L'unité des agriculteurs wallons combattue par l'Eglise

Texte prévu pour le n° 4 de la revue TOUDI annuelle (1990) et qui n'a pas paru vu l'abondance des matières

La Terre Wallonne, revue d'Elie Baussart

L'implantation du Boerenbond en Wallonie ne date pas d'hier et, cependant, son histoire reste à écrire. Dans le présent article, nous nous ­bornons à évoquer quelques moments de cette histoire en Brabant wallon. Cette ­brève étude se fonde essentiellement sur des archives du Fonds Cardinal Van­ Roey, à l'archevêché de Malines. Néanmoins, plusieurs questions restent,­ provisoirement, sans réponse et bien des aspects de l'expansion du Boerenbond­ en Wallonie demeurent dans l'ombre.

Le Cardinal Mercier avait compris les intérêts wallons

Entre 1906 et 1909, sous l'impulsion de Max Pastur, plusieurs associations­ agricoles se constituèrent dans le canton de Jodoigne, commune où il était­ notaire. En 1909, la Fédération Agricole de l'arrondissement de Nivelles, ayant­ son siège à Jodoigne, vit le jour; l'année suivante, cette fédération se­ déclara indépendante du Boerenbond. Cette situation irrita les dirigeants de­ l'organisme agricole flamand qui considéraient le Brabant wallon comme « une­ partie de (leur) territoire »; ils le firent savoir à M. Pastur par l'intermédiaire du secrétaire général, le chanoine Luytgaerens. Ce dernier­ précisa: « Nous n'avons pas l'intention de vous combattre en ce moment; mais­ nous réservons tous nos droits pour l'avenir. Nous continuons à considérer le ­Brabant wallon comme nous appartenant. » (1)

Aux élections législatives de juin 1912, M. Pastur fut élu député catholique de­ Nivelles. Au sortir de la première guerre mondiale à laquelle il participa, M.­Pastur tenta de réorganiser les oeuvres agricoles de l'arrondissement de­ Nivelles. En 1919, il entra à l'Assemblée Wallonne comme délégué de cet­ arrondissement; en 1920, il est membre du Bureau permanent de l'organisme ­wallon. Pour M. Pastur, ce fut sur l'insistance pressante du doyen de Jodoigne, ­l'abbé Debienne, que des contacts furent pris avec la Ligue Agricole Belge, nouvellement fondée à Namur (2), pour la réorganisation des oeuvres agricoles­ de l'arrondissement de Nivelles. Devant l'opposition d'une partie du clergé de ­la région à une telle collaboration, M. Pastur s'enquit auprès du Cardinal ­Mercier de la voie à suivre. Il en reçut non une désapprobation, mais un­ encouragement. Dans un rapport de décembre 1926, il résumera cet entretien à ­l'intention du Cardinal Van Roey. Le Cardinal Mercier lui aurait déclaré "qu'en ­principe il était plutôt souhaitable de voir le Boerenbond limiter son ­influence à la partie flamande du pays et qu'une entente avec l'évêque de Namur ­au sujet de l'arrondissement de Nivelles était indiquée". Quant à l'hostilité­ d'une partie du clergé à l'égard de la Ligue Agricole Belge, le Cardinal aurait répondu: "J'ai encore assez la confiance de mon clergé pour obtenir de lui, le­ jour où je le lui demanderai, de se tourner vers Namur. Je me charge de cela;­ occupez-vous de convaincre votre association politique". Fort de cet appui, M.­Pastur s'ouvrit de son objectif au comité politique de Nivelles, lequel « ne­ voulut pas prendre parti et préféra laisser le champ libre aux deux ­organismes".

Le Boerenbond se lance en politique

Le point de vue du Boerenbond sur la situation au sortir de la première­ guerre est quelque peu différent. Toujours selon L. Delvaux, à qui le rapport­ de Pastur a été communiqué, un premier essai de réorganisation des oeuvres­ agricoles fut tenté par M. Pastur, vers 1919; ce fut l'échec. Cependant, à la ­même époque, les UPA, mouvement agricole neutre, se développaient en Brabant­ wallon; ce qui suscita un appel pressant au Boerenbond de la part des­ « personnalités les plus marquantes de l'arrondissement » et des « dirigeants des ­oeuvres sociales ». Le Boerenbond « finit par accepter » et le "travail commença­ dès 1920-1921 ».

