Les faces cachées du déni wallon
Oui mais ... au Manifeste de 2003
En 1983, le Manifeste pour la culture wallonne traçait les contours séduisants d'une véritable communauté de destin reposant sur les trois variables fondamentales que sont l'économie, la culture et le territoire. Naissait alors un débat qui allait devenir récurrent, celui du projet wallon. Vingt ans plus tard, des héritiers relancent un Manifeste revendiquant le démantèlement de la Communauté française de Belgique afin que la Wallonie cesse de payer pour être ignorée.
Le contrat d'avenir pour la Wallonie a magistralement conclu le vieux débat du projet wallon, révélant une maturation politique de notre collectivité régionale sans pareil observable dans les autres entités fédérées. Même ses rares contempteurs incommodés par quelques relents de marketing politique ne peuvent que s'incliner devant une légitimité assise sur une majorité parlementaire au poids historique, enrichie de l'implication des partenaires sociaux (CESRW), et confortée dans les rencontres/consultation citoyennes directes. Une dynamique est enclenchée, qui trouvera naturellement son prolongement lors de la prochaine législature régionale avec un contrat d'avenir éventuellement rebaptisé et certainement réactualisé. Pour renforcer sa crédibilité et tendre au mieux vers ses objectifs à long terme, ce contrat d'avenir devra inéluctablement prendre appui sur l'enseignement dispensé en Wallonie. Il en va de même pour la recherche.
Ce double enjeu motive à mes yeux l'adhésion au Manifeste 2003.
A cet égard, la récente réorganisation de l'IFPME en IFAPME - une régionalisation de compétences communautaires qui ne dit pas son nom - obéit à des impératifs strictement fonctionnels alors que demeure le funeste cloisonnement entre enseignement et formation : pensons au rôle de l'enseignement de promotion sociale.
L'objectif général de l'enseignement ne se limite évidemment pas à agir de concert avec le secteur de la formation pour tenter de répondre aux exigences de nos entreprises en matière de ressources humaines. En votant le décret "mission", le Parlement de la Communauté française a remarquablement défini cet objectif général pour les niveaux fondamental et secondaire. Mais il s'avère paradoxalement que la Communauté ne réunit pas les meilleures conditions de diffusion des valeurs éducatives contenues dans le décret.
Ainsi, la "transmission de l'héritage culturel" qui y est recommandée ne peut être assurée par une institution exclusivement basée sur la langue, à moins de considérer qu'un héritage culturel peut par exemple omettre le patrimoine... De même, il importe dans ce décret de favoriser la participation "à la vie de son quartier ou de son village et, portant de sa commune" pour s'y intégrer "de manière harmonieuse". Peut-on véritablement s'y conformer en négligeant la disparité entre une région comme celle de Bruxelles-Capitale et le reste du ressort territorial de la Communauté ?
Des éléments tels que la transmission d'un héritage culturel ou l'intégration participative - bref une citoyenneté active - seront décisifs pour le succès du Contrat d'avenir et la réalisation de ses ambitions à long terme.
>Il y a également matière à déplorer les récentes contorsions nécessaires à l'intégration de nos recteurs d'universités dans le nouvel outil public de prospective et de statistiques wallonnes.
Dans les deux cas, la régionalisation ne ferait que traduire une application neutre du principe de subsidiarité.
Ceci étant, n'est-il pas regrettable de retrouver, par ailleurs, les arguments de 1983 figés vingt ans plus tard dans un contexte autant renouvelé que négligé ?
N'est-ce pas là une piste pour expliquer un tour de force malheureux : réduire la vision citoyenne d'un projet de société (1983) à un catalogue de revendications institutionnelles (2003).
L'issue d'une suggestion de décret.
Outre leur texte et la liste des signataires, les auteurs du Manifeste 2003 ont remis le 15 septembre dernier au Président du Parlement wallon une rédaction de décret traduisant leurs revendications. Est ainsi mise en œuvre de façon rafraîchissante une nouvelle pratique de participation politique : la suggestion par des citoyens d'une proposition de loi à une assemblée législative est une initiative trop originale que pour ne pas être soulignée, même si elle comporte certains dangers.
