L'étrange "vengeance" du dernier film des Dardenne

Toudi mensuel n°52-53, février-mars 2003
20 novembre, 2009

A Sean Penn et Maurice Pialat. Dédié à Joao César Monteiro.

Q :« Cinéaste c’est le pire des métiers ?»

R : « Tout juste. Un véritable crime spirituel. Enfin, ça dépend. On ne peut pas dire ça de Renoir, quand il y avait encore un peu de réalité; là, il n’y a plus que de la prétention ».

Q : « De qui alors vous sentez-vous proche, ces jours-ci ? »

R : « Les Dardenne. On est dans des directions différentes, mais on se retrouve sur les mêmes chemins »

Interview de Aki Kaurismäki par Philippe Azoury parue dans Libération du 6/11/2002.

Avec Le Fils, Luc et Jean-Pierre Dardenne ont fait un pas de plus dans la constitution d'une oeuvre cohérente et singulière en radicalisant leurs choix éthiques et esthétiques et en adaptant parfaitement la forme de leur film avec son fond.

Nous n'aborderons pas à nouveau les divers thèmes et rapprochements que nous avions émis dans notre article sur Rosetta 1. Mais nous développerons d'autres qui nous sont apparus après la vision du Fils. Il nous faut revenir, en premier lieu, brièvement sur la subsistance chez les frères Dardenne des traces importantes de ce que l'on pourrait appeler l'imaginaire « chrétien ».. Jean-Michel Frodon écrit avec justesse que «Le Fils est : « une histoire sans dieu, mais entièrement travaillée par la symbolique chrétienne»2. Après le meurtre symbolique du père dans La Promesse, celle de la mère ou du « frère » dans Rosetta, place à celui du fils par le père. Ces meurtres ouvrant à chaque fois la possibilité d'une renaissance.

Olivier a perdu son jeune fils. Depuis cette disparition, il ne vit plus qu'avec le souvenir de celui-ci, attendant avec impatience la libération du mineur qui a tué son enfant. Olivier ne peut rompre avec ce passé. Il est comme un moine-soldat dévoué au combat d'une cause unique. Son carcan mental s'incarne dans la ceinture de force qu'il se met autour de la taille tous les matins, sa flagelation-mortification personnelle en quelque sorte. Et dans les multiples exercices physiques qu'il pratique afin d'être physiquement aussi affûté que possible. Il évoque aussi ces mystiques qui dormaient sur une planche en bois et portaient cachés sous leurs vêtements les chaînes que, jour après jour, ils serraient et qui inexorablement pénétraient la chair de leur dos et de leur torse. Ce combattant de la foi ne peut plus pactiser avec le monde tout en continuant à vivre en son sein. Il ne peut accepter que son ex-compagne attende un nouvel enfant. Cette annonce faite par la mère de son fils défunt est vécue comme trahison, comme la fin du dernier lien qu'ils conservaient entre eux.

L'ex-épouse d'Olivier est son exact contrepoint. Elle n'oublie pas son enfant, mais elle veut recommencer à vivre. Elle ne comprend pas pourquoi Olivier prend comme élève le meurtrier de leur fils, elle s'évanouit d'ailleurs lorsqu'elle l'apprend, car pour elle, c'est sur terre qu'il faut tenter de bâtir Son Royaume. Olivier ne veut pas renoncer, il ne peut se mettre en état de deuil, il veut connaître son ennemi intime, il suit dans la rue son « apprenti-meurtrier »,. Il entre par effraction dans la chambre de celui-ci mais, pour arriver à ces fins, il devra aussi transmettre, s'ouvrir à cet ennemi pour pouvoir l'approcher, ce qui le verra se confronter avec la tentation du doute. Avant de revenir au sujet, selon moi, essentiel du Fils qui est la notion de transmission ou de passage, l'histoire d'Olivier rappelle celle de l'homme tellement obsédé par l'idée de vengeance qu'il imaginait sincèrement que prendre d'autres vies ferait revenir celles de ses morts. Cette idée d'une vie à prendre contre une vie prise rapproche fortement Le Fils de The crossing guard , deuxième film de Sean Penn.

Chez ce dernier, la petite fille du personnage incarné par Jack Nicholson était renversée par une voiture conduite par un jeune homme ivre suite à une après-midi entre collègues un peu trop arrosée. Là aussi, le personnage masculin central ne vit plus que dans ce souvenir et dans l'attente de la sortie de prison du meurtrier. Sa femme est partie vivre avec un autre homme, ses deux fils ne l'appellent plus que par son prénom, leur père étant devenu un quasi étranger pour eux. Lors de leur première rencontre, Nicholson ne pourra se résoudre à tuer l'assassin de sa fille. Il lui laisse trois semaines pour profiter encore un peu de la vie. Mais c'est surtout lui qui veut repousser l'échéance, car une fois sa vengeance exécutée, que lui restera-t-il pour vivre ? Bien que traité de manière différente, les deux films partagent une progression qui évoque certains westerns comme Pat Garret and Billy the kid de Sam Peckinpah où l'histoire connaît un déroulement plutôt lent pour exploser dans un final tendu. Cette progression vers l'inéluctable confrontation finale des deux personnages principaux faisant mieux ressentir leur sentiment de perte passée, présente et future.