Les archives du Boerenbond, étudiées par E. Gérard (3), permettent d'apporter ­précisions et nuances quant aux objectifs de l'organisation agricole flamande. ­Au sortir de la première guerre, se posa la question délicate de l'action­ politique. Le 20 mai 1919, le Conseil Supérieur du Boerenbond en admet le­ principe qui sera ratifié par l'Assemblée générale du 9 juin. Les arguments ­avancés pour une telle réorientation sont résumées par E. Gérard de cette ­façon: La clause statutaire selon laquelle tous les intérêts des fermiers ­étaient pris en charge par le Bond, la distinction subtile entre politique de ­parti et politique agricole... et le déclin de la responsabilité des gildes ­locales suffisaient pour justifier le revirement".

D'emblée, lors de l'Assemblée générale du Boerenbond en juin, on établit les­ grandes lignes du programme politique à défendre par les gildes; le programme ­minimum flamand en constituait un aspect. C'est au cours de cette même année­1919 que le Boerenbond envisagea l'extension de son action en Wallonie, ­profitant pour cela de l'agonie quasi générale dans laquelle se trouvaient les­ différents groupements agricoles catholiques. Cette volonté d'expansion ­répondait à un double souci: élargir les débouchés des organes financiers et ­économiques, pourtant florissants, du Boerenbond et créer une organisation ­paysanne et catholique puissante capable de faire pièce à la Fédération­ Nationale des Unions Professionnelles Agricoles (UPA), institution neutre née­ en juin 1919.

Le Boerenbond: le Brabant wallon « est à nous »

Si cette stratégie valait pour la Wallonie, à combien plus forte raison­ s'indiquait-elle pour le Brabant wallon que le Boerenbond considérait comme ­sien (4). En tout état de cause, une certaine rivalité s'installa en Brabant ­wallon entre le Boerenbond et les groupements agricoles affiliés à la Ligue ­Agricole Belge. Au surplus, le conflit ne demeura pas cantonné dans le domaine ­des oeuvres agricoles catholiques, il eut des retombées au plan politique, à ­tout le moins pour M. Pastur. Celui-ci ne sollicita pas le renouvellement de­son mandat politique pour les élections d'avril 1925. Dans une lettre à la ­Nation Belge publiée le 6 décembre 1924 et confirmant sa décision, Pastur, sans ­être explicite sur ses motifs, rappelle qu'il a toujours estimé que le­ Boerenbond devait se confiner en Flandre d'autant plus qu'il ne limite pas son­champ d'action aux questions économiques. L'opposition de M. Pastur à l'infiltration du Boerenbond en Wallonie repose sur la prétention de ce dernier ­à « influencer notre politique » souligne-t-il.

Au fait, le Boerenbond joua-t-il un rôle dans la retraite de M. Pastur? Rien ne ­nous permet de l'affirmer ni de l'infirmer. Un seul avis est à verser au­dossier, mais il date du 26 mars 1927. Dans une lettre au Cardinal Van Roey, le­ secrétaire général du Boerenbond, le chanoine Luytgaerens écrit: « Notre ­intention n'est pas de lui (M. Pastur) nuire sur le plan politique: nous­ faisons volontiers tout ce qui est possible pour que notre fédération (des ­gildes) de l'Arrondissement de Nivelles ne le contrarie pas et se mêle le moins ­possible à la politique". Mais quelques lignes plus loin, tout en soulignant ­que les fédérations d'Arrondissement et plus spécialement celle de Nivelles­(datant de 1923), restent libre de leur choix, le secrétaire général du ­Boerenbond reconnaît que celui-ci "peut jouer un rôle de conseiller en matière politique" (5). Il ne fait guère de doute que M. Pastur n'était pas le candidat­catholique que le Boerenbond conseilla de soutenir (6).

Un syndicat agricole wallon puissant était possible

Elie Baussart (1887- 1965)

Deux ans plus tard, soit le 6 novembre 1927, un accord fut signé entre la­ Ligue Agricole Belge et les UPA. Malgré la longueur du texte, nous le ­reproduisons dans son entièreté, étant donné les réactions que l'accord­ suscita.

« Considérant que la très grande majorité des cultivateurs de nos provinces sont­ des fidèles de l'Eglise catholique.

Considérant que l'organisation professionnelle doit servir à tous les membres­ de la même profession, quelle que soit leur opinion philosophique ou ­religieuse.

