L'idée de Nation, la Wallonie et l'Europe
L'été politique 1996 fut particulièrement agité sur le plan communautaire, il est inutile de revenir sur les mouvements d'humeur faussement spontanés de certains et sur les prises de positions d'autres.
Ce qui est particulièrement frappant, c'est l'absence quasi totale de réflexion sur l'idée de nation. Ce concept semble particulièrement tabou en Belgique francophone, pourtant la nation moderne reste toujours indissociable des valeurs démocratiques. Ce curieux mal belge se révèle tout aussi bien dans les thèses rattachistes que dans celles favorisant l'Europe des Régions. Le nationalisme flamand semble, lui, plus préoccupé par l'assimilition forcée des "déviants" (Fouronnais wallons, francophones des communes à facilité) que par une réflexion sur le rôle éventuel d'un Etat-Nation flamand dans l'Europe.
La Nation n'est pas un piège pour la gauche
Si nous nous contentons d'être absorbés par la France ou de rêver à l'Europe des régions, une fois de plus, nous abdiquerons notre responsabilité face à l'Histoire et nous refuserons d'être simplement nous-mêmes. Il n'y a pas de grandes ou de petites nations, les Pays-Bas, l'Irlande, le Danemark sont des petits pays mais n'en sont pas moins des nations qui ont fait preuve dans le passé d'une vraie grandeur, qu'elle soit politique, économique ou culturelle 1. Une nation ne doit pas posséder un passé millénaire et mythique, elle vit et évolue avec son temps: la Nation française de l'an I de la République n'est pas similaire en tous points à celle de 1848 ou à celle de 1996.
Ernest Renan définissait la nation comme la rencontre d'un passé commun et d'une volonté de vivre au présent 2. Certes, la Nation a un aspect affectif, irrationnel voire romantique, mais elle est aussi le contrat passé entre l'ensemble des citoyens d'un lieu géographique plus ou moins étendu, autour de valeurs essentielles.Contrairement à ce que certains pensent (surtout à gauche), la nation n'occulte pas les vrais problèmes. En devenant une nation, nous assumerons enfin nos responsabilités! Nous avons parfois la consternante sensation qu'en Belgique francophone, du simple citoyen au sommet du pouvoir, personne ne veut assumer de manière consciente et ouverte notre avenir. Cet état de fait est encore aggravé par l'existence du projet d'union monétaire et économique européenne (UME) pour le 1er janvier 1999. Plutôt que de réfléchir sur la nécessité d'un Etat belge (et d'une Europe fédérale), de nombreux hommes politiques et journalistes espèrent toujours que les grandes nations européennes vont disparaître après la mise en place de l'UME.
Peut-être certains de nos dirigeants se sentiront-ils moins « coupables » si une majorité d'Etats de l'Union Européenne disparaissaient en même temps que la Belgique. Il est temps de prendre conscience que sur 15 Etats composant l'UE, seuls trois (le Danemark, l'Irlande et le Luxembourg), satisfont aux critères de convergences définis par le Traité de Maasstricht. La RFA, sans qui l'UME est impossible, n'y satisfera pas en 1997 et peut-être pas en 1998. Certains milieux économiques commencent à faire pression sur le Gouvernement Kohl afin de repousser la date buttoir instaurée par ce même traité. Les sociaux-démocrates de Lafontaine expriment leur scepticisme et leur réserve face à l'idée même d'une union monétaire. De toute façon, l'avenir et la concrétisation de cette dernière dépendent des résultats et des élections générales que connaîtront la Grande-Bretagne, la France, la RFA d'ici fin 1998. L'UME ne sera donc peut-être pas au rendez-vous dans les délais prévus, c'est donc dès maintenant qu'il faut entamer le débat sur l'idée et le contenu d'un Etat wallon indépendant et souverain.
L' exemple du clientélisme irlandais
Si un Etat wallon voit le jour, il devra éviter de n'être qu'un simple ersatz de la Belgique; pour décrire l'Etat belge et la Région wallonne actuels, nous allons faire un peu de science politique sur une base comparative. Le politologue irlandais Michaël Gallagher 3 qualifiait le système politique irlandais de conformiste et d'individualiste. Un homme politique qui veut conquérir et conserver le soutien du public doit, à cette fin, se constituer une clientèle personnelle d'électeurs. Ce but sera atteint s'il agit comme intermédiaire entre, d'une part, les électeurs de sa circonscription et, d'autre part, l'Etat ou des sociétés privées et ce, en particulier, s'il soutient ou s'il paraît soutenir l'acquisition par ces électeurs de divers avantages. En raison de cette nécessité d'agir comme intermédiaire, le parlementaire de base dépense une beaucoup plus grande partie de son temps de travail au profit des électeurs plutôt qu'à une participation active au processus législatif. Une des causes de ce phénomène tient au système électoral, le scrutin proportionnel autorisant les votes de préférence, chaque candidat se retrouve en compétition avec tous les autres candidats en présence (y compris et surtout avec ceux de son propre parti). D'une manière générale, ce candidat ne pourra se distancier grandement de ses colistiers sur des questions de politique générale, il devra donc employer une autre méthode pour acquérir l'ascendant sur ceux-ci. Habituellement, il essayera d'apparaître comme un serviteur plus assidu et plus efficace des électeurs de sa circonscription. A cette fin, il devra aborder avec sympathie toutes les demandes d'intervention ou d'aide qui lui sont soumises et ce, même s'il considère qu'il ne pourra être d'aucune aide réelle. Une autre explication de ce système est bien sûr la faiblesse du pouvoir législatif face à l'exécutif, faiblesse que l'on peut retrouver presque partout en Europe.
