Liège en tous ses états: figure du déclin politique

Toudi annuel n°4, 1990

Le temps du nouveau dialogue est là, le temps de nouvelles souffrances aussi. La Belgique est un pays cruel. (Jean LOUVET)

Avant-propos

Il faut se défaire des idées reçues, se souvenir d'hier, même si l'amertume est trop présente, anticiper demain, même si la souffrance est trop pesante... Penser à Liège, cité ardente, à son affirmation républicaine, à son esprit local, la pire des traditions selon Max Weber, à sa volonté depuis trente ans de s'affirmer comme cité moderne, comme lieu de modernité, comme ville d'avenir... Il n'est pas possible de continuer sur ce ton-là, la dérision mais aussi la nostalgie sont de trop, et nous avons tous entendu, regardé, vu, avec consternation, se dérouler sous nos yeux une mauvaise pièce de boulevard ou encore une vraie histoire belge où Coluche pouvait saluer allègrement tout ce beau monde au cri de "Salut les enfoirés!"

La sociologie, ce n'est pas seulement des affaires de coeur mais une volonté de se mettre à distance, non pas sur le modèle aronien du spectateur engagé, mais de celui qui cherche à trouver du sens à ce qui en apparence n'en a pas. Le texte qu'on va lire se veut au plus loin de la perception subjective de la réalité - dans le cas présent, sordide -, au plus près du découpage analytique que nécessite un objet d'étude. Celui que l'on a choisi de travailler au corps,c'est le déclin de l'action politique particulièrement repérable dans le cas de figure de Liège, ville de tous les désespoirs.

L'éditeur de cette revue m'a rappelé plus d'une fois à mes obligations. J'ai cherché à les fuir, ne me sentant pas le courage d'écrire, de dépecer comme de la viande de boucherie une réalité glauque, alors que ma tête était à Avignon,avec le poète René Char, loin de ce pays cruel. Mais assez de subjectivité.

Passons à l'exercice du compte pertes et profits en commençant par rappeler les événements. Ceux-ci nous permettront de dégager les lignes de lecture sociologique qu'il s'agit de produire pour ne pas rester au stade de l'étonnement, de la dénonciation ou du regret. Dans les affaires dont nous allons parler, la première chose dont il faut être assuré, c'est que tout le monde perd. Quoi? C'est l'objet de cet article.

Les méduses, la honte et les folies belgères

Il s'agit ici de prendre à bras-le-corps des situations au sens sociologique du terme, celles qui ne se résument pas à des rapports de force ou à des stratégies mais où des acteurs sociaux ne se réduisent pas à des structures, à de purs rapports de domination, où ils cherchent à développer de l'action. Trois situations - les plus proches de nous temporellement – qui toutes les trois sont révélatrices des conduites d'acteurs qui ne sont plus portées par du mouvement social et qui illustrent le déclin des pratiques politiques.

Situation 1

9 Janvier 1989: vote par le Conseil Communal du xième plan de redressement financier pour la ville. Celle-ci est assurée de la consolidation de sa dette pour un montant de 45 milliards sur les 65 comptabilisés. Mais c'est le CPAS qui pose le plus de problème, puisque c'est la commune qui doit couvrir le déficit de celui-ci. Début décembre 1988, le procureur du Roi de Liège a désigné un expert et réviseur d'entreprise pour passer en revue la comptabilité du CPAS, entachée d'irrégularités, dit-on. L'affaire Michel Faway commence. Quelques jours plus tard, plus de 1.000 agents temporaires du CPAS ont été mis en préavis. Dès le 14 décembre 1988, le Ministre des affaires sociales de la Communauté française, Charles Picqué, a proposé des mesures drastiques: paiement à terme échu sur 12 mois, soit une perte de 8% du pouvoir d'achat des gens bénéficiant du minimum de moyens d'existence, renforcement des contrôles, octroi normatif et limité dans le temps de l'aide médico-pharmaceutique, fermeture des restaurants communautaires, révision des dossiers tous les trois mois avec visites à domicile à l'improviste,... Bref, l'aide sociale à Liège se trouve décapitée. En contestant la gestion du secrétaire du CPAS, on cherche aussi un responsable. Faway, qui devait prendre ses fonctions d'échevin de l'instruction publique, est mis publiquement en cause: "nombreuses et lourdes carences dans la gestion et l'organisation du CPAS depuis plusieurs années et retard apporté à appliquer les mesures de redressement et d'assainissement proposées". Devant la proposition du Ministre d'éloigner le secrétaire, une partie du Conseil de l'aide sociale résiste en affirmant sa confiance à M. Faway. Le Ministre, lors d'une conférence de presse, déclare que "le Conseil de l'aide sociale de Liège est une réunion de méduses toxiques"... Enervement, procès en gestion, révocation, procès qui va durer tout au long de l'année 1989. Michel Faway a été blanchi depuis de toutes les accusations dont il a été l'objet.Entre-temps, il aura raté son entrée au colläge échevinal. Les rumeurs disent que c'est pour avoir soutenu José Happart dans son refus de la réforme constitutionnelle à propos des Fourons. Tout se mélange et l'essentiel n'apparaåt plus: comment une grande ville comme Liège peut-elle faire de l'aide sociale au rabais?

Situation 2

Jean-Pierre Verheggen a publié un petit livre succulent qui reprend l'essentiel des situations absurdes ou surréalistes qui font les joies de la Belgique 1. Il a malheureusement oublié de décrire, dans la quatrième partie de son livre consacrée au Cirque d'hiver de Liège, la scène qui suit. Septembre 1989: la ville de Liège occupe 4808 agents nommés auxquels il faut ajouter une cinquantaine d'emplois légaux; la tutelle régionale a fait savoir qu'elle n'accepterait qu'un cadre de 4037 unités. Fin septembre, la ville est en cessation de paiement. Le conseil d'administration du Crédit Communal et l'Exécutif régional wallon refusent à l'unanimité de leurs membres de garantir le rééchelonnement de la dette liégeoise; le Crédit Communal refuse de verser à la ville les 500 millions nécessaires pour payer les salaires, la Région refusant de garantir ces 500 millions. L'échevin des Finances constate que la Région wallonne doit néanmoins à la ville 2 milliards 339 millions. Autrement dit, comme l'annonçait Radio-Titanic, "jadis la situation était grave mais pas désespérée. Aujourd'hui elle est désespérée mais... ce n'est pas grave".

