L'exposition de Charleroi de 1911
L' Exposition de Charleroi de 1911 n'a pas été nommée exposition universelle mais elle a contribué à révéler au faîte de son développement un certain état de la révolution industrielle. Et ce fut aussi une claire manifestation d'affirmation du sentiment wallon. Destrée qui s'occupait du volet culturel de l'exposition le dit clairement le 23 août 1911 lors de la visite du ministre du travail Armand Hubert : « Plus tard, quand on voudra reconstituer l'histoire de la Wallonie, il faudra interroger les journaux de l'époque. Au milieu des banquets et des congratulations (...) La Presse, unie malgré ses divisions politiques, a célébré le réveil le réveil de la race wallonne en accordant son concours à l'exposition. » 1
De fait les seuls salons « culturels » reçurent 40.000 visiteurs du 10 juin au 1er novembre et la démonstration de Destrée frappa durablement les esprits au point qu'on peut penser que des gens comme Elie Baussart ou François Bovesse ont pris conscience de leur identité wallonne à cette occasion. Et tout cela même si Destrée demeure évasif sur la question de l'existence d'un art wallon.
Contexte économique
L'historienne Corinne Godefroid écrit : « Charleroi au début du siècle. la vue est impressionnante: on découvre toute la contrée de houillères, de verreries, de hauts fourneaux : Lodelinsart, Gilly; Jumet, Dampremy, Montigny (Montignies-sur-Sambre), Couillet; les terrils allongent leurs masses énormes de bêtes apocalyptiques (...) Les industries traditionnelles du pays noir - le charbon, le métal, le verre -, ont comme dans le reste de la Wallonie amorcé un lent déclin. mais Charleroi l'ignore encore. Pourquoi trop s'inquiéter du lendemain: la plupart des foyers parisiens brûlent encore la houille carolorégienne; on exporte 95% des 500.000 pieds de verre produits chaque année; les tonnages de fabrication métallique dépassent toutes les prévisions... »2. Le choix de l'exposition est le même que celui de Düsseldorf en 1902: introduire les visiteurs aux réalisations, à l'époque exceptionnelle, d'une région à l'avant-garde de la révolution industrielle, mais en même temps en affirmant la richesse artistique de cette contrée qui est, selon le litre lui-même de l'exposition, le Hainaut (ancien et nouveau), mais, aussi, un pays plus large que Destrée, avec à peu près tous les intervenants du monde industriel, politique et économique appelle la Wallonie, car il contient également le Hainaut français, le Pays mosan, bref le Pays wallon pratiquement tout entier de sorte que des protestations s'élèvent, notamment à Liège pour que l'exposition soit rebaptisée Arts anciens aux pays wallons 3.
Contexte politique
Depuis 1884, la Belgique est gouvernée par des gouvernements catholiques où ne siège parfois qu'un seul ministre du sud du pays alors que celui-ci envoie une majorité d'élus socialistes et libéraux au Sénat et à la Chambre. Cette situation est de plus en plus mal acceptée. Elle donnera lieu en 1912 à la fameuse Lettre au Roi de Jules Destrée, l'une des chevilles ouvrières du volet culturel ou artistique de l'exposition. Mais dès la pose de la première pierre le 20 juin 1910, sur ce plan-là, le ton est donné. Le ministre de l'industrie Armand Hubert, ministre compétent, reconnut d'emblée la dimension nationale, mais aussi wallonne de l'initiative : « Je tiens à souligner d'une façon toute particulière que votre Exposition sera l'oeuvre à la fois de l'Etat, de la Province, de la Commune, c'est-à-dire une oeuvre nationale. Je manquerais à ma naissance, à ma situation et à ma qualité de Wallon si je ne promettais pas à l'exposition de Charleroi tout le concours, tout le dévouement sur lequel vous êtes en droit de compter.4. Le vice-président du Conseil de Direction de l'Exposition lui répondit en ces termes: M.Hubert est le Ministre des Wallons, et le plus wallon des Ministres. Voilà au moins un ministre qui est wallon. Nous l'avons, le tenons. Comme les jolies femmes, il est prodigue de promesses, mais elles sont enregistrées et gare si à l'échéance, elles sont protestées... »5
L'exposition et l'histoire des techniques en Wallonie
Bien que le Pays wallon ne soit que peu connu pour ses mines de fer, l'exposition pense que c'est la présence de fer qui a fait des habitants de cet espace une population particulièrement apte au travail du fer et enfin la métallurgie ou la sidérurgie contemporaines.
