient menées des politiques budgétaires de soutien de la demande et que s'institue progressivement une sécurité sociale au niveau européen.

TOUDI - Comment voyez-vous l'échéance de 1999?

CHRISTOPHE DERENNE - Personnellement, j'espère que l'on parvienne à maintenir une sécurité sociale au niveau national. Je ne suis pas attaché affectivement à la Wallonie ou à la Belgique, mais bien à un certain niveau de solidarité dans le cadre le plus large possible. Si on la régionalise, avec la perspective de la transférer graduellement au niveau européen, je suis sceptique. Mais je reste pessimiste en ce qui concerne la Belgique car les autonomismes sont en marche en fonction des mouvements longs qui travaillent la Belgique dès avant sa création. Je suis très sensible à ce que Lacrosse a pu écrire à cet égard, mais je doute que la Belgique existe encore. Les Francophones wallons et bruxellois n'ont pas encore pris la mesure de leur caractère minoritaire et de leur pauvreté. Nous allons être amenés à nous pencher sur les «vrais chiffres». Il faudra une opération de grande lucidité. Cela nous obligera à prendre notre destin en main.

TOUDI - Écolo, si attentif à la société civile, néglige ces traits spécifiques comme si cela n'était que pellicule ethnique?

CHRISTOPHE DERENNE - Écolo est fédéraliste depuis sa création (son siège est à Namur) et les EG se sont adaptés à l'espace Wallonie-Bruxelles. Ce que l'on y voit apparaître, c'est une autre façon de promouvoir une communauté de destin entre Wallonie et Bruxelles. Il s'agit de favoriser des médiations entre société civile et partis politiques (*). La perspective la plus adéquate, c'est de relancer une «communauté politique Wallonie-Bruxelles». Les liens entre Bruxelles et la Wallonie ne reposent pas seulement sur une communauté de langue et de culture, mais également sur des flux de populations énormes, sur des liens socio-économiques et politiques. Les institutions vivant à Bruxelles ne pourraient survivre sans la Wallonie. C'est pour cela qu'il conviendrait de rendre plus visibles les échanges de ressources d'une Région à l'autre et éventuellement, alors, de restructurer les institutions sur la base de ces réalités-là. Ce qui suppose, à mon sens, que chaque Région s'édifie sur la base de son espace autonome particulier et qu'à partir de ces autonomies reconnues, on puisse travailler dans un espace commun (**), que les médias se développent maintenant non plus sur la base des seules villes (Bruxelles et les dispersions traditionnelles sur les multiples centres wallons) mais autour de deux pôles, Bruxelles et la Wallonie, appelés à la collaboration. Par exemple, si Bruxelles a une vocation multiculturelle, celle-ci n'est pas suspendue «en l'air». Cette ville est en réalité une sorte de poumon pour la Flandre et la Flandre ne pourrait respirer sans elle. La même chose doit être dite de la Wallonie dans ses rapports avec Bruxelles et dans les rapports de Bruxelles et de la Wallonie. Il faut densifier les relations entre les deux Régions francophones et cela ne sera sans doute permis que par un effort de décentrement par rapport à la Belgique, ce qui amène à nous rapprocher des régions limitrophes, notamment le Nord français. Le rattachisme oublie la nécessité de l'auto-développement. Les plus proches des proches pour les Wallons, en dehors des Bruxellois, sont la Flandre et les régions du Nord français.

Le texte de cette conversation a été établi par Christophe Derenne et la rédaction de TOUDI.

(*) Je fais partie de la plus grande minorité bruxelloise, les Wallons de Bruxelles.

(¨**) C'est en ce sens que la Communauté française est à réinventer complètement.