31 novembre: Le Collège échevinal Close-Ancion ne trouve pas de majorité pour voter les mesures d'assainissement dont la mise en disponibilité de 815 agents nommés; le PSC menace de quitter la coalition communale et pose la question de la fiabilité de son partenaire PS à "sortir Liège de son marasme", le chef du groupe social-chrétien affirmant que "la ville est victime du lâchage politique et du manque de solidarité des bourgmestres de la périphérie". Jean-Maurice Dehousse (PS), qui a voté contre la mise en disponibilité des agents communaux,justifie son vote en parlant de "décision sauvage et cruelle dans la mesure où,pour le première fois en Belgique, on porte un coup à ceux qui ont accepté les servitudes du secteur public, pour faire le choix de la stabilité de l'emploi... C'est la stabilité de l'emploi du secteur public que la décision touche de plein fouet. Si on vote cette mesure, le précédent sera posé et ce qu'on veut faire à Liège aura valeur d'exemple" (La Wallonie, 2-10-89).

A la même séance du Conseil communal, cette fois par 27 voix pour, 17 contre et 6 abstentions, les plus liégeois décident la restructuration complète des musées liégeois (objectif: une économie de 38 millions). L'échevin PSC de la culture annonce son intention de créer une fondation culturelle, à la gestion indépendante de la ville, tout en insistant sur la contribution que la Communauté française pourrait apporter à la constitution d'un grand musée d'art moderne. Certains conseillers émettent leur crainte de voir la ville de Liège mettre aux enchères son patrimoine culturel en vendant certains tableaux célèbres. Le même échevin se distingue pendant la même réunion par un esprit qui ne manque pas d'humour: il envisage de demander une contribution financière aux 9.400 personnes qui ont signé une pétition dans laquelle ils demandaient à la ville de ne pas "liquider" son patrimoine culturel. Surréaliste, n'est-ce pas, de la part d'un élu politique? Au Royaume des simples, les imbéciles sont heureux!

Situation 3

Vendredi 22 juin 1990. Le bourgmestre de Liège vient de se voir signifier son inculpation pour corruption dans une affaire de marché public qui portait sur des horodateurs. Le communiqué du Procureur du Roi précise que "l'enquête judiciaire a mis en évidence des faits qui pourraient être constitutifs de l'infraction de corruption qui se résume en la promesse et le versement d'une somme d'un million de francs par M. Goldinne, directeur de la Compagnie Générale Européenne, à M. Close, en échange de l'agréation par le Collège des bourgmestres et échevins de Liège, le 5 aoñt 1988, de la société anonyme Société Wallonne de Gestion de Stationnement en qualité de sous-traitant du concessionnaire..." Le chef de cabinet du bourgmestre ainsi que M. Goldinne sont également inculpés. Le bourgmestre "déclare que plusieurs erreurs ont été commises dans le cadre du marché des horodateurs et qu'il a été abusé à l'occasion de la remise de la somme d'un million". Il décidera le lundi 23 juin de se mettre en congé, cette affaire relevant du droit administratif et non pas du pénal, confiant le poste de bourgmestre au 1er échevin PSC, William Ancion. Ce que l'on a moins souligné, c'est que le 15 juin, le Ministre des pouvoirs locaux mettait sous tutelle le Collège et le Conseil communal de la ville de Liège qui ne pourront plus rien décider sans l'aval d'un comité d'accompagnement. Mais que reste-t-il à décider? La bataille de succession s'ouvre... ou continue, la dette continuera à croître...

Retour sur l'histoire d'un pouvoir local

Tout commence... Ici, se pose déjà un problème car, à discuter avec des Liégeois - et nous sommes bien sûr au café du commerce -, personne n'est d'accord sur le point de départ: la corruption politique, les horodateurs, les divisions du Parti Socialiste local, l'affaire Faway et la mauvaise gestion du CPAS, la coalition PS-Ecolo, les affaires de la sidérurgie, la fusion des communes et l'endettement de la ville, les V1 et les bombardements de la fin de la seconde guerre mondiale, quand ce n'est pas ceux de la première. Les Liégeois ont toujours eu cette capacité d'aller chercher dans le passé les meilleures raisons pour expliquer leur situation présente perçue de plus en plus sur le mode de la punition.

Il faut bien commencer quelque part. Sans nul doute possible, la fusion des communes permet de faire le point sur la situation liégeoise au moins à deux niveaux: géopolitique et symbolique. Géopolitique d'abord, parce que la fusion des communes dépossède Liège de sa première place par rapport aux grandes communes wallonnes au profit de Charleroi. Avant la fusion, Liège comptait 142.796 habitants suivie par Mons (61.634) puis par Seraing (41.030), Mouscron,Tournai. Après la fusion, c'est Charleroi qui territorialement devient la première entité de Wallonie avec 214.539 habitants suivie par Liège (209.494),Namur (97.784), Mons (95.670), La Louvière (77.080). Seraing-la-rouge n'est plus que la sixième ville de Wallonie avec 76.403 habitants. Mais cette redistribution des places a d'autres effets: la ville de Liège, gérée traditionnellement par le Parti libéral, devient une ville socialiste dont le premier bourgmestre sera Edouard Close. Même si le Parti Socialiste n'obtient pas la majorité absolue (36,81% des suffrages et 19 sièges sur 51), et doit composer avec le parti libéral, il devient maître du jeu... pour conquérir la majorité absolue à la prochaine élection.

Mais on ne peut se contenter de raisonner en termes géopolitiques. Le symbolique occupe une place de tout premier plan; et le symbolique, c'est Liège grande ville wallonne, celle qui a, sinon organisé, participé à tous les combats wallons, la ville qui est au coeur de l'appareil productif, la sidérurgie, au coeur de l'Europe industrielle. Edouard Close ne s'y trompe pas quand il devient bourgmestre de Liège; il croit faire un bon investissement politique en pensant que sa ville comptera dans la Belgique régionalisée et dans une Europe des régions.

