Nationalisme et supranationalisme en Allemagne, Danemark et Grande-Bretagne

République n°34, janvier-février 1996

Le texte que l'on va lire est une simple adaptation en français d'une communication orale du Professeur Ulf Hedetoft faite en anglais à l'UCL et parue dans le Cahier n°1 des Études européennes de l'Université d'Aalborg, Aalborg University, 1990.

Tous les Etats-Nations, toutes les esprits nationaux ont une dimension internationale parce que les Etats-Nations ne sont pas seulement "souverains" mais aussi "limités" 1 La forme particulière de la dialectique entre nationalisme et internationalisme dans une nation donnée est le résultat d'interactions complexes entre l'histoire, les intérêts nationaux, le statut politique, la culture, les ambitions du pays, et peut, évidemment, avoir affaire avec tout cela depuis une variété de points de vue.

Je ne vais pas continuer à étudier ces questions très générales. Mon propos est de m'enquérir des modulations et configurations pertinentes des sentiments nationaux à l'égard de la Communauté européenne dans trois de ses Etats-membres.

Vous pouvez avoir noté que j'utiliserai le terme "supranational" de préférence au terme "international". Le premier de ces termes semble plus approprié dans le contexte de l'Union européenne depuis que les formes ordinaires des orientations nationales extérieures, la politique étrangère et les modes de perception et de représentation de l' "Autre" que nous considérons généralement comme relevant de l'international, ont pris, dans l'architecture générale de l'Europe, une dimension plus permanente, plus engagée et plus politiquement interactive. En fait, c'est probablement à cause de cette reconnaissance permanente et politiquement instituée - un concept important - que les questions culturelles et les questions d'identité (l'"Identité européenne" par exemple,) continuent à s'imposer d'elles-mêmes dans le débat. Et c'est aussi la raison pour laquelle, évidemment, les représentations des étrangers que j'avais désignées par l'expression "hostile mode" 2, sont maintenant plus ou moins mises hors-la-loi du fait, aujourd'hui, d'une rhétorique du consensus. Les représentations de l'Autre dans l'Europe moderne sont amicales ou exotiques, tendant quelques fois à un discours qui, symboliquement, efface la barrière entre "eux" et "nous" (c'est encore beaucoup plus le discours officiel que la réalité populaire, comme presque toutes les enquêtes empiriques le confirment).

Laissez-moi vous dire aussi, avant que je n'aborde la problématique de manière plus concrète, que mes paramètres - qui ne seront en aucun cas appliqués systématiquement, mais constitueront les fondements méthodologiques de la discussion - sont les suivants:

- le discours du nationalisme/supranationalisme (incluant les signes et les images dominantes)

- la culture politique et sa relation au supranationalisme européen et les "identités duelles" (qui inclut les images de l'étranger dans la mythologie populaire)

- la question du pragmatisme comme la motivation première de l'intégration européenne par opposition à l'affectivité éthique ("moral emotionalism") liée à l'Etat-Nation

- et la dimension historique dans son contexte comparatif européen, particulièrement vis-à-vis des évolutions depuis la deuxième guerre mondiale. On pourrait ajouter que l'histoire peut être considérée de trois points de vue différents, mais se portant les uns les autres: comme "réalité" (ce qui est effectivement arrivé); comme la "source des mythes et des images" dans la culture politique; comme ce qui conditionne la rhétorique officielle dans le cadre de l'équilibre entre nationalisme et supranationalisme.

Donc, mon approche est un mélange d'analyse culturelle et d'histoire des mentalités, une approche que je préfère appeler analyse de la mentalité. Par souci de brièveté et parce que, dans une présentation de cette nature, on risque de retomber sur des distinctions relativement plus tranchées et plus figées que ce qui est souhaitable dans une discussion plus nuancée, je risque l'hypothèse que les trois Etats-membres - l'Allemagne, le Danemark, la Grande-Bretagne - ont chacun leur dialectique particulière du "nationalisme" au "suprationalisme" dans l'architecture européenne moderne (ou contemporaine). Celle de l'Allemagne pourrait être appelée "nationalisme comme supranationalisme", Celle du Danemark, "nationalisme comme nationalisme". Et celle de la Grande-Bretagne "suprationalisme comme nationalisme". Permettez-moi d'essayer de clarifier ce que ces façons de s'exprimer emblématique impliquent et de faire quelques nuances.