Chez Penn, le film se conclut sur la réunion du père et du meurtrier agenouillés devant la tombe de la petite fille disparue. Bien sûr, rien de tel chez les Dardenne, mais plutôt un fil, un lien renoué, en ne tuant pas ce « nouveau » fils, Olivier comprend que chacun peut devenir un assassin en une fraction de seconde. En interrompant son acte, il rend possible à nouveau l'idée de transmission, peut-être au prix de l'accomplissement du travail de deuil de son fils biologique ? Nous avons déjà évoqué dans plusieurs numéros de TOUDI, ce qui singularise le cinéma de Wallonie ou ce qui lui donne son style propre de représentation qu'un espace public, une société civile, se donne d'elle-même pour elle-même et pour l'autre3. Les Dardenne ne recourent pas à ce que l'on pourrait appeler un « discours national ». Nous entendons par là que, pour eux, la Wallonie « est », elle existe en tant que donné social et humain, il n'y a pas de volonté « nationaliste » de faire découvrir ou d'affirmer face au monde un pays de 3.3 millions d'habitants 4.

Nous sommes persuadés que, même racontée par les Dardenne eux-mêmes, si l'histoire du fils se déroulait au Limbourg ou à Anvers, par la force des choses, elle serait tout autre et pas seulement d'un point de vue esthétique. Ce petit rappel est nécessaire pour mieux comprendre la résonance de ce thème de la transmission. Quiconque connaît un peu le monde ouvrier, en particulier la mine, la sidérurgie, la verrerie, sait que les ouvriers mettent souvent en avant le fait qu'avec la disparition de leur entreprise, ou même de leur domaine d'activité, c'est tout un savoir accumulé depuis des générations, dans le cas wallon depuis deux siècles, qui disparaîtra avec eux et par là même une part de leur personnalité même. Or Olivier - qui est plus un ouvrier qu'un artisan -, privé de fils, à qui peut-il transmettre son savoir ? Est-ce pour cela qu'après la mort de celui-ci, il est devenu formateur d'adolescents ? Cela justifie que l'on retrouve la même attention aux gestes et détails du travail dans Le Fils que dans les deux films précédents des Dardenne, par exemple la différence entre le « bleu de travail » du mécanicien et du menuisier, l'attention portée aux outils, etc. En outre, pour qu'il y ait quelque chose à transmettre, encore faut-il connaître son passé. Or l'on sait que la Belgique, nation inaboutie, est devant une véritable difficulté ontologique lorsqu'il s'agit de mener le travail d'anamnèse, ou d'éthique reconstructive pour reprendre les termes de Jean-Marc Ferry.

Quelle Histoire transmettre face à deux sociétés civiles aux imaginaires distincts en particulier sur les faits mêmes de ce passé ? Pensons simplement combien la mémoire des deux conflits mondiaux diffère entre Wallonie et Flandre. Notons que cet état de fait est aussi un handicap à la création cinématographique, celle-ci étant imprégnée de l'idée nationale comme l'a bien démontré Jean-Michel Frodon. Nous nous demandons d'ailleurs si, outre la radicalisation de leurs choix esthétiques, cela n'explique pas la gêne relative des médias wallons et bruxellois face au film des Dardenne. On ressentait souvent un manque d'adhésion à l'éthique du film, mais comme celui-ci fut de nouveau primé à Cannes, beaucoup préféraient s'abstenir de critiques trop négatives, d'où souvent des critiques relativement « neutres » ou dégagées. Evidemment, appréhender l'histoire autrement que par le point de vue du pouvoir ou des élites dominantes, cela peut faire grincer des dents. Par exemple celles de ceux qui trouvaient, de manière absurde, que Rosetta présentait une image négative de la Wallonie hors de nos frontières. Nous citerons ici un extrait de l'étude que la revue Contrebande a consacré au cinéaste finlandais en épigraphe du présent article : Nathalie Nézick écrit notamment que « les procédés de réduction esthétiques qu'il met en oeuvre le sont plus par souci de vérité sociale que par souci de réalisme social. » 5

Il nous semble qu'une telle appréciation pourrait être faite concernant Le Fils, et cette vérité sociale, elle ne peut que déranger beaucoup de personnes...

Voir aussi Au dos de nos images
  1. 1. Toudi n°23, nov.-déc., 1999, pp. 20-23
  2. 2. Le Monde du 23 octobre 2002
  3. 3. Voir notamment Toudi n° 49-50, Une Wallonie en avance sur son image, pp. 13 et s.
  4. 4. Une même remarque nous apparait comme encore plus adéquate concernant le référent « Belgique »
  5. 5. Contrebande, n°5, 2000, Université de Paris I- Panthéon-Sorbonne