Mais qui est-il, cet Edouard Close? Il n'a pas le prestige d'un Merlot, ni la conviction d'un André Cools toujours prêt à donner des gages aux renardistes, ni la passion wallonne de Jean-Maurice Dehousse. C'est le président fédéral du PS liégeois. Il faut s'arrêter quelques instants sur le cursus politique de cethomme qui devient bourgmestre de la deuxième ville wallonne à l'âge de 47 ans et est inculpé pour corruption à 61! A lire la notice biographique qu'il a établie pour le Mémento Communal 2, il a été apprenti ouvrier ébéniste, employé de la Fédération des Mutualités Socialistes et Syndicales de la Province de Liège, Secrétaire national des Mutualités Socialistes des Jeunes Travailleurs, Président National des Jeunes Gardes Socialistes, Président du Conseil national de la Jeunesse de 1965 à 1971... et conseiller communal de la ville de Liège depuis 1959. En une dizaine d'années, il fait le parcours sans faute de l'apprentissage du professionnalisme politique au sein de l'appareil du Parti Socialiste de manière assez semblable à quelqu'un comme Guy Mathot. Close fait donc son entrée au Conseil communal à trente ans, et huit ans plus tard, en 1968, il devient logiquement élu de l'arrondissement de Liège, Secrétaire d'Etat à l'économie régionale wallonne, Ministre de l'Intérieur à 44 ans... sans oublier que pendant deux ans, de 1971 à 1972, il a occupé la charge d'échevin de l'Instruction publique de Liège. Deuxième parcours sans faute où les responsabilités ministérielles font de lui un socialiste qui a son mot à dire et qui attend son heure. Devenu sénateur en 1974, il cumule cette fonction politique avec celle d'échevin des Services sociaux et de la famille de 1974 à 1976 et mène la liste socialiste aux élections de 1976 pour devenir bourgmestre. Commence alors un troisième parcours qui, lui, ne sera pas aussi calme que les deux premiers.

C'est que devenir bourgmestre de Liège est à la fois une fonction à haute valeur symbolique, mais entraîne aussi la conviction que le pouvoir que confère la gestion municipale est impérissable. Les exemples abondent: Gaston Deferre à Marseille, Pierre Mauroy à Lille, Pradel à Lyon, Bracops à Anderlecht, Spinoy à Malines, Leburton à Waremme, Merlot à Seraing, Cools à Flémalle... En fait, une sorte de pouvoir dynastique qui vous donne de l'assurance, qui vous fait penser que vous avez du poids plus comme bourgmestre que comme ministre, même si le mieux est d'être les deux à la fois comme le pensait Henri Simonet, autre socialiste notoire 3. Mais toute ascension a un prix. Et à se retourner vers le passé, au moment des fusions, le prix à payer ressemble à un marché de dupes. En effet, au moment de la fusion, Liège a un déficit global de 14 milliards au service ordinaire. L'Etat avait prévu en 1976, lors de la mise en place des fusions, un emprunt de consolidation qui permettrait d'apurer les charges du passé, le Crédit Communal garantissant l'emprunt. Or dans le cas de Liège, l'emprunt de consolidation ne couvre qu'un milliard et demi des quatorze du déficit.

Mauvais point de départ pour des socialistes qui se lancent dans la conquête de la majorité absolue à l'horizon 1982. Liège se sent métropole à part entière et estime qu'elle doit avoir les moyens de sa politique: mise en place de cabinets au niveau de la mairie - on ne fait rien d'autre que recopier Lille ou Marseille -, création d'antennes administratives dans chacune des anciennes communes fusionnées, politique de relations publiques, appel à la population à participer à la gestion de leur commune,... Autrement dit, une volonté demodernisation qui ne cache pas ses intentions électoralistes pour faire de Liège la grande ville socialiste de Wallonie.

1977, 1978, 1979,... années de tous les dangers où la crise de la sidérurgie wallonne est plus que la toile de fond sur laquelle la commune de Liège cherche à se moderniser. C'est l'avant-scène où les renardistes liégeois livrent le dernier combat pour la mise sous statut public de la sidérurgie, où tout se complique entre Liège et Charleroi à travers une guerre des bassins qui laissera des traces profondes quant aux relations entre les deux villes, où André Cools, président de Parti Socialiste, oeuvre à la fusion de Cockerill-Sambre en suscitant des réactions plus que violentes de la part de la FGTB liégeoise, où la sidérurgie perd un milliard par mois, où il faudra faire appel à un patron français, Jean Gandois, qui s'empressera de déménager le siège de Cockerill-Sambre de Seraing à Bruxelles, devant les imbroglios politiques locaux 4. C'est tout l'environnement industriel de Liège qui est en train de sombrer avec une violence peu commune: plus d'un emploi sur deux qui disparaît dans la sidérurgie et les fabrications métalliques, des grèves sans lendemain, des syndicalistes désemparés devant l'éloignement dont le Parti Socialiste fait preuve vis-à-vis des problèmes du monde ouvrier. On sait que tout cela se terminera par la liquidation de Valfil en 1984 et le sauvetage in extremis d'une sidérurgie exsangue. De toute cette histoire pleine de bruit et de fureur, ceux de la banlieue - Seraing, Flémalle, Herstal,... - en retireront l'impression que ceux de Liège étaient bien plus préoccupés par la conquête de la majorité absolue que par la mobilisation pour la sid »rurgie. De là vient sans doute le passif entre les communes ouvrières, la ceinture rouge et Liège-ville, là où se concentrent les classes moyennes inférieures et supérieures, le monde urbain des employés peu sensibles aux problèmes de la sidérurgie.

Tout ceci n'a pas été sans effets sur Liège-centre. La mise en place des Centres Publics d'Aide Sociale qui accompagne la fusion des communes ne doit pas être isolée du contexte dans lequel elle s'effectue, à savoir une crise économique d'une violence extrême. Les pertes d'emplois dans le Borinage, à Charleroi, à Liège, se chiffrent par milliers; pire, il n'y a plus d'emplois pour les enfants de la classe ouvrière qui sortant des écoles techniques n'ont d'autre perspective que d'aller s'inscrire au bureau de chômage; en même temps,ceux qui étaient déjà à la limite tombent dans la misère, la pauvreté et fin des années 70, à Liège, le quart-monde est plus qu'un épiphénomène 5. Et puis, le temps est au "défi" 6 que les CPAS ont à relever et comme le souligne Jean-Maurice Dehousse: "Il est intolérable, dans un pays raisonnablement riche comme le nôtre, que la pauvreté frappe encore cruellement des centaines de milliers de personnes. Associée au chômage, elle provoque un désarroi menant souvent à la criminalité, à la dépression et à la maladie quand ce n'est pas à la mort prématurée ou au suicide, sans oublier les mauvais traitements vis-à-vis des enfants et d'autres violences dans les familles. Le rôle des CPAS face à ces problèmes est énorme." 7. Ce rôle, le CPAS de Liège va très facilement le remplir parce que c'est à la fois une manière de montrer le côté "vitrine sociale" de Liège, d'engager du personnel sur une base électoraliste et de renforcer la machine politique pour la conquête de la majorité absolue. Michel Faway, que les responsables du Parti Socialiste placeront au secrétariat du CPAS, ne s'y trompe pas non plus: en devenant le responsable du premier comité d'entreprise liégeois, il s'affirme comme le partenaire indispensable de la mairie dans sa conquête de la majorité absolue et comme successeur plus que potentiel d'un bourgmestre qui a de plus en plus des allures de potiche. Il reste que les effets financiers de cette politique sont à assumer; augmentation des dépenses tant au niveau des aides sociales qu'au niveau du personnel 8, déficit hospitalier,... La ville doit payer sa publicité permanente et se voit dans l'obligation d'accroître sa subvention communale à un CPAS qui assure un rôle éminemment politique dans la bataille que la mairie a engagée à l'horizon 1982.