Cette démarche suscite spontanément une interrogation quant au sort réservé à la suggestion de décret. Plus fondamentalement, elle soulève la question d'une prise en compte d'aspirations citoyennes par une démocratie représentative. Contrairement à la démocratie directe (référendum voire consultation populaire), le fonctionnement de la démocratie représentative requiert d'établir une distance - en principe délibérative - à l'égard d'un ensemble complexe d'aspirations citoyennes souvent contradictoires. On mesure aujourd'hui combien cette distance est exploitée par une particratie envahissante, qui va parfois jusqu'à imposer aux élus de couler en loi ses propres ukases.
Aucun de nos parlementaires wallons (qui disposent ensemble d'une écrasante majorité au Parlement de la Communauté française) n'a à ce jour déposé la suggestion de décret. On pourrait ironiquement s'en réjouir, dans le cas de figure d'un refus de prise en considération de la proposition de décret déposée à l'initiative d'un élu d'extrême droite. L'initiative des auteurs du Manifeste en serait sortie sérieusement décrédibilisée.
Par leur réserve, nos parlementaires wallons trahissent-ils la crainte de mettre en péril une stratégie électorale en vue du scrutin de juin prochain ? Considèrent-ils en compulsant la liste des signataires que la demande citoyenne du Manifeste 2003 n'émane que de quelques figures éparses ? Regrettent-ils de ne trouver derrière les sympathisants engagés derrière cette suggestion de décret aucun véritable échantillon représentatif de leurs concitoyens ? Dans cette hypothèse, les états majors des partis francophones, unanimement opposés à la disparition de la Communauté française, dégageraient une totale convergence de vue avec des élus peu convaincus de la dimension populaire du texte qui leur a été proposé.
A cet égard, quelques enseignements méritent d'être tirés du sondage effectué par Dedicated Research et publiés par le journal Le Soir du 26 septembre dernier :
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les Bruxellois francophones et les Wallons pensent connaître les compétences de la communauté d'une façon qui se révèle assez moyenne : 49 % assez mal et 35 % assez bien (en pointant globalement l'enseignement et la culture);
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46 % de Wallons et 32 % de Bruxellois, tout à fait ou plutôt favorables à la suppression de la Communauté française, s'opposent à 40 % de Wallons et 51 % de Bruxellois, tout à fait ou plutôt défavorables à cette suppression. La seule tendance majoritaire observable réside dans le refus bruxellois de suppression de la Communauté;
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si l'on estime que le noyau mobilisable de la population en faveur/défaveur de la suppression se localise dans les "tout à fait favorables/défavorables", deux scores émergent : 18 % de Wallons "antisuppressionistes" (soit un score inférieur aux Wallons tout à fait au plutôt "suppressionnistes") et 32 % de Bruxellois "antisuppressionnistes" (soit un score équivalent aux Bruxellois tout à fait ou plutôt "suppressionnistes"). Notons cependant que les Wallons tout à fait "suppressionnistes" représentent 15 %;
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le sentiment d'appartenance prioritaire recueilli par le sondage reste évidemment ambigu car il se cumule avec d'autres identités (secondaires) non sondées. A cet égard, le fait de se sentir d'abord belge l'emporte majoritairement : 52 % de Bruxellois et 69 % de Wallons. Quant à celui de se sentir d'abord francophone, il s'inscrit également dans une tendance uniforme, mais minoritaire : 5 % de Bruxellois et 3 % de Wallons. Une disparité de tendance apparaît par contre dans le fait de se sentir d'abord européen (26 % de Bruxellois et 11 % de Wallons) ou d'abord soit de Bruxelles (9 % de Bruxellois), soit d'abord de Wallonie (15 % de Wallons);
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le sentiment d'appartenance prioritaire est un choix effectué par une écrasante majorité : 2 % de Wallons et 8 % de Bruxellois n'ont pas d'avis. A l'opposé, la question de la suppression de la Communauté française reflète un intérêt nettement moindre : 18 % de Bruxellois et 14 % de Wallons sans avis.