L'Allemagne: nationalisme-comme-suprationalisme

L'Allemagne est, en un sens important, le pays européen par excellence. Son européanisme est proclamé dans la Constitution de 1949; et l'absence d'identité allemande, de fierté légitime de la nation et d'un sens de la continuité historique, qui furent la conséquence spirituelle à la fois de la défaite nazie et de la division de l'Allemagne, fut compensée par une rhétorique européenne et internationale fervente, aussi bien que d'une éthique, et par les tentatives en vue de construire une nouvelle identité allemande autour d'un engagement politique et économique européen. Un politiste allemand présenta de manière heureuse l'Allemagne de l'Ouest non comme une nation à la recherche d'une politique étrangère, mais comme une politique étrangère à la recherche d'une nation. Le nationalisme est seulement acceptable sous sa forme patriotique, comme patriotisme ouvert sur le monde. En mars 1990, au cours des discussions enflammées à propos d'une Allemagne unie, le ministre ouest-allemand Hans-Dietrich Genscher insista sur le fait que l'unification de l'Allemagne n'affaiblirait pas son engagement européen et plaida pour que nous ne songions pas à une Europe allemande, mais à une Allemagne européenne. Le Président de la RFA Richard von Weiszacker, une des principales figures de cet européanisme, considère de manière récurrente que la culture allemande appartient à la culture européenne , soulignant que "aujourd'hui, nous ne sommes plus à la recherche de notre identité dans un repli national sur nous-mêmes et dans l'exclusion des autres, mais dans la prise de conscience que les cultures nationales, qui se sont construites au long des siècles, sont à mettre en rapport les unes avec les autres comme les membres fraternels d'une culture tout européenne supérieure." 3

Donc, ce discours allemand - qui a aussi construit le "Verfassungspatriotismus", le "patriotisme constitutionnel" - témoignant de ce qu'il repose sur une culture politique plus que stable - a tendance à refouler les éléments à la fois pragmatiques et nationaux de la coopération allemande à l'Europe. L'Union européenne comme "moyen" et comme "fin" devient une seule et même chose, ce qui conduit aussi à un usage particulier de l' "Europe" comme le support d'attaques rhétoriques et de critiques des nations moins ouvertes d'esprit, plus minimalistes et pragmatiques 4.

L'identité européenne est donc utilisée subsidiairement comme une identité nationale de remplacement et elle a pu l'être à cause du succès que l'"Europe" a signifié pour la RFA. Cela remonte à deux autres types de discours qui lui sont subordonnés, celui du "Miracle économique" et celui du "Nous serons à nouveau nous-mêmes". Le second appartient lui-même au registre réunioniste qui a figuré de manière constante à l'agenda national au cours des quarante dernières années durant lesquelles la réunification fut prévue dans une autre clause de la Constitution.

Ce qui arrive aujourd'hui, c'est que ce registre disparaît et qu'un autre se met en place. Dans ce contexte-ci, la réunification allemande renforce mon argumentation en ce que celle-ci estime que ce sont les aspirations nationales qui forment de manière permanente l'épine dorsale de l'Union européenne. Dans les faits, l'Europe a donné à la RFA, plus qu'à aucun autre pays, les moyens lui permettant d'acquérir son poids économique et politique d'à présent. Ce à quoi l'on peut s'attendre aujourd'hui, ce n'est pas seulement un renforcement de son économie et de son influence politique à l'avenir, mais aussi, à ce qu'il me semble, l'épanouissement de son identité nationale en ce qu'elle qu'elle fonde et se distingue par sa dimension européenne. La RFA est le pays vaincu au sortir de la guerre qui s'est muté en pays victorieux durant la paix. Elle a capitalisé sur son moralisme international, elle a été considérablement renforcée en tant qu' Etat national par le fait d'insister sur le fait de n'avoir jamais eu d'aspirations nationales et de s'écarter de tout nationalisme. Cependant, dans les circonstances actuelles, nous nous attendons à voir une nation émerger des ombres de la guerre, une nation qui va réécrire et refaire le récit de son histoire, de ses mythes et de son identité.