La dette se creuse: entre 1977 et 1981, le déficit s'est accru de 66%; des 14 milliards, on est passé à 40 milliards. C'est le moment où la régionalisation de 1980 transfère la tutelle des communes de l'Etat à la Région. Liège a besoin de dix milliards que les banques refusent de lui prêter, la ville et la région n'offrant pas assez de garantie. Le Crédit Communal avancera ces dix milliards mais le Ministre de l'Intérieur de l'époque exige un plan de redressement drastique... C'est déjà la deuxième répétition d'un scénario qui va se reproduire tout au long des années 80 et pas seulement à Liège. 1982, c'est l'année des élections communales et il n'est évidement pas question pour le PS liégeois de se présenter avec un plan de rationalisation alors qu'il vient d'oeuvrer pendant six ans à renforcer les services communaux tant au niveau de l'emploi qu'au niveau des interventions en aide sociale.

Il est tout entier préoccupé à se faire une alliance locale en béton pour être sûr d'obtenir la majorité absolue. En constituant une union avec ce qui reste du Rassemblement Wallon et du Rassemblement Populaire Wallon sous le sigle Rassemblement Populaire Socialiste Wallon, en excluant les communistes et en négligeant les écolos, le PS pense faire le plein des voix. De l'autre côté,les anciens alliés libéraux se sont associés avec le PSC (Parti Social-Chrétien) sous le sigle "Union pour Liège", union qui ressemble à la coalition du gouvernement Martens V dont il faut rappeler qu'il se voulait résolument néo-libéral et qu'une figure liégeoise comme Jean Gol y tenait une place importante comme vice-premier ministre. L'enjeu des élections communales est dès lors national, à Liège en tout cas, chacun ayant à confirmer auprès des électeurs une différence qui est loin d'être simple: les libéraux veulent mener une politique proche du thatchérisme et Liège apparaît comme le chancre d'une société dominée par des services publics partisans; de l'autre côté, les socialistes continuent à être empêtrés dans les problèmes de la sidérurgie etde l'emploi ou plutôt d'un chômage de plus en plus dramatique. Les observateurs avertis de la vie politique belge - Jules Gérard-Libois, William Freys – ont été sceptiques par rapport à ce qui se présentait comme une bataille où la société wallonne ferait son entrée dans la bipolarisation entre une droite qui n'avait à la bouche, à l'époque, que les mots "privatisation" et "régulation par le marché" et une gauche qui essayait de réanimer les souvenirs de l'affirmation wallonne qui prendra la tournure du "fédéralisme radical" de Spitaels devenu entre-temps président du PS. Quel imbroglio!

Il arrive que l'histoire ruse... C'est ce qui est arrivé à Liège avec les 11,66% de voix qui se portèrent sur les Ecologistes. Le RPSW n'obtenait que 40,75% des voix et la coalition gouvernementale libérale-sociale-chrétienne n'avait pas assez de ses 36,52% de voix pour faire vivre l'"Union pour Liège" à la mairie. Le problème, c'est que les alliances étaient engagées à droite à ce point qu'il n'était plus possible de les défaire. Pour la deuxiême fois, Edouard Close ne parvenait pas à obtenir la majorité absolue. De plus, il ne lui restait plus qu'à composer avec les Ecolos pour continuer à être bourgmestre. Suprême échec électoral, d'autant plus cruel que, dans la première ville de Wallonie, Charleroi, où le Parti Socialiste avait obtenu dès 1976 la majorité absolue, un jeune parlementaire socialiste, avocat de profession dont le père fût pendant un très court laps de temps au Mouvement Populaire Wallon,venait de conforter cette majorité absolue en obtenant 53,34% des voix, cinq sièges de plus au Conseil communal. Le député Jean-Claude Van Cauwenberghe devenait, à 38 ans - dix ans plus tôt qu'Edouard Close qui avait 48 ans lors de son premier mandat de bourgmestre de Liège - bourgmestre de Charleroi. Les conditions sont réunies déjà pour que Charleroi s'affirme dans son rôle de première ville wallonne. La défaite politique d'Edouard Close constitue la toile de fond - d'autant plus qu'elle se répètera en 1988 - de la remise en ordre que les communes ouvrières de la haute et de la basse Meuse voudront conduire sous la direction d'André Cools.

Mais il faut s'arrêter sur cette situation intéressante oó, en 1982, alors que tout le monde regarde ce qui se passe en France avec l'Union de la Gauche et Pierre Mauroy, Liège va rebondir, car l'échec de Close se transforme, avec la présence des Ecolos, en une sorte d'innovation. C'est la première fois en Europe - les Ecolos allemands piaffent encore à la porte du pouvoir - que se constitue une alliance Parti Socialiste-Ecolos. Les Verts arrivent au pouvoir...et fidèles à leurs options démocratiques, ils vont faire l'aller-retour entre les assemblées de militants et les négociateurs du PS.Situation paradoxale d'ouverture non voulue par le PS, contraint d'exposer les dossiers du personnel communal, du CPAS, des intercommunales. Chacun se souvient à l'époque du plaisir qu'il a eu de voir des "Responsables" politiques socialistes contraints de jouer le jeu démocratique et accepter les nouvelles règles du jeu que les Ecolos installent à coup d'assemblées libres. Liège républicain... Magie de la redécouverte de la démocratie locale, décision de se désengager du nucléaire, volonté de lutter contre les gaspillages, lutte contre les cumuls politiques, affirmation de l'aménagement du territoire, du logement,de l'amélioration des transports comme priorités communales. Liège entre dans la modernité en se donnant les moyens d'un nouvel avenir politique qui réunit Parti Socialiste et écologistes.

Personne ne s'y trompe qui voit l'alliance liégeoise dépasser son cadre local.Comme le relève Gérard Lambert dans la rubrique "Politique du mois" de la Revue Nouvelle, en décembre 1982 9, "la nouvelle majorité liégeoise voit sa signification politique dépasser largement ses propres frontières communales.D'une part, Ecolo, qui a d'abord existé sur la scène politique législative,s'est donné à la faveur des communales une stabilité ou un enracinement là où ses militants ont eux-mêmes une assise. On va voir maintenant si Ecolo peut faire vivre ses propositions en mobilisant tous ceux qui y croient. D'autre part, le PS par qui passe toute réflexion sur le changement en Wallonie va devoir s'engager dans des ouvertures auxquelles une position dominante ne l'avait pas habitué. Le PS s'ouvre et se braque suivant les circonstances.Va-t-il choisir au-delà des circonstances? La moindre réussite d'Ecolo n'est pas d'avoir permis l'amorce du débat dans le monde socialiste."