Parmi les sentiments d'appartenance observés, deux tendances nettes peuvent être interprétées à l'aune des solidarités qu'elles appellent. Le maintien d'un cadre belge est une valeur forte dont nos parlementaires ont d'ailleurs conscience. A l'inverse, le véritable écho des discours flattant une solidarité basée sur la communauté de langue reste à évaluer. La Communauté ne paraît-elle pas mieux considérée en étant "de Belgique" qu'en étant "française" ?
La question de sa suppression semble vécue comme une question d'intérêt secondaire. Fait symptomatique, on emblématise la Communauté avec sa compétence en matière d'enseignement, un secteur qui a fréquemment soulevé des débats houleux. Hormis avec la CGSP qui a un temps revendiqué sa régionalisation pour des stricts motifs de refinancement, le débat sur l'enseignement n'a jamais été hanté par la question de sa localisation institutionnelle.
Il reviendra vraisemblablement au premier plan de la prochaine campagne électorale, au risque d'occulter les questions régionales. On pourra alors vérifier cette impression que le maintien - fédéralement logique - d'élections "législatives" et régionales disjointes est une garantie nécessaire et non suffisante pour l'émergence d'un débat régional dans une campagne électorale.
>La proposition de suppression de la Communauté paraît en outre de nature à opposer les Wallons entre eux, les Bruxellois entre eux et certains Wallons à certains Bruxellois. Ce constat contredit totalement la perception d'un courant régionaliste wallon qui remettrait au goût du jour et de façon complexée le vieux clivage capitale/province.
Dans le cas des Bruxellois, une corrélation peut être établie entre un attachement à la Communauté française et le faible score des sentiments prioritaires d'appartenance régionale (9 %), d'ailleurs nettement inférieur au sentiment européen (26 %). De multiples raisons peuvent expliquer la difficulté d'une jeune et complexe région bruxelloise à assurer visibilité et légitimité : proximité d'implantations européennes, ancrage communal, antériorité de la Communauté française, piètre expérience de l'"agglo", incohérence entre tissu urbain et frontières régionales... Ces éléments révèlent que la légitimité dont bénéficie la Communauté française à Bruxelles ne gomme ni une profonde disparité avec la Wallonie ni la nécessité d'asseoir une légitimité régionale bruxelloise. Ils illustrent également un cas de figure où l'exercice régional (COCOF) de compétences communautaires ne constitue pas un puissant vecteur d'affirmation.
De ces considérations, les parlementaires wallons pourraient conclure à la pertinence de procédure à la régionalisation de l'enseignement, sachant que légiférer en ce sens ne s'inscrit pas dans les préoccupations prioritaires d'une population en outre divisée sur la question.
La démocratie serait évidemment bien décevante si elle se bornait à suivre les courants d'opinion. En France, la puissante majorité rose de 1981 a aboli la peine de mort alors que les sondages s'accordaient à dégager une large majorité de non abolitionnistes dans la population. Cette majorité n'a du reste pas perdu les élections cinq ans plus tard pour cette raison. Et, depuis lors, d'alternances en cohabitations, l'abolition demeure.
Il est actuellement malaisé de réunir les conditions d'acceptabilité politique qui conduiraient une large majorité - il faut les 2/3 au PCF - à régionaliser des pans complets de matières communautaires. Au cours des dernières années, de telles conditions n'ont pu être observées dans nos partis, et avec l'assentiment de la population, que pour essentiellement deux dossiers de politique interne : le maintien d'une sécu fédérale et ... le refinancement de la Communauté française ! L'élargissement du droit de vote provoque davantage un décalage entre des directions de partis favorables et une population plus tiède.