II.Danemark: Nationalisme-comme-nationalisme

Assez étrangement, toutes les tentatives allemandes pour refaire et moderniser l'image internationale du pays ont peu rompu la glace en ce qui concerne les relations avec les Danois. L'image de l'horrible nation militariste et dominatrice du sud de la frontière hante encore l'imaginaire danois, dans la mesure où - consciemment ou non - la résistance ou le scepticisme à propos de l'Union européenne repose sans aucun doute sur l'équation entre Europe et sphère d'intérêt allemande.

Cela montre que, pour le Danemark, la coopération européenne est un mariage de convenance. La plupart des Danois dessinent encore des lignes de séparation entre l'avantage économique et politique éventuel - mais problématique - d'être devenu membre de l'Union européenne et les questions d'identité, de culture et de supranationalisme. L'histoire danoise, les préjugés, la culture politique et les intérêts d'une petite nation convergent en un discours opposé à tout ce qui est Europe sauf les formes les plus nécessaires de coopération, fantasmant sur la peur de voir la monstrueuse bureaucratie européenne submerger la danicité ("Danishness"), présentant les intentions allemandes comme pleines d'arrière-pensées et rejetant aussi la possibilité d'une double identité. La "Danishness", c'est l'immémoriale mythologie de la petitesse et de l'innocence féerique d'avoir survécu à l'histoire en toute honnêteté et sain et sauf, en s'écartant des voies mauvaises et en se gardant de trop s'impliquer sur le plan international. C'est pourquoi, la "Danishness" représente une mentalité mesquine qui ne possède pas de dimension internationale consistante - à part le symbolisme peut-être pas mort d'une fraternité des nations nordiques et, plus anciennement en ce siècle-ci, une vénération particulière pour tout ce qui est anglo-saxon. (Certains historiens danois développent l'argumentation suivant laquelle le Danemark était - jusqu'en 1930 environ - une partie de l'Empire colonial britannique, une colonie Britannique. En tout cas, on peut admettre que c'était un pays appartenant à la sphère d'influence britannique, à la fois économiquement et culturellement). Aussi, ce ne fut pas un hasard si l'entrée du Danemark dans l'Europe fut la conséquence obligée du choix de la Grande-Bretagne d'en devenir membre.

Donc, en moyenne, les Danois sont de fiers patriotes (bien qu'ils rougissent de l'admettre: ils aimeraient mieux vivre hors de leur identité nationale que de devoir la discuter et l'analyser), et ils voient le "nationalisme" et le "supranationalisme" - en tout cas dans le contexte européen - comme des mondes à part plutôt que comme des formes complémentaires de conscience politique. Même les plus ardents supporters politiques de l'Europe doivent lutter pour refonder le projet européen sur la base étroite de l'intérêt national et de la commodité: parce que l'influence du Danemark dans le monde sera accrue, parce que être membre est tout simplement inévitable etc. La dimension supranationale est considérée comme négative, la mise en commun de la souveraineté dans les institutions européennes est considérée comme une marche au détricotage, d'une démission nationale (politique et culturelle). Et bien que les débats que l'Union européenne a déclenché concernant l'identité nationale et les valeurs aient sans nul doute renforcé plus qu'affaibli la façon dont les Danois mesurent leur sentiment d'appartenance; en dépit de l'homogénéité profondément enracinée du peuple et de l'Etat; et en dépit d'une culture politique dans une large mesure fondée sur le fait de transformer les défaites internationales en renforcement de l'identité nationale et culturelle (contrairement aux Allemands) 5, la fiction d'une mort imminente de la "Danishness" ou sa relégation au statut d'un pur régionalisme est encore très vivante et vigoureuse - comme le sont toujours les images concomitantes de l'Autre (pas seulement les Allemands mais aussi bien les immigrés). Le Danemark a été nationalisé dans le cours du siècle, mais au détriment d'une dimension internationale, qui existait avant, dans les années 1850. Dans la version spécifiquement danoise de la notion d'égalité - "Janteloven", les dix commandements modernisés de la morale sociale - on exhorte les Danois à ne rien penser d'eux-mêmes, à ne pas se mettre au-dessus des autres, à garder toujours un profil bas et humble. Aujourd'hui, ils appliquent rigoureusement cette règle à l'Union européenne. Réciproquement, le seul véritable internationalisme de la "Danishness" réside en son souci obsessionnel de se mirer dans les opinions positives du Danemark qui peuvent se découvrir - ou se construire - au sein de la communauté internationale.