Qui croyez-vous qui gagna? L'ouverture ou les circonstances? Ni l'une ni les autres. Il a bien fallu adopter un plan d'assainissement - en juillet 1983 – où on diminuait la masse salariale annuelle d'un milliard. Quant au reste, l'essentiel de la dette, on en paierait les intérêts en attendant...1985. Nous avons été quelques-uns (10, à l'époque, à trouver que l'Etat central, par une politique autoritaire de pouvoirs spéciaux, cherchait à restaurer un équilibre financier tant au niveau des budgets communaux qu'au niveau des dépenses sociales; bien plus, comme je l'ai montré dans un article publié en 1985 11,l'Etat fonctionnait aux retards de paiement, faisait de la rétention de transferts vers les pouvoirs locaux de telle sorte qu'il a créé une sorte decrise artificielle des finances locales qui lui a permis d'instaurer une tutelle pesante et tatillonne à laquelle ni Liège ni Charleroi, ni Anvers, en un mot l'ensemble des grandes villes du pays n'ont échappé.

Entre-temps, les affaires de la sidérurgie wallonne ont largement occupé toute la place avec l'application du plan Gandois, et la coalition au pouvoir s'est préoccupée des élections à venir en octobre 1985 en cherchant à obtenir de la part des électeurs une reconnaissance du "plan de redressement" que cette coalition chrétienne-libérale voulait réaliser. Résultats sans surprise où les votes sont restés centrés sur les partis traditionnels. Pendant ce temps-là, à Liège, même si les Ecolos ont les échevinats de l'urbanisme, de l'aménagement du territoire, des transports, du logement, de la participation, de la jeunesse, des sports, des relations avec les quartiers - trois échevins sur les onze que compte l'équipe municipale -, le poids de la dette, les habitudes, une mobilisation qui s'effrite avec l'usure quotidienne, la guérilla qui va régler les rapports entre les socialistes qui pensent que le temps travaille pour eux et des Ecolos avec de moins en moins de soutien de la part des classes moyennes inférieures, vont faire que Liège va retomber dans le scénario de la dépendance. En 1985, re-plan d'assainissement aux conditions du gouvernement,avec toujours les mêmes obsessions: maintien de l'emploi et des salaires...Mais on commence sérieusement à penser à la mise en vente du patrimoine de la ville, des peintures de Picasso au parc des logements sociaux. Les Ecolos n'empêcheront pas l'installation d'un climat de faillite qui est le signe du déclin d'une action politique qui ne sait plus mobiliser au nom d'un discours identitaire modernisateur 12.

Liège sombre et tout va aller très vite. En septembre 1986, le CPAS est à l'agonie: déficit budgétaire d'un demi-milliard pour l'hôpital de la Citadelle,licenciement de 133 personnes, transformation des contrats de temporaires en chômeurs mis au travail, attente d'un plan d'assainissement qui tienne compte des mesures très restrictives décidées à Val-Duchesse 13 Le secrétaire du CPAS, Michel Faway, s'inquiète de la dégradation du service public et du cycle infernal qui fait que "les mesures gouvernementales s'imposent à la ville qui elle-même nous en impose d'autres pour pouvoir tenir ses engagements. Parce que, en-dessous du CPAS, il n'y a plus rien. Imaginez un entonnoir. Pour le faire tenir en équilibre, il vaut mieux mettre la pointe au-dessus. Malheureusement, la pointe est en dessous, c'est le CPAS et tout nous tombe dessus." 14 On ne peut mieux exprimer le sentiment général que l'on rencontre auprès des secrétaires de CPAS à cette époque, obligés de renégocier en permanence la subvention communale pour combler le déficit du budget du CPAS alors que les demandes d'aide sociale sont de plus en plus nombreuses.Constatons aussi que les marges de manoeuvre du pouvoir local sont des plus limitées, pour ne pas dire inexistantes. Faway pouvait se demander aussi jusqu'où on lui ferait porter le chapeau! Ce qui ne manqua pas d'arriver. Mais à l'époque, il apparaît comme le successeur de Close et l'affiche publiquement en déclarant qu'il n'est "pas convaincu que seuls les socialistes peuvent sauver Liège" et que, toutes choses égales par ailleurs, il "aime le pouvoir. Je suis un homme de pouvoir. Parce qu'avec le pouvoir, on peut!" 15

En 1987, les responsables de la ville demandent au Gouvernement une renégociation de la dette. En avril 87, la situation de la ville ne cesse de se dégrader: rupture complète de trésorerie et malgré les plans d'assainissement successifs - entre 83 et 87, le nombre d'agents communaux est passé de 7.961 à 6.066, les taxes locales ont augmenté de 75%, les additionnels à l'impôt des personnes physiques de 55% -, rien n'y fait. D'où la demande de consolidation par l'Etat d'une dette qui dépasse les 45 milliards. S'il y eut des négociations avec le gouvernement national, celles-ci ne furent guère suivies d'effets, puisqu'on est entré en période électorale. Et il va falloir attendre plus de deux ans pour que l'Etat se décide à consolider cette fameuse dette. A cette époque, déjà, au niveau de la ville, on perçoit que l'alliance PS-Ecolo ne sera pas reconduite pour les élections communales de 1988 et chacun cherche ses marques; les Ecolos demandent à une société de marketing politique de leur réaliser un sondage sur les intentions de vote des liégeois: le résultat est négatif pour eux (-2%), le commentaire affligeant: "un des enseignements de l'enquête, c'est que nous devons absolument mieux faire connaître le travail que nous réalisons." 16; on commence à parler d'une alliance entre le PS et le PSC.

1987, année d'élections, victoire du Parti Socialiste, longue négociation communautaire dans l'indifférence apparente d'une opinion publique qui se reconnaît de moins en moins dans les rebondissements, les arrangements divers et variés, les équipes techniques, la marque des ordinateurs qui aidèrent à faire les projections du financement de la réforme de l'Etat dont Hugo De Ridder 17 nous fera un récit circonstancié en nous racontant "tout ce que nous aurions voulu savoir" et dont nous aurions pu nous passer! Indifférence apparente jusqu'au jour où, le 1er mai 1988, à Liège, les choses se passent très mal entre les négociateurs du PS et leurs électeurs quant au non-respect de la "parole donnée" à José Happart et au "lâchage" des Fourons. Happart,Dehousse, Faway, Van Cauwenberghe ne cachent pas leur désapprobation et le font savoir à Moureaux et Cools. Ce dernier ne se fera pas faute de s'en souvenir quand il deviendra Ministre régional des pouvoirs locaux, responsable de la tutelle sur les grandes villes.