Les plus grandes avancées institutionnelles souhaitées en Wallonie ont pu dans le passé être réalisées à la faveur d'un effet de contagion du mouvement wallon dans les partis. Ce ne sont pas aujourd'hui les quelques drapeaux tricolores à effigie hexagonale camouflant mal la quasi disparition du mouvement qui se transformeront pour la cause en étendards d'une efficace croisade intra-francophone. Il n'y aurait toutefois rien de farfelu à ce que le cadre d'une consultation régionale aujourd'hui sur la table du Gouvernement wallon puisse susciter demain d'autres initiatives.
La Communauté française : un bouc émissaire ?
>Il n'est ni étonnant ni illégitime qu'aujourd'hui, pour situer institutionnellement la Wallonie, on se tourne vers la Région Wallonne. En fait, l'exercice du pouvoir politique en Wallonie incombe non seulement à la Région Wallonne, mais complémentairement à la Communauté française, à l'Etat fédéral et aux pouvoirs locaux. L'enchevêtrement institutionnel dans lequel nous baignons offre une gamme d'identités de référence auxquelles chaque citoyen peut se rallier, en toute ambivalence, selon les paramètres personnels de sa socialisation politique. Le sondage précité ne fait à cet égard que confirmer les résultats d'une longue série d'enquêtes sur le sujet. Dans ce contexte, une affirmation wallonne ne peut être envisagée en dehors de l'articulation entre ces différents échelons de pouvoir. Par conséquent, autant il peut s'avérer indispensable de dénoncer les actes de deni wallon occasionnés par l'existence de la Communauté française, autant il est illusoire d'extraire cette Communauté de l'interaction institutionnelle dans laquelle elle évolue. Pour prendre un exemple dénué de toute affirmation identitaire, comment expliquer le transfert de la RRTV à la Région Wallonne sans y voir l'effet indirect d'une volonté flamande ? Les auteurs du Manifeste 2003 se sont pourtant malheureusement enfermés dans ce prisme réducteur. C'est pourquoi leur texte s'en prend parfois à la Communauté française de manière injustifiée et insuffisante. C'est probablement aussi la raison pour laquelle on n'a pu échapper à un mal bien "belge" : croire que tout peut se résoudre à coup de réponses institutionnelles.
Les contrats "culture" constituent un levier important de politique culturelle : des subventions additionnelles provenant de la Communauté, de la Province et de la municipalité soutiennent l'élaboration et la mise en œuvre dans nos grandes villes de projets culturels concertés entre opérateurs locaux. Considérant que les "pouvoirs politiques et symboliques" associés à la Communauté française "se comportent comme si la Wallonie devait en être dissociée" revient à intenter à nos pouvoirs publics locaux un procès de deni wallon. Le seul exemple (multipliable) du rayonnement international des créations du centre dramatique attaché au centre culturel de Namur invite à récuser cette accusation.
Faut-il pour autant imposer un label wallon aux artistes qui bénéficient d'argent public wallon ? Ainsi que José Fontaine se plaît à le répéter en citant Jean-Marc Ferry : "en politique, tout ce qui est imposé est faux". La création d'un fonds public régional d'aide à la production cinématographique en Wallonie et les conditions d'aide qu'il accorde se révèlent à cet égard une bonne source d'inspiration. Cet exemple illustre en outre la convergence entre un positionnement - déjà couronné de succès - dans le secteur d'avenir de l'industrie culturelle et un vecteur dynamique et moderne de valorisation de notre identité.
La valorisation et la reconnaissance d'une culture wallonne gagnerait aussi énormément d'une mise en cohérence, par exemple, entre bibliothèques publiques ou arts de la scène actuellement financés par la Communauté, et, parcours d'interprétation, sites et fouilles archéologiques, restauration et journées du patrimoine voire la promotion touristique, tous secteurs dans lesquels une intervention régionale est conséquente. A l'instar des classes vertes ou de neige, l'organisation de classes "patrimoine" peut être réalisée. Certaines villes empruntent déjà indirectement cette voie en rapprochant enseignement communal et musées communaux : bon nombre de bambins carolos ont ainsi fait la découverte de quelques "Paulus", ou la connaissance de la "Lettre au Roi" de Jules Destrée.
