Messieurs les rois, par Jules Wilmart (1884)
Je voudrais bien être roi, moi.
Ce n'est pas que ce soit honorable, mais c'est lucratif.
On n'a besoin de rien savoir. On n'a besoin ni de caractère, ni de logique ; on peut renier aujourd'hui ce qu'on a dit hier ; on peut changer de parti plus souvent que de culottes et l'on touche cinq millions par an, sans compter les pourboires.
On a beau dire que ce n'est pas propre ; il n'y a pas de sots métiers.
Il est bien certain qu'on ne pardonnerait pas au dernier des indépendants de manger sa parole comme on le permet aux rois.
Il n'est pas douteux que si le dernier des Vanderkindere1 ou le premier venu des Bergé2 se conduisait comme le fait M. Léopold Cobourg, il y a longtemps qu'on l'aurait mis à la retraite sans pension.
Car enfin, il n'y a pas à dire non. Voilà un monsieur qui, sous prétexte qu'il est Allemand, se complaît à nous mystifier tous, libéraux et catholiques, empoche notre pauvre petit argent, prêche tour à tour l'ignorance et l'instruction, embrasse Van Humbeeck3 et se fait faire des enfants par Jacobs4, et nous envoie tous à la balançoire.
Que veut-il à la fin ?
Je le sais bien, moi.
Il veut conserver sa place.
Il n'a pas tort.
Il n'en retrouverait plus une pareille, ni dans l'armée, ni dans l'enregistrement, ni dans le commerce. Dix-huit cents francs de pension pour les employés ; la faillite pour les négociants ; voilà ce qui nous pend au nez à nous autres Belges.
C'est un bien curieux pays que le nôtre.
Tout le monde y perd.
Il n'y a plus que le roi qui gagne.
C'est lui le Grand Receveur des Contributions.
Voilà un emploi !
Je voudrais bien être roi, moi.
Nommez-moi roi. Avec ma liste civile et le reste je puis me passer et de votre vénération, dont je n'ai que faire, et de votre reconnaissance que je n'ai pas méritée.
Être roi ! quel métier !
[...]
Pauvre Belgique ! Voilà donc où t'ont menée après plus de cinquante ans le suffrage censitaire, le bourgeoisisme de M. Frère5 et la royauté constitutionnelle ?
[...]
D'un bout du royaume à l'autre, des bandes de singes clérico-libéraux suspendus par leurs idées d'arrière-train comme leurs cousins du Brésil se suspendent par la queue ; un commerce ruiné, une morale éteinte, un courage brisé ; partout l'égoïsme et la petitesse, partout l'ignoble ou le ridicule ; plus rien de grand, plus rien de riche, plus rien de robuste ; l'anémie corporelle, intellectuelle et sociale, la banqueroute de la caisse, de l'esprit et du cœur ; partout de la bassesse ou de l'arrogance, de l'agiotage ou des loques ; voilà le bilan de la maison clérico-doctrinaire Cobourg et Ce.
[...]
Ce texte fut publié à la une du National belge, organe quotidien de la politique progressiste le 5 septembre 1884 ; il sera repris dans l'Almanach républicain de 1885 (p. 17-19) et reproduit dans Charles Delfosse : Jules Wilmart : l'homme politique, l'écrivain, le poète, Namur, L. Roman, 1896, Bibliothèque de La Bataille, n° 1, p. 28-33.
Ce pamphlet marque le début de la grande campagne républicaine menée par Le National belge, due essentiellement aux projets scolaires du nouveau gouvernement catholique homogène issu des élections du 10 juin 1884 (qui avaient balayé le parti libéral au pouvoir depuis 1878). Les progressistes étaient révoltés par ce qu'ils considéraient être une volte-face de Léopold II : alors qu'il avait soutenu l'enseignement officiel dans son discours du trône de 1878 et sanctionné la loi scolaire libérale de 1879 en faveur de l'école neutre et laïque, le roi ne s'oppose en 1884 ni à la suppression, par le nouveau gouvernement, du Ministère de l'Instruction publique créé en 1878 ni aux projets des ministres «revanchards».
Un retentissant Manifeste républicain est publié le 23 septembre 1884 et une Ligue républicaine est constituée à Bruxelles. De violentes manifestations sont sévèrement réprimées, des perquisitions sont menées au siège du National belge et au domicile de ses collaborateurs, le directeur du journal est expulsé.
Léopold II finit par exiger la démission des deux ministres revanchards Victor Jacobs et Charles Woeste, et remplace Jules Malou par le modéré Auguste Beernaert à la tête du gouvernement le 26 octobre 1884.
Jules Wilmart (Jambes, 1.6.1848 - Bruxelles, 13.5.1885) fut avocat, journaliste, professeur à l'Université libre de Bruxelles et conseiller provincial du Brabant. Établi à Bruxelles pour raisons professionnelles, il resta nostalgique de sa Wallonie natale. Il fonde la première «Ligue wallonne» à Bruxelles en novembre 1882 et dirige son éphémère organe hebdomadaire La Tribune wallonne.
Libéral progressiste, partisan du suffrage universel et de la séparation absolue de l'Église et de l'État, il fut un polémiste redouté, dénonçant la collusion d'intérêts, au-delà des clivages idéologiques, entre catholiques et libéraux doctrinaires conservateurs, ou animant la campagne républicaine de 1884 : il publie des pamphlets dans Le National belge et c'est lui qui rédige le Manifeste républicain (texte reproduit dans Walter Thibaut: Les républicains belges: 1787-1914, La Renaissance du Livre, 1961, p. 90-91).
Il est par ailleurs l'auteur d'Un mariage au pays wallon : idylle en vers, précédé d'une longue Lettre-préface à M. Emmanuel Hiel, le poète flamingant (Paris, A. Ghio, Bruxelles, F. Callewaert, 1877) et de Grandeur et décadence du Parti libéral: pamphlet rimé en six chants (Bruxelles, L. Istace, 1885), ainsi que le co-auteur avec Charles Delfosse et Linus-Lavier d'un Almanach républicain, publié sans le patronage du Roi (Bruxelles, Imprimerie du National belge, 1885).
- 1. Léon Vanderkindere : député libéral de Bruxelles, sympathisant du mouvement flamand et adepte de la laïcité.
- 2. Henri Bergé : député libéral de Bruxelles, défenseur de l'enseignement obligatoire, laïque et gratuit.
- 3. Pierre Van Humbeeck : député libéral de Bruxelles ; Ministre de l'Instruction publique de 1878 à 1884 dans le gouvernement libéral homogène de W. Frère-Orban, auteur de la loi de 1879 sur l'enseignement officiel qui déclencha la " guerre scolaire ".
- 4. Victor Jacobs : député catholique anversois, antimilitariste et flamingant, opposant à la loi scolaire libérale de 1879 ; éphémère Ministre de l'Intérieur " revanchard " en 1884 dans le gouvernement catholique homogène de Jules Malou, en charge de l'Instruction publique.
- 5. Walthère Frère-Orban : député libéral liégeois, de tendance doctrinaire, adversaire du suffrage universel direct ; plusieurs fois ministre, il dirigea les gouvernements libéraux homogènes de 1868-70 et 1878-84.