Mais, à Liège, chacun pense aussi aux élections communales prévues pour le 9octobre 1988. En juillet, la CGSP (Centrale Générale des Services Publics), adresse une lettre ouverte au tout nouveau Ministre de l'Intérieur, Louis Tobback, qui rappelle les efforts importants consentis - diminution des services, augmentation des taxes locales, perte estimée entre 15 à 30% du pouvoir d'achat des travailleurs "encore" occupés,...- et qui réclame un "un véritable contrôle des travailleurs afin de ne plus être des marionnettes qui doivent subir les conséquences d'improvisations et d'incompétences à quelque niveau que ce soit" 18. En même temps, l'Union Socialiste Communale du Nouveau Liège et les sections de la périphérie ratifient les modalités de l'accord électoral qui vient d'être établi avec le PSC pour les élections communales et se mettent d'accord sur la répartition des mandats; M. Faway,président de l'USC, deviendrait échevin de l'Instruction publique. On peut donc aller à la bataille électorale sans trop se faire de souci, même si les socialistes locaux sont persuadés qu'ils n'obtiendront pas la majorité absolue... une fois de plus.

Le 13 septembre 1988, 800 Liégeois assistent au Palais des Congrès à la soirée-show organisée par les "amis du bourgmestre". "Pendant deux heures et demie, ce fut un incessant défilé de personnalités et d'associations diverses venues dire tout le bien qu'elles pensent de leur maïeur"; "Edouard superstar" comme titre La Meuse-La Lanterne (19. Près de 10.000 voix de préférence - 9.995 - pour Edouard, 6.506 pour M. Faway, 5.278 pour J.-M. Dehousse. Le PS recueille 40,07% des votes soit 23 sièges au Conseil Communal, le PRL 21,66%(12 sièges), le PSC 18,44% (10 sièges) et Ecolo 11,32% (6 sièges). Le Parti Communiste avec 3,3% disparaît du Conseil communal. Commentaires de la presse:"Les Liégeois semblent avoir bien accepté le pré-accord PS-PSC, puisqu'ils lui ont accordé une majorité de 33 sièges sur 51" (La Libre Belgique); "l'absentéisme est relativement élevé: 131.000 électeurs, 115.000 bulletins et la personnalisation du vote en croissance: 70.000 votes nominatifs de préférence contre 36.000 en case de tête; le corps électoral n'a pas condamné la première expérience européenne de gestion avec les écologistes; ceux-ci retrouvent leurs six sièges et le PS les 23 mandats conquis au sein d'un cartel de gauche. Ce qui a fait dire au bourgmestre E. Close, dans un premier commentaire, qu'"il s'agit d'un excellent résultat au vu de la crise financière et des innombrables problèmes que Liège connaît" (Le Soir)... On serait heureux à moins. Mise en place de la coalition PS-PSC et c'est reparti pour un tour.Tout le monde pense que Liège est sortie d'un mauvais pas.

C'est au contraire le pire des imbroglios où les figures de Kafka, de Pirandello, les personnages de Dos Passos dans "The Big Money" vont jouer un balai infernal pour laisser Liège exsangue, politiquement, symboliquement. Sans intérieur ni extérieur. Seule avec son passé... malgré toutes les actions collectives qui, des agents du CPAS aux éboueurs en passant par les pompiers,les policiers, les enseignants, se sont développées tout au long des années 1989 et 1990. Inutile de rappeler les situations décrites au début de cette histoire: le procès fait à Michel Faway, bouc émissaire de la gestion déficiente du CPAS; l'éclatement de la majorité communale en septembre 1989;l'inculpation du Bourgmestre.

Cette histoire ayant été retracée, il reste à présent à proposer des éléments de lecture sociologique qui nous sortiront des imbroglios, des manoeuvres et dela déchéance pour les hommes qui s'y complurent.

Deux interprétations et leur dépassement

Il faut d'emblée passer en revue deux types d'explications, celles qui viennent le plus spontanément à l'esprit, face à cette faillite à répétition.

La première, c'est celle qui, de l'indifférence gênée à l'affirmation la plus claironnante, voit la confirmation de l'adage populaire selon lequel "Ils sont tous pour poigner dans l'assiette au beurre". Autrement dit, les hommes politiques ne seraient mus que par leur intérêt personnel et par le gain – en pouvoir, en argent, en avantages multiples - qu'ils pourraient retirer de l'activité politique. Ce discours développe soit une opposition entre les "petits et les gros", soit une explication des conduites politiques par la corruption politique.

L'opposition entre les petits et les gros 20, est au principe même du populisme qui dénonce ceux qui profitent des petites gens, régentent la politique en distribuant les places et corrompent leurs représentants. Comme le disait un des protagonistes du drame liégeois, "que les canailles paient". On n'a, tout compte fait, pas trop entendu ce type de discours et aucune force politique n'en a fait son porte-drapeau. Quant à l'explication en termes de corruption politique, elle a plus d'épaisseur. Il faut rappeler que pour nombre de politologues et de sociologues politiques, une des fonctions de la corruption politique serait "comme de l'huile dans les rouages: elle aurait un effet redistributif important, elle serait un substitut fonctionnel à la participation directe au pouvoir, elle constituerait le ciment des élites et des partis, elle conditionnerait l'efficacité du pouvoir." 21

Dans la mesure où la corruption politique est "transaction secrète située à la frontière entre le secteur public et la société civile", elle joue à plein lorsqu'il s'agit de redistribuer des parts de marché, des terrains, des services, des avantages dont la liste peut s'allonger sans fin et dont nous avons pu trouver ces deux dernières années en Belgique des illustrations nombreuses, allant de l'affaire VDB à la construction du paradis subtropical de Chaudfontaine où se trouvait impliquée la Société Nationale de Crédit à l'Industrie, en passant par l'affaire de l'Inusop ou à celle de l'ex-directeur de l'INIEX (Institut national des Industries extractives) (*): "passation des marchés publics et adjudications faussées, factures fausses ou majorées,bureaux d'études fictives, financement officieux des partis, subventions anormales aux associations, utilisation politique ou personnelle d'employés publics, travaux gratuits offerts aux agents publics chargés des commandes,voyages, vacances, restaurants et autres formes de cadeaux, ponctions sur les sociétés d'habitations sociales et les organismes liés à l'urbanisation et à l'aménagement, sport municipal, services sociaux et organismes de formation,services d'inspection et de sécurité, radios dites libres, publicité clandestine, trafic de certificats médicaux et autres, etc., sans compter les mécanismes situés en amont du système politique: fraude fiscale et électorale."22 Un catalogue inépuisable pour faire des affaires.