Considérant que la liberté de conscience est un fait.

Considérant que les devoirs religieux sont indépendants des partis politiques.

Nous déclarons:

1. La base sociale ainsi que la morale religieuse qui est reconnue comme ­fondement de notre organisation professionnelle est la doctrine sociale et ­morale de l'Eglise catholique, étant bien entendu cependant qu'en vertu du fait ­de la liberté de conscience ci-dessus énoncée, l'adhésion à notre organisation ­n'implique nullement l'assujettissement personnel à la dite doctrine.

2. L'action religieuse étant distincte de l'action politique, nos organismes­ seront absolument indépendants de tout parti politique, et leurs interventions ­politiques seront d'ordre exclusivement professionnel.

3. Les membres de notre organisation conservent leur pleine et entière­liberté au point de vue électoral. » (7)

Le Cardinal Van Roey le combat

De la correspondance échangée entre le Cardinal Van Roey et l'évêque de­ Namur, il ressort clairement que le Cardinal était vivement opposé à cet ­accord. Selon lui, les principes qui sous-tendent l'accord sont la neutralité­ religieuse et la neutralité politique.

Neutralité religieuse: « car tout en reconnaissant la morale religieuse comme­ fondement de l'organisation, on admet la liberté de conscience pour les ­membres, on déclare qu'ils ne sont pas soumis personnellement à la doctrine­ catholique. La paix religieuse, dont on fait grand état, est basée sur la­ liberté de conscience, et la royauté du Christ, qu'on proclame, n'entraîne pour ­les membres aucun assujettissement personnel. »

Neutralité politique ensuite: « car les membres conservent leur pleine et ­entière liberté au point de vue électorale ».

Ces principes sont inadmissibles aux yeux du Cardinal; leur acceptation ­confirmerait des concessions jamais admises par les évêques ni par les catholiques belges (8). En conséquence, le Cardinal répondra négativement au­ clergé qui l'interrogea sur l'approbation donnée à « la fusion des UPA et de la­ Ligue Agricole Belge »(9).

C'est dans ce contexte que la présence du Boerenbond dans le Brabant wallon ­recevait la caution officielle des autorités religieuses. En effet, le 23­novembre, dans une lettre au clergé du diocèse, Mgr Janssens, vicaire général ­de Malines écrit: "L'action sociale doit être menée en accord avec les­ organisations centrales spécialisées: Ligue des Paysans (Boerenbond), Ligue­ Nationale des Travailleurs Chrétiens, Ligue Nationale des Patrons Chrétiens ,­Ligue Nationale des Classes moyennes. L'autorité diocésaine ne reconnaîtra ­aucune oeuvre sociale qui ne travaille pas en accord avec ces organisations ­centrales" (10).

La prophétie d'Elie Baussart

C'en était fait de la présence de la Ligue Agricole Belge dans le Brabant­ wallon. La voie était libre pour le Boerenbond, comme elle l'était, depuis­ quelque temps, dans le Hainaut, entre autres (11).

Cette implantation croissante du Boerenbond en Wallonie inquiétait E. Baussart,­le directeur de la Terre Wallonne; entre janvier 1925 et février 1928, il y ­consacre cinq articles. A ses yeux, le Boerenbond n'est pas qu'une organisation ­économique, « confiné sur le terrain technique ». Au contraire, le Boerenbond, ­puissant groupement politique par ses effectifs et davantage par les capitaux­ dont il dispose, à supposer qu'il n'ait pas l'intention d'absorber les­ organisations wallonnes, n'est pourtant pas assez intéressé pour abandonner à­ la frontière linguistique sa mentalité et sa politique flamingante (12). Aussi,­ E. Baussart se réjouit de l'accord passé entre la Ligue Agricole Belge et les­ UPA (13). Mais il se fera tancer par l'évêque de Tournai, Mgr Rasneur (14).­Néanmoins, Baussart persiste et signe. En février 1928, il écrit qu'il "ne se­ passera guère d'années que l'expérience n'infirme ou ne confirme" ses alarmes.­ Et il conclut: « Dans un cas, j'emporterai la mortification d'avoir manqué de ­perspicacité ou de sang-froid. Dans l'autre, j'aurai le mérite d'avoir averti ­nos amis et d'avoir dissocié, par avance, la confusion qu'on essaiera de faire ­entre flamingantisme et oeuvres catholiques, pour le plus grand dommage, en ­dernière analyse, de la religion dans nos provinces dévastées par l'incrédulité. » (15)

