Naissance d'une historiographie antiwallonne

Toudi mensuel n°51, novembre-décembre 2002

Je pense avoir assisté à la naissance d'une historiographie antiwallonne. La Wallonie est sans doute le seul pays au monde qui finance ce type de recherches dirigées contre elle-même. Car, malgré les apparences et le faux-semblant d'autonomie (automatique!) du travail intellectuel, celui-ci n'est pas possible sans une base matérielle que Chantal Kesteloot a trouvée en Wallonie et qu'elle a décidé de retourner contre ceux qui permirent sa démarche et son gagne-pain. Je n'aime pas abaisser les adversaires même quand ils deviennent nos ennemis. Il me semble que cette personne est sincère, ce qui rend le problème plus complexe et la lutte plus nécessaire.

L'incident de Courtrai

Le 5 octobre dernier, lors d'un Colloque organisé à Courtrai sur la bataille des éperons d'or, par le Maesereelfonds, l'historienne était priée de parler de l'image du mouvement flamand dans le mouvement wallon. Elle se lança à la fin de la journée, dans une violente dénonciation du mouvement wallon présenté de bout en bout comme haineusement antiflamand. Même les très nombreuses expériences de dialogue entre mouvement wallon et mouvement flamand ne trouvèrent pas grâce à ces yeux, Chantal Kesteloot insistant sur les critiques qui fusèrent à ce propos, taisant le fait (qu'elle reconnaît pourtant dans ses écrits de cette année même1) que ces critiques émanaient surtout de Bruxelles, lors du manifeste Schreurs-Couvreur par exemple. La situation à Courtrai était d'autant plus paradoxale qu'un militant flamand mit l'accent sur les contacts fructueux entre Mouvement Populaire Flamand et Mouvement Populaire Wallon au début des années 60, ce que la conférencière rejeta. La thèse défendue par C.Kesteloot est fausse pour deux raisons. La première c'est que l'hostilité au mouvement flamand fut généralisée dans toute la Belgique francophone, en ce compris la Flandre francophone d'ailleurs la plus violemment venimeuse, et qui fait penser aux diatribes contre le Manifeste pour la culture wallonne2. Elle est fausse pour une seconde raison, c'est que le mouvement wallon a été l'une des composantes finalement les plus ouvertes aux revendications flamandes dans la société wallonne. Si certains discours du Congrès national wallon de Liège sont de véritables règlements de comptes avec la Flandre, en revanche, l'un des discours les plus applaudis, celui de Fernand Dehousse, n'évoque les Flamands que dans sa description de la Belgique fédérale, l'opposition principale portant sur « le gouvernement de Bruxelles » (et ici «Bruxelles» désigne cette ville en tant que siège du pouvoir politique). La dernière intervention de Charles Plisnier parle des « amis flamands et bruxellois »3. On pourrait en dire autant du Manifeste pour la culture wallonne où la Flandre n'est évoquée que positivement (comme Bruxelles) ce qui lui valut d'ailleurs les plus violentes critiques de Bruxellois (François Martou au premier chef).

Une volonté de nuire

J'avoue qu'assistant à cette diatribe haineuse de Chantal Kesteloot, je quittai la salle bouleversé. Le passage en revue de quelques écrits de C.Kesteloot est édifiant. Quoique cette chercheuse soit une spécialiste du mouvement wallon, elle le considère de la même façon que les auteurs de l'Histoire de Bruxelles: comme une anomalie. Le goût de l'historienne pour les phases descendantes de divers mouvements wallons (son influence dans le PC dans un des derniers numéros des Cahiers marxistes, l'analyse qu'elle faisait dans la même revue de l'étiolement du MPW dès le début des années 604, le fait qu'elle soit la responsable de l'article consacré aux « galas du folklore wallon » dans l'Encyclopédie du mouvement wallon tombés en désuétude comme on le sait etc.), en dit long sur sa vision personnelle. Le livre de Philippe Destatte a été l'objet d'un même règlement de comptes de sa part5. Alors que l'auteur exprimait la plus grande prudence à l'égard de thèses englobantes pouvant rendre compte de l'émergence d'une nation wallonne, le peu qu'il en dit dans ce sens est aussitôt brandi comme autant de fautes contre la doctrine implicite héritée de Jean Stengers: le positivisme. C.Kesteleoot rejette à maintes reprises toute explication un peu théorique de la nation ou de la naissance des nations6. Certes, elle avait utilisé Hroch mais on sait que Hroch lui-même a confié récemment que sa théorie ne vaut pas pour les phénomènes nationaux contemporains7. Mais puisque, à l'exception de Hroch, C.Kesteloot a explicitement rejeté le recours à des bases théoriques, les estimant trop nombreuses et contradictoires entre elles, on pourrait lui dire qu'il existe des états de la question fort utiles comme chez Michel Seymour. Mais surtout lui demander de se taire sur ces questions. Car, en effet, si l'on estime que l'on peut se passer d'une théorie de la nation, d'une définition rationnelle de celle-ci, pourquoi alors nier que la Wallonie (par exemple), en soit une? C'est pourtant ce que C.Kesteloot fait de bout en bout dans sa critique du livre de Philippe Destatte exigeant de l'historien de la Wallonie des preuves de son existence que personne au monde, jamais, pour quelque nation que ce soit, ne sera en mesure un jour de fournir8. Une dernière malhonnêteté est commise par la chercheuse bruxelloise. En reprochant à Philippe Destatte de ne pas se préoccuper de répondre à la question du sentiment wallon, elle oublie que l'auteur ne se proposait pas d'examiner cette question, mais de simplement rendre compte de diverses affirmations politiques de la Wallonie.

Comment être spécialiste d'un sujet et le nier?