On voit bien l'usage que l'on peut faire de cette analyse fonctionnaliste pour expliquer la dérive corruptrice à Liège: plus la pression de la dette augmente,plus on a recours à la privatisation des services, plus on a tendance à développer des accords secrets avec des clans, des familles, des lobbies 23 qui finissent par constituer de véritables réseaux fonctionnant sur base d'un impôt parallèle aux dépens des consommateurs des services publics. Ainsi des horodateurs. Robert K. Merton a remarquablement décrit à la fin des années trente, en s'appuyant sur l'exemple de Chicago, ce processus qui constitue le détournement d'un parti démocratique en "machine politique" avec son boss dont la fonction-clé est, puisque le pouvoir est dispersé, d'organiser,centraliser et maintenir en condition de marche les parcelles de pouvoir disséminées présentes dans toute notre organisation politique. "Avec cette centralisation du pouvoir politique, le boss et son appareil peuvent satisfaire les besoins de divers sous-groupes de la communauté que satisfont mal les structures sociales conformes à la loi et à la morale." 24, autrement dit les activités illégales en association avec des mafieux. Il serait assurément exagéré d'assimiler le bourgmestre de Liège à ce type de boss politique, une de ses caractéristiques ayant été de n'avoir pu géérer la dispersion du pouvoir qui caractérise la situation liégeoise. Merton insiste lourdement, au-delà de toute considération morale, sur la nécessité de ne pas perdre de vue les conditions structurelles qui, dit-il, "engendrent d'elles-mêmes les 'maux' que l'on réprouve si sévèrement." 25

C'est donc bien un second type d'explications qu'il faut envisager: les "causes structurelles" qui peuvent se décrire facilement comme une absence de régulation des rapports entre l'Etat et le pouvoir local, au sein même de la classe politique. Non-respect des engagements de l'Etat, retards de paiement,exigences multiples pour que les autorités locales prennent en charge les effets de la crise économique, va-et-vient ministériel-communal au gré des élections, report systématique des décisions à prendre en fonction de celles-ci, mégotages pour avancer l'argent permettant de couvrir la trésorerie, indigence de l'équipe municipale au pouvoir, suppressions d'emplois à répétition, faillite, faillite... Ici aussi la liste est longue des remises enordre, des mises en demeure qui chaque fois créent un peu plus de désordre: un ministre socialiste traite les membres du conseil du CPAS de méduses, un autre échafaude un plan de remboursement dont il sait par avance que les échéances ne peuvent être assumées sans mettre gravement en péril les services publics - communaux -, un troisième, toujours de la même famille politique d'ailleurs,impose une tutelle qui a les allures d'une punition publique vis-à-vis d'élus présentés comme des irresponsables notoires.

Tout fonctionne comme si le pouvoir était un jeu à somme nulle où la force et la confiance, l'imposition, la domination, le retrait de la confiance étaient sur le même plan, sans effets sur le citoyen. Cette absence de régulation, outre le désordre qu'elle génère et qui fait que chacun en tire la conclusion que tout cela est mal géré ou manque de "responsabilité", -pour reprendre les termes de Max Weber-, fait perdre tout le monde dans un jeu infernal qui met une ville à genoux et qui rend ses habitants orphelins d'un territoire. Le constat de l'absence de régulation est alors au plus près d'une explication en termes de non-sens, d'inexplicable, de folie, d'incohérence.

Il faut résister à ces deux types d'explications - la corruption politique,l'absence de régulation étatique - pour se tourner vers une interrogation sur le modèle de gestion social-démocrate à l'oeuvre aujourd'hui en Wallonie. Ce modèle est menacé de déclin, l'affaire de Liège - et pas seulement elle, que l'on pense actuellement à la grève des enseignants et au même jeu financier qui renforce une fois encore les irresponsabilités réciproques entre région et communauté - étant révélatrice. Quel déclin? Celui de l'action politique telle qu'elle est pratiquée actuellement en Wallonie par les sociaux-démocrates.

Dans un livre récent 26, A. Bergounioux et B. Manin définissaient la social-démocratie comme une forme politique, un régime caractérisé par la modération: celui "qui réforme patiemment plutôt qu'il ne bouleverse, qui négocie plutôt qu'il n'impose, celui qui tempère et amortit les effets du marché sans en casser l'énergie créatrice. En politique cependant, le problème n'est pas tant d'identifier la modération que de comprendre comment on y parvient" (27. On aura bien du mal à suivre cette analyse pour la social-démocratie wallonne qui joue tout en force, sans réelle stratégie pour calmer les jeux, ni amortir les effets du marché. Ce qui s'est passé à Liège, les conduites politiques qui caractérisent aujourd'hui en Wallonie la social-démocratie, ne se distinguent pas par une absence de régulation mais par son excès, à travers un choix politique qui privilégie les démonstrations plus centrées sur les capacités à adopter les principes d'une gestion financière stricto sensu qu'à formuler un projet social dans une Wallonie qui sort lentement d'une désindustrialisation violente. Partout, dans les grands centres urbains, dans les CPAS, on ne parle que d'équilibre et de rigueur financière,en limitant les problèmes à une adéquation interne aux institutions entre leurs ressources et leurs dépenses. Tout le monde sait - les patrons les premiers,s'ils sont la source d'inspiration des actuels dirigeants du PS - qu'il est illusoire de vouloir restaurer des équilibres à l'interne et que les effets de l'environnement permettent mieux d'analyser les coûts et les produits d'une action. La social-démocratie wallonne a sans doute cette découverte à faire. Si elle choisit de "jouer" à autre chose que la rigueur financière, peut-être aurons-nous autre chose qu'un slogan électoral - le retour du coeur - . C'est moins de coeur qu'il s'agit que de créativité institutionnelle qui permettrait d'abord d'arrêter les oppositions entre Liège et Charleroi - une guerre des bassins suffit -, Charleroi à Mons, Mons à La Louvière, etc., pour retrouver une unité autour des rapports sociaux qui préoccupent les Wallons.