III.La Grande-Bretagne:Supranationalisme-comme-nationalisme

Face à celui du Danemark, le profil britannique peut apparaître comme très semblable. La Grande-Bretagne, aussi, est un outsider de l'Union européenne, la rejoignant moins par enthousiasme que du fait de la nécessité et d'un calcul au résultat évident. Aussi, en Grande-Bretagne - et pas seulement depuis l'arrivée au pouvoir de Thatcher - le discours et les images officiels de l'Europe ont reposé sur le "minimalisme", l' "intérêt national" et "sur le fait de profiter de l'Europe autant que possible". En outre, il est évident que, très longtemps, la majorité des Britanniques ont montré qu'ils n'avaient aucun penchant pour le supranationalisme européen "Nous sommes anglais. Nous ne sommes pas européens.", comme on dit qu'un chauffeur de Manchester l'aurait déclaré avec force (Newsweek, 3 juillet 1989).

Toutefois, je dirais que ce discours nationaliste repose sur des préconditions radicalement différentes de celles du Danemark, à la fois en termes d'histoire, de culture politique et d'ambitions politiques. Le "Little Englandism" est contrebalancé par le fait que la Grande-Betagne est une ancienne puissance coloniale, une nation insulaire avec des aspirations internationales et hégémoniques fortes, dont l'internationalisme, historiquement, a été dirigé ailleurs que vers l'Europe (colonies, Commonwealth, alliance américaine) et qui tend à considérer l' "Europe" (l'Union Européenne) comme le coup de Jarnac de sa liberté de mouvement sur le plan international 6 . Et d'ailleurs, "l'Europe" est à présent une alliance nécessaire, dont on a besoin pour arrêter le fameux déclin, remédier au mal britannique, et placer le Royaume Uni sur la voie d'une influence internationale renouvelée; mais, en soi, l'Europe est quelque chose de difficile à avaler depuis que la Grande-Bretagne n'est plus au centre du contrôle de l'Europe et à peine un appendice de l'axe franco-allemand.