De nombreux électeurs demandent l'aide de leur député car ils croient, à tort ou à raison, que celui-ci possède un pouvoir et qu'il peut leur obtenir des choses qu'ils ne pourraient se procurer par eux-mêmes. Cette attitude est une survivance de la période d'avant l'indépendance, époque où l'administration centrale était perçue comme une entité étrangère et nuisible qu'il valait mieux approcher grâce à un intermédiaire. La question de savoir si le public croit que les efforts d'un intermédiaire peuvent influencer les événements est aussi importante que la réalité objective, il ne fait aucun doute que la plupart des hommes politiques encouragent la croyance que leurs services valent la peine d'être utilisés. Le clientélisme ne peut évidemment qu'encourager l'individualisme! L'argent et l'emploi n'existent qu'en quantité limitée, tout individu sait que ses souhaits ne peuvent être rencontrés qu'au dépend de ceux d'une autre personne. Il est par exemple dans l'intérêt d'un individu de s'assurer que sa candidature auprès d'une entreprise, dont le patron est l'ami d'un député, soit mieux présentée que celle d'autres individus qui, dans les faits, sont ses adversaires. Cet individualisme ne s'est pas accompagné de l'individualité. L'insistance mise sur le bonheur personnel et la réticence à coopérer avec d'autres n'ont pas permis la création d'une vivante diversité d'opinions et d'une société pluraliste, mais bien celle d'un consensus étriqué et d'un conformisme ennuyeux sur presque tous les sujets de société. Une variété de pressions se combinent par ailleurs pour maintenir l'opinion politique et le comportement électoral de chaque individu en concordance avec ceux de la majorité, quelle qu'elle soit.
La Nation, dépassement progressiste du clientélisme
A quelques points près, ce portrait de l'Irlande des années 1860-1870 est aisément adaptable à la Belgique et à la Wallonie de 1996. La prédominance de l'individualisme et d'un consensus mesquin ne constituera pas une révélation personnelle pour de nombreux citoyens wallons. Des événements récents semblent montrer que la Région wallonne est en train de reproduire les errements du système politique belge. Il suffit de se remémorer la politisation croissante de l'Administration wallonne, une Agence wallonne à l'exportation (AWEX) digne de Franz Kafka ou un Objectif 1 confié, avec une belle inconscience, à des Intercommunales dont l'incurie et le féodalisme politique ont toujours été les caractéristiques marquantes. Le clientélisme n'est pas condamnable en soi. Mais quand il tient lieu de programme électoral ou de manière d'être, le système politique commence à se gangrener! Les citoyens wallons doivent (re)prendre possession de leur Etat, ce dernier doit être au service de tous et non pas satisfaire les ambitions de quelques carriéristes ou partis politiques.
Si nous refusons d'être une nation, nous continuerons à mépriser l'Etat et nous persisterons à le coloniser au nom d'intérêts divers. Les élections doivent redevenir une véritable sanction démocratique. Comment peuvent-elles l'être alors que, depuis 1884, le parti catholique et ses successeurs n'ont connu que huit années d'opposition! Si la Wallonie veut être autre chose qu'une Belgique en modèle réduit, c'est dès maintenant qu'il faut donner un contenu à l'idée d'un Etat wallon indépendant et souverain. Que l'union monétaire européenne se fasse ou pas (et surtout si elle ne se fait pas!) nous ne ferons pas l'économie d'un débat sur la Nation wallonne en gestation. Nous laisserons le mot de la fin à l'historien français Raoul Girardet: « On a déjà annoncé par le passé la fin du sentiment national et on a toujours assisté à sa renaissance. Donc on peut imaginer un retour de la conscience d'appartenance à une communauté historique qui implique des devoirs. A mes yeux, aucune idéologie autre que celle de la Nation ne peut reconstituer (en France) un certain type de civisme qui est respect de l'autre, respect de ses droits, bref, le sentiment fort d'une appartenance collective qui oblige. »4
- 1. Une dernière livraison des CM fait penser qu'on peut y ajouter le Grand-Duché de Luxembourg
- 2. E.Renan, Qu'est-ce qu'une Nation?, Presse-Pocket, Paris, 1993
- 3. M.Gallagher, The Irish Labour Party in transition, 1957-1982, Manchester University Press, 1982, pages 16 à 20.
- 4. In L'Histoire, n° 201, Juillet-août 1996, p. 107.