Les 69 % de Wallons qui mentionnent d'abord se sentir Belge comptent Justine Henin dans leurs rangs. Une Justine qui affirme régulièrementcette préférence, admettant aussi combien cultiver ses racines locales contribue à son équilibre de sportive d'élite. Notre presse se fait fidèlement l'écho de ce double choix "identitaire". On ne peut d'ailleurs que le respecter. La presse internationale oppose quant à elle régulièrement les "Belgian sisters" (Kim la "Flamande" et Justine la "Wallonne"), ce qui ne manque pas de consoler ceux qui - et j'en suis - regrettent les préférences identitaires de notre championne. Mais cette presse internationale ne les traduit pas adéquatement.
Admettons qu'on ne peut - sauf éventuellement en l'achetant - imposer un coq wallon sur la casquette de notre joueuse. Il est tentant, à l'inverse, de déplorer le deni wallon pratiqué par la RTBF. Mais encore... Hormis en usant d'ingérences éditoriales qui rappelleraient les grandes heures de la télévision soviétique, quelle régionalisation pourrait-elle être en mesure de multiplier les mots "wallon" et "Wallonie" dans la bouche des journalistes de nos chaînes publiques ? En quoi l'époque de gloire des centres régionaux avait-elle inspiré sur les ondes une efflorescence de qualifications wallonnes que l'on verrait disparaître avec l'application du plan Magellan ? En quoi cette régionalisation corrigerait-elle un deni wallon tout autant flagrant sur les ondes de (Bel) RTL TVI ?
Le plan Magellan a bel et bien pour conséquence de réduire à la portion congrue les diffusions en langues wallonnes sur les ondes de notre chaîne publique. Il n'y aurait pourtant aucune ingérence éditoriale si le contrat de gestion conclu entre le pouvoir public compétent et la RTBF prévoyait des garanties à cet égard. Reste à vérifier, dans l'hypothèse d'une régionalisation de l'audiovisuel, qu'un contrat de gestion conclu par le gouvernement wallon apporte les corrections nécessaires.
La régionalisation des langues endogènes se justifie par le fait que cette matière ne trouve pas d'application en région bruxelloise; elle échappe par ailleurs à tout enjeu d'une solidarité intra-francophone prétendument incarnée par la Communauté.
Les causes du deni wallon dans les matières culturelles, linguistique ou audiovisuelle ne proviennent pas systématiquement de leur localisation institutionnelle au sein de la Communauté. C'est donc une erreur de voir dogmatiquement en la régionalisation "une condition nécessaire d'existence citoyenne". On en viendrait, caricaturalement, à imaginer qu'avec une agriculture régionalisée, il s'agira bientôt de renoncer à l'impact commercial de l'appellation blanc, bleu "belge" !
Ceci étant, une meilleure cohérence institutionnelle pourrait reposer sur une régionalisation de la politique sportive qui assurerait la jonction avec la compétence en matière d'infrastructure sportives. De même, l'aide à la jeunesse ne pourrait être dissociée d'un enseignement régionalisé.
L'autodeni wallon
A l'exemple de la RTBF, certains aspects du deni wallon apparaissent au sein de compétences communautaires sans que l'on puisse pour autant en attribuer une responsabilité directe à la Communauté. Il importe donc de dépasser un diagnostic institutionnel.
A constater que 69 % de nos concitoyens se considèrent d'abord comme Belges, on peut imaginer que 69 % de la population wallonne use prioritairement d'une référence belge pour s'identifier à une série de réalisations, de performances ou de réalités wallonnes.