L'époque romaine
Le minerais de fer affleurait en de nombreux points de la région de Liège, de l'Entre-Sambre-et-Meuse, de l'Ardenne et de la Gaume comme le rappelle Madeleine Fouss6. On relève la présence de Bas fourneaux à Amay. L'historienne souligne que la principale découverte archéologique à cet égard date du 19e siècle, à Morville (entre Dinant et Philippeville), où une véritable entreprise industrielle a été mise au jour avec les creusets de six bas-fourneaux voisins d'un atelier de 28 x 25 m ont été retrouvés7. Le Livre d'Or de l'exposition de Charleroi de 1911 s'intéresse principalement au Hainaut et au Namurois et rappelle la disponibilité du minerai de fer dans une série impressionnante de localités comme Châtelet, Gozée, Joncret, Thuin, Beaumont, Couvin,Florennes, Philippeville, Walcourt, Onhaye, Treignes etc. Les Crayats de sarrazins attestent d'une activité industrielle intense déjà connue en 1911 mais considérée inexactement comme remontant à l'époque romaine, ce qui est démenti par des recherches récentes qui mettent en cause l'idée que L'extension prise par l'industrie métallurgique serait prouvée par les nombreux sièges sidérurgiques identifiés dans l'Entre-Sambre-et-Meuse et l'Ardenne. (...) Il est permis de voir dans de telles entreprises une sorte de prélude à notre grande industrie métallurgique actuelle.8
Le Moyen-Âge
En fait, c'est au Moyen-Âge dès avant l'an 1000 que les techniques et la production vont se développer. On utilisait depuis l'antiquité le bas fourneau (trou dans le sol où minerai, charbon de bois et fondants sont mélangés), permettant d'obtenir une loupe de fer, spongieuse à cingler avec vigueur. Avant 1000, on passe au four à masse, construit en hauteur et on a des loupes de 100 à 300 kg. Le fer chauffé en présence de matières riches en carbone, se transforme, par cémentation et trempe à l'eau. On a de l'acier pour l'armurerie.
La Renaissance, la révolution industrielle
Un nouveau système se met en place fondé sur l'énergie hydraulique. On peut superposer le réseau hydrographique en Wallonie et le développement industriel. Des rivières à cours rapide font tourner les roues des moulins.9 Cette invention romaine du moulin à eau se réintroduit à partir du IXe siècle, se développe aux XIIe et XIIIe siècles. L'arbre à cames, permet que le mouvement rotatif devienne alternatif, et de mettre en œuvre les marteaux à fouler, les bocards à concasser le minerai, les martinets et les soufflets de forges. La soufflerie hydraulique, appliquée au four à masse, en augmente la température, la production. C'est une étape vers le haut-fourneau. Au XVe siècle, le haut-fourneau wallon existe il va être peint par Bruegel notamment, mais aussi Henri Blès10, avec le marteau, le gueulard, la roue hydraulique, les chevaux... On le lie à une colline : minerai, charbon de bois et fondant sont enfournés par le gueulard. Ce qui étonne dans les gravures exposées, c'est la présence de tant d'installations industrielles en dehors des lieux traditionnels que nous assignons à ces installations puisque l'on découvre la Pompe à feu de Vedrin (près de Namur), en 1824, la Forge à maka de Mariemont, la Forge de Marche-les-Dames de 1825, l'intérieur d'une forge à Profondeville, les vues impressionnantes des installations industrielles de Couvin en 1830. Le Livre d'Or de l'exposition qui ne s'intéressait qu'aux provinces de Hainaut et de Namur signale les hauts fourneaux de Houx, Lustin, Thon-Samson, Andenne, Nismes, Boussu-en-Fagne, Roly, Onhaye, Bouvignes, Annevoie, Rivière, Wépion, Silenrieux, Florennes, Biesme. On sait que l'Ardenne luxembourgeoise et liégeoise était également peuplée de ces dizaines d'usines et que l'activité métallurgique s'est finalement concentrée sur la Sambre et la Meuse avec parfois des implantations bien plus récentes qu'on a parfois déjà oubliées comme à Jemappes ou si récentes dans le Brabant wallon à Clabecq.