Les craintes et les griefs qu'E. Baussart formule à l'égard de l'immixtion du ­puissant organisme agricole flamand étaient-ils justifiés? Ou n'étaient-ils que­ l'expression d'une sensibilité wallonne exacerbée? L'appréhension de voir le­ Boerenbond, tel le cheval de Troie, profiter de certains liens en Wallonie, de­ certaines dépendances, pour y développer et y soutenir une politique contraire aux intérêts de la région, n'était-elle pas plutôt légitime?

(1) Selon un rapport du conseiller juridique du Boerenbond, Louis Delvaux, ­adressé au Cardinal en mars 1927

(2) Moniteur belge, 13 janvier 1922, pp. 402-423.

(3) E. GERARD, Documents relatifs à l'organisation du parti catholique belge­(1920-1922; 1931-1933)in Cahier n° 91 du centre interuniversitaire d'histoire­ contemporaine, Leuven, Paris, 1981, pp. 20-23.

(4) Entamées en janvier 1921, les discussions entre des représentants de ­l'évêché de Namur et des délégués du Boerenbond échouèrent quelques mois plus­ tard. D'où la constitution, fin 1921, de la Ligue Agricole Belge, totalement ­indépendante du Boerenbond.

(5)Comme le décrit l'abbé A. VARZIM les fédérations d'Arrondissement « furent ­fondées afin d'aider l'organisme central - (du Boerenbond) dans la résolution ­de certaines questions d'intérêt régional et de s'occuper plus particulièrement ­de la représentation politique des agriculteurs. Cf A. VARZIM, Le­ Boerenbond belge. L'oeuvre du relèvement et de la grandeur de la classe­ agricole d'un pays, Paris, 1934, p. 193.

(6) Les élections législatives du 5 avril 1925 marquèrent l'échec des catholiques de l'Arrondissement de Nivelles au Sénat: un siège revint aux­ socialistes, l'autre aux libéraux, ceux-ci évinçant les catholiques. Par­ contre, à la Chambre, sur les quatre sièges à attribuer, les catholiques­ conservaient leur siège, les libéraux perdaient le leur et les socialistes ­passaient de 2 à 3.

(7)Le texte fut publié dans La Renaissance Agricole, journal de la Ligue­ Agricole Belge du 12 novembre 1927, p. 1, sous le titre: L'union est faite ­entre les UPA et la Ligue Agricole Belge, dans Vers l'Avenir du 8 novembre­ 1927 sous le titre: La Ligue Agricole Belge (LAB) et les Unions­ Professionnelles Agricoles de Belgique (UPA) ont fusionné! et dans La ­Défense Wallonne du 27 novembre 1927 sous le titre: Les Agriculteurs de­ Wallonie s'unissent contre le flamingantisme.

(8) Copie manuscrite de la lettre du Cardinal Van Roey à Mgr Heylen, 20 ­novembre 1927.

(9) Copie manuscrite de la lettre du Cardinal Van Roey à Mgr Heylen, 3 décembre 1927.

(10) Extrait de « Chronique sociale » dans Le Pays Wallon, 16 février 1928.

(11) Cf. E. BAUSSART, La menace flamingante en Wallonie dans La ­Terre Wallonne, décembre 1925, p. 91.

(12 Notamment E. BAUSSART, Le Boerenbond en Wallonie, dans La Terre Wallonne, février 1928, pp. 304-305.£t

(13 E. BAUSSART, La menace flamingante en Wallonie, dans Le Rappel, 7 décembre 1927.

(14) Archives E. Baussart. Lettre à E. Baussart, 7 décembre 1927. L'accord ­Ligue Agricole Belge - UPA ne connut pas de réalisation. La Ligue connut des ­difficultés croissantes dont la responsabilité incombe, certes, en partie, à ­ses dirigeants, mais aussi, sinon davantage au manque de soutien qu'elle ­rencontra parmi des responsables politiques et religieux de Wallonie.

(15) E. BAUSSART, Le Boerenbond en Wallonie, dans La Terre Wallone, février 1923, p. 306.

Ce texte a paru dans un dossier Boerenbond de Wallonie ­Nouvelle (circa 1990) numéro dont le tirage est épuisé .