Une forte imprégnation belge exerce de la sorte une lourde responsabilité dans l'existence d'un autodeni wallon. L'ambivalence des sentiments d'appartenance en Wallonie a été étudiée de près ces dernières années. Il en ressort une forte corrélation entre appartenance belge et appartenance wallonne : se sentir Belge et ensuite se sentir Wallon peut constituer la tendance dominante si l'on omet les références locales. En ce sens, remédier à l'autodeni wallon devrait consister à renforcer la conscience et la connaissance de l'affirmation de la Wallonie, ce qui ne manquerait pas d'induire une certaine opposition entre les deux sentiments d'appartenance dominants. C'est là une question de socialisation politique, dont l'école constitue un puissant vecteur. Il y a alors tout lieu d'être inquiet de la manière ambiguë dont les formateurs de nombreux professeurs d'histoire abordent la question. Dans une carte blanche publiée dans Le Soir du 02 octobre dernier, deux d'entre eux qui remplissent cette fonction au sein de la plus grande université wallonne, s'en prennent à une initiative pour le moins peu inspirée du Ministre Hazette.
En effet, leur Ministre de tutelle a fait voter un décret autorisant l'enseignement de l'histoire dans une autre langue que le français. On ne peut que se rallier à leurs arguments quant au danger de phagocyter l'histoire par les langues, quant à l'impossibilité de disposer d'enseignants formés à cet effet et quant au risque de perdre le potentiel formatif de cette discipline. Sur ce dernier point, les auteurs de la carte blanche, Jean Georges et Jean-Louis Jadoul, mettent pertinemment en avant l'éducation démocratique (extrême droite ...) et l'éducation civique (fédéralisation). Mais ils estiment judicieux de préciser que cette éducation civique "se double, au sud du pays, de la prise de conscience du déficit d'identité francophone". Si il s'agit d'évoquer la Wallonie ou de s'inscrire dans un contrat d'avenir, c'est bien parti... .
Les voies d'affirmation d'une singularité wallonne.
L'historien tchèque Miroslav Hroch a développé un modèle d'interprétation d'une construction nationale applicable à plusieurs petits pays d'Europe, dont la Flandre. Il s'appuie sur la succession chronologique de trois étapes d'affirmation identitaire : une prise de conscience culturelle et sociale par des intellectuels, un élargissement sous la forme d'une conscientisation des masses grâce à l'intériorisation d'enjeux extra-culturels, une série de modalités relatives à une volonté de réforme et à son inscription à l'agenda politique. Ainsi que cela a déjà été évoqué dans les colonnes de Toudi, le cas wallon échappe largement à l'application de ce modèle, ce que peut confirmer un bref diagnostic socio-historique. Il s'impose de dégager des voies alternatives d'affirmation d'une identité wallonne.
En Wallonie, la conscientisation des masses s'est opérée principalement à la faveur d'événements suscitant l'intériorisation d'un sentiment de minorisation en raison d'un rapport de force défavorable : la question royale, la grève de 60, l'affaire de Louvain, la question fouronnaise... Leur prise en charge politique a été presque concomitante, puisque la dynamique de la fédéralisation belge s'amorce dès 1970. Dans une position de minorité démographique, l'affirmation wallonne a obtenu au fil d'une régionalisation progressive une autonomie de politique économique d'ailleurs jugée nécessaire pour conjurer le déclin industriel; elle a aussi essuyé des revers sur le terrain linguistico-territorial.
A l'opposé du modèle de Hroch, le fait marquant d'une prise de conscience culturelle émanant d'intellectuels est postérieur : le Manifeste pour la culture Wallonne ne date que de 1983. Cette affirmation culturelle piétine en dépit d'une suprématie démographique dans l'espace de référence qui est en l'occurrence celui de la Communauté française.