De plus, la spécialiste qu'elle est du mouvement wallon semble ignorer les nombreuses études relatives à cette question émanant notamment du CLEO de 1989 à 1997. Bernadette Bawin, Liliane Voyé, Karel Dobbelaere, Mark Elchardus ont dirigé le livre Belge toujours édité par De Boeck et la Fondation Roi Baudouin (Bruxelles, 2001). Ce livre est instructif: R.Doutrelepont, Jaak Billiet et M.Vandenkeere en écrivent le dernier chapitre intitulé Profils identitaires en Belgique et y démontrent la force très profonde du sentiment wallon en indiquant que, comme en Flandre, il est corrélé au sentiment national belge. Ils écrivent: «Aussi bien en Wallonie qu'en Flandre ou à Bruxelles, les identités géopolitiques de la majorité de la population ne sont pas en concurrence mais complémentaires. Pour le dire en d'autres mots et de façon plus imagée, plus un Wallon se sent wallon plus il se sent aussi belge, francophone et de sa commune. De même et de façon plus étonnante peut-être, plus un Flamand se sent flamand plus il se sent également néerlandophone, belge, de sa commune etc.» De nombreuses autres enquêtes depuis une quinzaine d'années confirment ces résultats (et notamment les enquêtes du CLEO de 1989 à 1997: la revue annuelle TOUDI n° 4 a publié les deux premières, visibles sur son site). Le système politique fédéral actuel correspondrait donc à des sentiments très enracinés.

Ce qui doit échapper à cette spécialiste du mouvement wallon qui semble avoir trouvé comme raison de vivre de le combattre. Certes, c'est son droit. On assiste à des conflits entre historiens dans tous les pays. Mais la Wallonie s'est littéralement payée une historienne qui semble s'être chargée de prouver que la Wallonie n'existe pas et qui fait partie avec Gotovitch et d'autres historiens du CGES d'un groupe qui a décidé de mettre en place une historiographie antiwallonne comme il y a eu un discours antiwallon dans les médias. Triste.

  1. 1. C.Kesteloot et José Gotovitch (dir.) Collaboration et répression, un passé qui résiste, Labor, Bruxelles, 2002 . On lit sous la plume de C.Kesteloot p. 132: « Ce qui est significatif, c'est que l'opprobre vient surtout de la presse bruxelloise francophone et que les associations wallonnes s'accommodent de ce changement de cap et se trouvent bien d'affinités avec les militants flamands »
  2. 2. J.Stengers et E.Gubin dans Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, Tome II, Le grand siècle de la nationalité belge, ed. Racine, Bruxelles 2002 écrivent: « La presse libérale gantoise surtout, assimilant flamingantisme et catholicisme manque rarement une occasion de se moquer de la langue flamande et de ses défenseurs qu'elle traite d' »hurluberlus », d' « imbéciles », de « forcenés ou de « poignée d'agitateurs que leur naissance obscure au fond d'une ferme ont rendu incapable d'apprendre le français» (p.127). La comparaison avec le manifeste wallon s'impose car, quoique celui-ci n'ait pas parlé de la langue wallonne, on le lui attribue régulièrement ce propos qu'il n'a pas tenu (Hervé Hasquin récemment dans La Wallonie son histoire en 1999 éd. Luc Pire) mais ce qui permet des développements méprisants exactement semblables au mépris pour le flamand au 19e siècle.
  3. 3. Le Congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945, in Les documents du Congrès national wallon, Éd. du Congrès national wallon, Liège (sans date).
  4. 4. C.Kesteloot, Le mouvement populaire wallon et la prise de conscience politique du mouvement wallon, in Cahiers marxistes, n° 157-158, 1988: « Le MPW réussit donc incontestablement à relancer le débat mais la mobilisation qu'il suscita s'étiola rapidement. Dès la mi-1962, les signes d'un déclin sont perceptibles. » (p.63). Il est à noter que le verbe « s'étioler » appliqué à un mouvement wallon est récurrent dans les écrits de cette auteure.
  5. 5. Voir C.Kesteloot, Être ou vouloir être, le difficile cheminement de l'identité wallonne, Cahiers/Bijdragen, Bruxelles, 1997, compte rendu de l'ouvrage de Philippe Destatte L'identité wallonne, IJD, Charleroi,, 1997.
  6. 6. C.Kesteloot, Mouvement wallon et identité nationale, Courrier du Crisp, 1392, Bruxelles, 1993.
  7. 7. Annie Dauw, De Waalse identiteit en het integratiebleid in Wallonië, Verhandeling ingediend van de graad van licentiaat in de Vergelijkende Cultuurwetenschap, Université de Gand, année académique 2001-2002. On lit page 38 que l'auteure de ce mémoire considère que le Manifeste pour la culture wallonne correspond à la 2e phase des mouvements des petites nattons selon Hroch. Mais Annie Dauw a rencontré Hroch lui-même à Prague qui lui a précisé que son étude ne vaut que pour les nations en formation au 19e siècle et que son modèle ne valait pas pour l'étude de la formation de la conscience wallonne.
  8. 8. Elle pose des questions à Philippe Destatte comme celle-ci à propos de la marche blanche: « Comment analyser à long terme des moments d'une force émotionnelle comme la Belgique en traversé ces dernières années? », question difficile à pouvoir résoudre en 1997, soit quelques mois après la Marche Blanche. On subodore que cette question est une fausse question et qu'en réalité, aux yeux de l'historienne la Marche Blanche signifie que l'identité wallonne a été submergée par cette vague présentée comme unanimement belge (lors qu'on sait pourtant que la très grosse majorité de manifestants étaient des Wallons et des Bruxellois francophones).