Oeuvres exposées
Les oeuvres exposées répondent d'ailleurs à la définition que les critiques de l'exposition avancent. En effet l'on retrouve les grandes oeuvres de l'Art mosan comme le trésor d'Hugo d'Oignies par exemple et au moins une reproduction par exemple des Fonts baptismaux de Saint-Barthélemy. On voit aussi les oeuvres de Joachim Patenier de Jacques Du Brœucq, de Jean Del Cour ou encore Félicien Rops.
Des noms prestigieux sur la culture ou l'art wallon
Prirent notamment la parole Camille Lemonnier (Hainaut, terre d'art et de travail), Jules Destrée (Les peintres des fêtes galantes Watteau et Pater), Ernest Closson (Les maîtres wallons dans l'école du contrepoint néerlandais), Marcel Laurent (L'architecture en Wallonie et spécialement en Hainaut), Maurice Wilmotte (L'ancienne littérature française du Hainaut),Maurice des Ombiaux (Des ymaigiers à Victor Rousseau), Louis Dumont-Wilden (Les Wallons et l'esprit européen : le Prince de Ligne et Octave Pirmez...
La position de Destrée sur l'art wallon
Pour qu'il y ait école, pense Destrée, il faut qu'il y ait centre de production et de consommation créant des modes et des traditions d'atelier. Or un tel centre n'a jamais existé en Wallonie. Il faut aussi que les œuvres de l'école wallonne présentent des traits communs, mais Destrée se dit sceptique quant à ces critères, non seulement pour l'art wallon, mais pour l'art en général. Ce sur quoi il insistait en 1911, c'est sur quoi a insisté également l'exposition 2000 ans d'art wallon à Liège à savoir que la Wallonie (ou l'espace qui y correspond), n'a cessé de participer à la culture mondiale. On retrouve la même idée chez Léopold Genicot présentant son volume Racines d'espérance (1986): « Il veut montrer comment la Wallonie s'est modelée d'âge en âge et surtout combien elle a créé à toutes époques et jusqu'à celle que nous vivons et bâtissons. »
Une exposition qui fut refaite
Cette exposition fut refaite en quelque sorte à Liège en 2000 sous l'intitulé 2000 ans d'art wallon. Les organisateurs avaient pris le même parti en réalité que les organisateurs de l'exposition de Charleroi. Ne désirant pas donner une définition de l'art wallon, ils s'étaient simplement préoccupés de rassembler dans de nombreuses salles tout ce qui avait été produit en Wallonie en 2000 ans. L'ouvrage qui en est sorti contient d'ailleurs plein d'informations sur l'art wallon en général mais aussi sur les tenants et les aboutissants de l'exposition de 1911.
Un autre modèle d'exposition
En 2000 toujours eut lieu une exposition tout à fait intéressante au Musée Ianchelevici à La Louvière du 1/10/2000 au 17/12/2000 sous l'intitulé Visions du Hainaut industriel d'Eugène Boch à la photographie. A cette exposition, non pas au sens où Destrée parlait de centre de production et de consommation dont il constatait l'absence en Wallonie, il y eut bien une unité visible, tangible : la Wallonie industrielle rentra dans l'imaginaire d'artistes de mille tendances, comme Van Gogh, qui avait encouragé Boch à peindre le Hainaut tel quel. Le peintre parisien Maximilien Luce vint ici pour voir les nouvelles couleurs de la révolution industrielle. Les sculptures de Constantin Meunier exaltent la force humaine mais sans dissimuler la peine du travail. Au milieu du XXe siècle le groupe Hainaut Cinq veut « offrir à nos yeux l'image de la beauté que la terre wallonne peut inspirer ». Camus peint L'usine à Montignies, en formes géométriques et Pelletti en 1990-1995 Les cheminées Saint-Capital. Des photos de Detraux montrent les belles Italiennes venant s'informer des nouvelles tragiques de Marcinelle. Puis on peut voir les peintures désenchantées de Polliart.
