L'Occident a décidé de se fonder lui-même "contre" la religion

Un texte de Michel de Certeau opposable à Habermas
11 avril, 2012

M.de Certeau (1925-1986)


Voici ce qu'écrit Michel de Certeau dans La rupture instauratrice in La faiblesse de croire, Seuil, Collection Points, Paris, 1987, pp. 187-226

De toute manière, dans ses postulats ou dans son fonctionnement, la science est indissociable de son autre qui n'est pas à proprement parler l'irrationnel mais la facticité d'appartenances et la contingence de la pratique.

Pour rendre compte de cette « facticité », l'anthropologue Ernesto De Martino se référerait à des « choix » socio-historiques. Chaque civilisation serait caractérisée par une sorte de décision anonyme - orientation commune et défi collectif. A un moindre degré, il en irait sans doute de même pour chaque organisation socioculturelle. Par exemple, à partir du XVIIe siècle, la civilisation européenne occidentale aurait « choisi » de se définir par le risque de se fonder sur elle-même au lieu d'être organisée par l'architecture cosmique d'une intégration religieuse, et ce ' »choix » moderne serait dispersé à travers une série de phénomènes historiques - depuis le discours cartésien ou les naissances scientifiques de l'âge classique jusqu'à la Révolution française et l'analyse marxiste valable seulement pour les sociétés qui ont pris cette option. De toute façon, en raison de ce tournant historique, il est désormais impossible à l'Europe occidentale de penser les problèmes de notre temps dans les termes d'un savoir religieux. Aussi pour De Martino, la dialectique marxiste et son interprétation de la religion correspondraient à ce que sont devenues simultanément la pensée et la société depuis trois siècles, mais elles ne seraient pas applicables à des civilisations antérieures ou contemporaines qui poseraient collectivement le problème du sens et s'organiseraient autrement que les nôtres 1. L'appel à la notion de « choix » est sans doute discutable. Mais il indique la nature de la question. Chaque motivation culturelle ou scientifique implique ce rapport - énigmatique mais inéliminable - entre une situation (ou un « choix » de civilisation) et une raison (qui la « vérifie »). Chaque science se réfère à un mouvement historique. Elle en explicite les possibilités, sur un mode discursif qui lui est propre. Elle implique un « autre » qu'elle-même : l'histoire qui l'a permise et reste l'a priori de toute rationalité. Tout langage cohérent fonctionne grâce à des préalables qu'il suppose sans les fonder.

Tout ou partie de ce texte pourrait être opposé à Habermas : la religion comme Savoir


  1. 1. Cesare Cases, Entretien avec Ernesto De Martino, in Esprit, mars 1966, pp. 372-376. « Il y a » disait De Martino, « un type de civilisation, autonome et se suffisant à elle-même, qui est fondée sur la religion comme élément de réintégration culturelle de l'individu dans la société. Ce type de civilisation existe encore dans les sociétés primitives. La civilisation occidentale, elle, a opté pour un autre mode de réintégration culturelle : la maîtrise rationnelle de la nature. » Entre eux « il ne s'agit pas d'enfant et d'adulte, mais, pour ainsi dire, de deux manières d'être adulte, l'une des deux étant la nôtre » (p. 373). Frederick Ferré, Le langage religieux a-t-il un sens ? Logique moderne et foi, Paris, Cerf, pp. 172-189, se réfère aussi à la « décision » que masque ou suppose le langage.