L'enjeu ne consiste plus aujourd'hui à donner des leçons ni à renforcer les tutelles centralisatrices comme le PSB, puis le PS sav(ai)ent trop bien le faire, mais de créer, au niveau de l'insertion, de la formation, des centres urbains, une politique, des dispositifs qui ne se cantonnent plus à donner des gages - à qui? -, de bon gestionnaire. A arrêter ses discours de dénonciation ou de stigmatisation, à penser autrement qu'en termes de remise en ordre, la social-démocratie wallonne a devant elle un paysage à recomposer...pour démentir ce qu'un observateur lucide 28 avait très bien perçu géopolitiquement en 1983: que la Wallonie soit autre chose qu'une banlieue...en faillite. C'est de manière positive, malgré tout, ce que vient de nous apprendre le déclin d'une certaine forme d'action politique quand elle n'est plus soutenue par une action sociale.

(*) Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologique (CADIS), EHESS (PARIS).

(*) A TOUDI, nous sommes convaincus de son innocence. Si nos informationssont exactes d'ailleurs, cette innocence ne contredit en rien l'article de notre ami Bernard FRANCQ, mais au contraire le confirme (NDLR).

  1. 1. VERHEGGEN J.-P., 1990, Les FOLIES-BELGERES, Paris, Editions du Seuil.
  2. 2. Mémento Communal 85/86, Kluwer/le Vif, Antwerpen, Com p. 132.
  3. 3. On lira avec beaucoup d'intérêt la manière dont H. Simonet fit son entrée dans la carriäre municipale à Anderlecht sur les conseils d'Antoine Spinoy: "De surcroît (...) on ne peut faire de politique en Belgique si l'on n'a pas unesolide implantation locale. C'est sur ce bon conseil et muni de sa recommandation que je m'étais mis d'accord avec Joseph Bracops, bourgmestre d'Anderlecht, pour me présenter aux élections communales avec la perspective de devenir échevin et la garantie de son appui pour être un jour - pas trop lointain, espérais-je - député. C'éétait d'ailleurs cette dernière carrière qui m'intéressait le plus à l'époque. La politique communale n'était qu'un point de passage obligé.", SIMONET H., 1986, Je n'efface rien et je recommence, Bruxelles, Didier Hatier, p. 47.
  4. 4. Le lecteur voudra bien se reporter à l'analyse plus développée que nousavons pu faire du dernier combat syndical pour la défense de la sidérurgie wallonne pour la période 1971-1984: FRANCQ B., LAPEYRONNIE D., 1990, Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, Editions Ciaco,(particulièrement le chapitre 1, p. 21-55).
  5. 5. Le meilleur compte rendu de cette situation a été fait par Marie-HélèneDACOS-BURGUES: Les sous-prolétaires ou les exclus, in GROOTAERS D.,1984, Culture mosaïque, Paris-Bruxelles, Chronique sociale-Vie ouvrière, chapitre 7, p. 109-134.
  6. 6. On fait bien sûr référence à l'ouvrage de J.M. BERGER, 1978, Le défi des Centres Publics d'Aide Sociale, Bruxelles, F. Nathan-Ed. Labor, livre préfacé par Jean-Maurice Dehousse alors Ministre de la Culture française.
  7. 7. Ibidem, p. 7.
  8. 8. Rappelons que dans le cas des CPAS, le rapport d'aide sociale / dépenses de personnel est de 20%/80%
  9. 9. LAMBERT G., 1982, Pouvoir communal - Liège: majorité inédite, in Revue Nouvelle, 38e année, tome LXXVI, n° 12, décembre 1982, p. 451-452.
  10. 10. M PEFFER, R. COBBAUT, J.-M. BERGER, M. MONT-MALVAUX,...
  11. 11. FRANCQ B., 1985, Dérégulation étatique et contradictions des politiques sociales au plan local, in BAWIN B., PICHAULT F., VOISIN M., La crise dans tous ses états, Actes du colloque de l'Association des Sociologues Belges de langue française, Liège, mars 1984, Ciaco éditeur, p.103-118.
  12. 12. Il y a peu d'articles qui analysent les paradoxes dans lesquels l'écologisme est plongé au niveau local. Publiquement, il faut attendre le texte de Philippe Van Parijs publié dans La Revue Nouvelle de janvier 1986: VAN PARIJS Ph., 1986, L'avenir des écologistes: deux interprétations, Revue Nouvelle, 42e année, tome LXXXIII, n° 1, janvier 1986, p. 37-47; texte qui fera l'objet d'une rectification dans un numéro de la Revue Nouvelle consacré à l'écologie en 1990 (VAN PARIJS Ph., 1990, Impasses et promesse de l'écologie politique, Revue Nouvelle, 46e année, Tome XCII, n° 2, février 1990, p. 79-93).
  13. 13. Pour un aperçu du contenu de ces mesures en matière sociale (pensions,revenu garanti aux personnes âgées, suppression de lits hospitaliers,diminution des revenus de remplacement aux cohabitants), on se reportera au n° 2, L'année sociale, 1986, Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles...
  14. 14. Le Vif/l'Express, 26 septembre/2 octobre 1986, p. 33.
  15. 15. Interview de M. Faway, Le Vif/L'express, 13/19 février 1987, p. 34.
  16. 16. Propos tenus par l'échevin écolo Théo Bruyère, La Meuse-La Lanterne, vendredi 6 novembre 1987
  17. 17. DE RIDDER H., 1989, Sire, Donnez-moi cent jours,Paris-Louvain-La-Neuve, Editions Duculot.
  18. 18. La Wallonie, 4 juillet 1988, p. 6.
  19. 19. 13 septembre 1988.
  20. 20. BIRNBAUM P., 1979, Le peuple et les gros. Histoire d'un mythe,Paris, Grasset.
  21. 21. BECQUART-LECLERCQ J., 1984, Paradoxes de la corruption politique, Pouvoirs, n° 31, 1984, p. 21.
  22. 22. Ibidem, p. 26.
  23. 23. Je renvoie ici à l'analyse que nous avons pu développer à propos de lareprise de Tubemeuse qui fut parsemée de péripéties très illustratives de l'influence des lobbies; FRANCQ B., LAPEYRONNIE D., 1990, op. cit., p.160-164.
  24. 24. MERTON R. K., 1965, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon (sur les machines politiques, chapitre 3, pp.126-136).
  25. 25. Ibidem, p. 132.
  26. 26. BERGOUNIOUX A., MANIN B., 1989, Le régime social-démocrate, Paris, Presses Universitaires de France; la position défendue par les auteurs a été résumée dans un article paru dans la revue Le Débat: MANIN B., 1990, Du bon usage de la social-démocratie, Le Débat, n° 60, mai-aoñt 1990, p.122-125.
  27. 27. Le Débat, p. 122.
  28. 28. GOFFART V., 1983, De la Wallonie comme banlieue, Revue Nouvelle, 39e année, Tome LXXVIII, n° 7-8, juillet-aoñt 1983, p. 55-62.