Sur environ 1000 km2 a été bâtie ici la deuxième puissance industrielle du monde. Les artistes de la Louvière en témoignèrent. Mais aussi ceux de Charleroi en 1911 ou ceux de Liège en 2000. Ce qui étonne dans l'exposition de Charleroi en 1911 c'est que le pays des forges s'étende bien au-delà du sillon industriel et gagne la vallée mosane par exemple entre Namur et Givet, l'Ardenne, la Gaume, le Sud-Luxembourg, mais aussi l'Ardenne liégeoise et évidemment Liège. De l'art exposé à la Louvière, il n'est pas difficile de dire l'unité bien que cette unité trouve pas son principe à l'intérieur des critères artistiques, mais hors de l'art, dans la réalité. La réalité de la révolution industrielle au sens classique dont on a pu montrer qu'elle avait commencé au Moyen-Âge. L'art qui en naît est incontestablement wallon.
L'Art wallon et sa couleur ?
Dans son livre L'Art wallon n'existerait pas, EC Editions, Aille-sur-Somme, 2003, Daniel Seret écrit qu'en visitant le musée d'art wallon de Liège, on tombe sur certaines récurrence : « La dominante rougeâtre se répartit de manière quasi identique en fait d'intensité, atténuant les séparations des plans de profondeurs, des différentes figures représentées. Un apparence floue recouvre l'ensemble du tableau. On peut certes penser à la métallurgie, évidemment existant très tôt en Wallonie, et venant supplanter à une certaine date les métiers de la terre. Cette atténuation des formes et du contour se retrouvent dans la manière d'organiser la surface peinte de la toile. » Il cite le 17e siècle, Defrance, Meunier, Rassenfosse, les paysages de Donnay ou Paulus, les intimistes verviétois et elle se prolongerait selon lui dans la BD originale d'Hislaire Sambre, en même temps que dans les films des Dardenne, Andrien, Bonmariage... Il y a selon lui une matrice formelle collective.
La métaphore de la main
Seret part aussi de la manière dont l'art de la préhistoire peint les mains, à savoir comme un pochoir : « La main préhistorique peinte sur le rocher est le symbole de l'hominisation. Elle a été peinte comme avec un pochoir, la couleur est projetée puis la main retirée. La représentation n'existe que parce qu'on retire ce qui est représenté. » (p.60). Il étend cette réflexion au groupe : « Lorsqu'un groupe peint dans la Forme de son milieu de vie, les figures et couleurs locales vont s'inscrire inconsciemment et autoriser ainsi un mécanisme de séparation du groupe et du milieu : par exemple quand la structure du tableau représente le plan du village, ou que les couleurs reprennent des sigles de l'habitat et des images locales dominantes. Autrement dit l'expression plastique d'une relation locale initiale permet de prendre une distance avec le blocage socio-culturel local. A la préhistoire, en peignant sa main l'être humain se séparait de sa part sauvage. Ce qu'énoncent les mythes (...) Dans le cas d'une création locale, nous n'en sommes évidemment plus là mais au cœur du processus de socialisation. La forme peinte de la relation locale fonctionne comme la main peinte préhistorique. » (p.61).
Cette réflexion est une pièce à verse au dossier de l'art wallon. Autant il paraît un peu insensé de vouloir à tout prix définir en quoi consisterait un art wallon, autant il est plus que léger de penser que les lieux, les luttes, les paysages, les existences enracinées ou errantes n'auraient aucun rapport avec ce qui se peint, s'écrit, se filme, en Wallonie ou n'importe où.
- 1. Le livre d'or de l'exposition de Charleroi de 1911, Charleroi, Tome I, p. 100.
- 2. Corine Godefroid, Entre culture, industrie et politique, les salons de Charleroi en 1911, in 2000 ans d'Art wallon, la Renaissance du livre, Bruxelles, 2000, p.56
- 3. Corine Godefroid, art. cité., p.60
- 4. Le Livre d'or de l'Exposition de Charleroi 1911, Tome I, pp.215-216
- 5. Le Livre d'or..., p.216
- 6. Madeleine Fouss, La vie romaine en Wallonie, Duculot, Gembloux, 1974, pp. 41-42
- 7. Ibidem
- 8. http://www.proarchaeologia.org/ production du fer en Gaule du Nord et en Rhénanie romaine: typologie des zones de réduction, voir la citation des deux auteurs
- 9. André Joris et Jean-Louis Kupper, Villes bourgs et franchises en Wallonie de 1250 à 1477, in La Wallonie, le pays et les hommes Tome I, La Renaissance du Libre, Bruxelles, 1977, pp.131-159, et en particulier pp. 136-139
- 10. Jaquette du Tome I de La Wallonie, le pays et les hommes, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1975.