Un paradoxe apparent réside dans le constat que les meilleurs gains de l'affirmation wallonne au plan de l'autonomie ont été obtenus sur le terrain le plus défavorable. L'explication tient encore une fois à la prise en compte d'un contexte plus large. C'est la demande flamande en matière d'autonomie culturelle qui, en induisant une forme de réciprocité, a permis de réaliser l'aspiration politique wallonne à une autonomie en matière de politique économique. Il n'existe cependant pas de configuration équivalente au plan d'une aspiration à l'autonomie culturelle. Le partenaire bruxellois n'exprime aucune attente susceptible d'inspirer une forme de réciprocité. En outre, l'affirmation culturelle émanant d'intellectuels wallons ne repose sur aucune intériorisation de minorisation suffisante que pour être imposée à l'agenda politique.
En ce sens, la suprématie démographique ne fournit pas un atout décisif.
L'enchevêtrement institutionnel que nous connaissons favorise malheureusement la référence belge, mieux intériorisée en fonction de son antériorité et davantage soutenue par un investissement symbolique (souvent anesthésiant). Au plan culturel de la reconnaissance du fait wallon, il s'agit actuellement d'une incontournable contrainte.
A court terme, et de manière pragmatique, on ne peut se contenter que de garanties telles que l'exercice de compétences communautaires par des Ministres du Gouvernement Wallon (une formule appliquée entre 1995 et 1999 et qui semble pouvoir être reproduite après 2004) ou l'application de politiques croisées entre Région Wallonne et Communauté française. Ces pratiques bénéficient de l'aval de nos parlementaires.
A long terme, l'affirmation culturelle de la Wallonie dépendra du souhait de maîtriser ou non l'expression d'une identité wallonne ainsi que les modalités de sa reconnaissance. Deux voies de réalisation de ce défi semblent se dessiner.
La première est à proscrire. Elle postule qu'il est avant tout impératif d'arborer une étiquette de Wallon pour être reconnu à l'extérieur. Elle consiste en une volonté de marquer systématiquement d'un sceau wallon tout succès, toute production matérielle ou toute initiative immatérielle émanant d'habitants de notre Région. Pratiquer de la sorte conduirait à probablement provoquer une étouffante et appauvrissante uniformisation culturelle, et certainement à décrédibiliser tout symbole officiel wallon (la faible audience d'un hymne wallon pourtant légitimé par notre Parlement indique combien l'adhésion à une Région ne signifie pas nécessairement l'intériorisation de ses symboles officiels). Le piège si bien décrypté par les politologues Hobsbawn et Ranger, celui de l' "invention de la tradition", n'est plus très loin ... La dérive nationaliste non plus !
Tournant le dos à cette voie défensive, et à une inéluctable dictature de la conformité, un autre point de départ peut être adopté. Posons que se reconnaître et s'affirmer comme Wallons, c'est s'autodéterminer en laissant au monde extérieur la faculté de reconnaître et pourquoi pas de s'approprier à sa guise notre propre identité. Lors des dernières Fêtes de Wallonie, le Premier Ministre marocain rencontrait, au titre d'invité d'honneur du Gouvernement Wallon, la communauté marocaine namuroise invitée en son honneur à l'hôtel de ville.
Ce fut pour lui une découverte originale de la Wallonie. Un événement de cette nature s'inscrit dans le contexte plus large d'une autodétermination qui s'est manifestée par le choix d'une capitale. Un choix qui a légitimé un symbole d'adhésion wallonne, qui a écarté tout risque de dilution wallonne dans une fusion RW/CF et qui a également accentué la nécessité de réaliser la région bruxelloise. Dans cette perspective d'affirmation citoyenne et solidaire, il y a d'autres défis à relever : au lieu de tenter vainement d'accréditer cette fumisterie d'une Belgique laboratoire de l'Europe, continuons par exemple de transformer une terre d'immigration en modèle d'intégration ou inventons et proposons à la francophonie un modèle de coopération au développement inspiré du commerce équitable, ... Quelles que soient les étiquettes dont on nous affuble, il y aura alors des Wallons qui pourront "résister aux mouvement qui divisent les nations, les peuples, les cultures, les religions, les philosophies, et les être humains".