Très clairement, dans une puissance qui a perdu son rang internationalement, la rhétorique politique vis-à-vis de l'Europe, doit être particulièrement intraitable, doit parier sur l'aspect utilitaire de l'appartenance à l'Europe, doit s'opposer à la "tutelle centralisée de Bruxelles" etc. Non pas parce que la Grande-Bretagne est satisfaite de son nationalisme insulaire, mais parce qu'elle désire plus d'internationalisme que celui que l'Europe peut lui procurer - fidèle à son statut originel, ses liens et ses intérêts internationaux subsistant encore, et son sentiment de supériorité morale et politico-culturelle (avoir été le berceau de la démocratie parlementaire, avoir civilisé de grandes parties du monde, avoir plus de sens commun que les autres etc), et se souvenir aussi, de l'humiliation du déclin impérial d'après-guerre, de la déroute économique, et de son exclusion de l'Europe, à deux reprises, du fait de la France, l'ennemi héréditaire. Le profil de la Grande-Bretagne est tout à fait nationaliste, mais c'est une variété cosmopolite de nationalisme qui refuse d'être lié par le bas à un Euro-nationalisme "régionaliste". Les politiciens britanniques se voient eux-mêmes comme de vrais internationalistes, ce qui est la raison pour laquelle Thatcher, dans la même interview, peut parler de son "cauchemar européen", et insister sur le fait qu'elle "est la meilleure Européenne de tous" (Daily Mail 18 mai 1989). C'était aussi la teneur de son (in)fame(u)x discours de Bruges (Septembre 1988). Là où les Danois voient l'Europe comme un danger à cause de l'élargissement international qu'il implique, une nouvelle série d'engagements et de perspectives étrangers à la mentalité danoise d'une petite nation auto-suffisante, la menace manifeste qui est présente dans la rhétorique britannique s'organise autour de la perception d'un refoulement et de "restrictions" des intérêts britanniques dans un contexte mondial. Ceci ne veut pas dire que le nationalisme-racisme de beaucoup de "Brits" ordinaires ne relève pas d'une nature mesquine et introvertie, mais aussi, souvent, de ce que c'est une sorte de réaction désillusionnée au fait que la Grande-Bretagne et l'identité britannique n'est plus le passeport de l'hégémonie (réelle ou illusoire).

Ajoutons à ceci que, par opposition à la RFA, l'orgueil national de la Grande-Bretagne ne fut pas brisé, mais exalté par la deuxième guerre :mondiale, et que, pour quelque temps après la guerre, l'économie, la complicité américaine et l'illusion d'un rôle comme troisième force internationale "morale" dans la politique planétaire tout à la fois furent (ou plus exactement parurent être), assez forts. Nous pouvons discerner une image du nationalisme avec une dimension internationale pesante, mais pas européenne, et, plus tard, un nationalisme enraciné dans une très forte tradition pragmatique de "laissez-faire" néolibéral. Ce sont ces composantes, plus que le suprationalisme en tant que tel, qui sont en contradiction avec le fait que la Grande-Bretagne est membre de l'Europe.

Quatre brèves conclusions extraites de ces notes

Sur la base de ces considérations, quelques conclusions et indications peuvent être tirées

1) Le discours suprational et l'idéalisme supranational est le plus prononcé dans le pays (l'Allemagne) qui a le plus profité de l'Europe, comme Etat-Nation; et vice versa. Ce que ceci manifeste, c'est que le supranationalisme et le couple intérêt national/nationalisme sont liés l'un à l'autre non pas comme des éléments opposés mais complémentaires, que le supranationalisme est pièce et partie d'un même discours, national quoique non nationaliste. Ou, pour le dire autrement, un intérêt national donné peut se renforcer par le biais d'une rhétorique qui évite le nationalisme.

2) Le corollaire du 1): l'utilité/bénéfice de l'Europe pour les trois nations repose sur une relation indirecte à la légitimité du discours de la commodité. En d'autres termes, pour les deux nations qui gagnent le moins (ou semblent gagner le moins) à l'Europe, l'argument central en faveur de celle-ci a été l'intérêt national exprimé de manière intransigeante, mais, évidemment, dans une perspective négative: "C'est une nécessité regrettable" est une expression codée. Ces nations négocient à partir d'une position économique faible, mais d'une position nationale-culturelle et nationale-politique forte. Il est évident - même si c'est confus - que l' "intégration", ici, ne peut même pas apparaître impliquer un abandon de la souveraineté ou l'équivalent car, renforcer la nation, c'est précisément la raison consensuelle de rejoindre l'Europe, et, en même temps une justification qu'on peut mettre en cause en regard du résultat effectivement atteint. Tandis que, pour l'Allemagne, les bénéfices sont si évidemment au-delà de tout doute que le discours officiel du supranationalisme est évidemment dans l'ordre des choses. Car non seulement l'Europe n'est pas présentée comme utile, mais tout se passe comme si ce n'était même pas de l'utilité qu'il s'agissait - ce qui peut être aussi tout à fait utile. Il en est de l'international comme des affaires privées: ce sont de mauvaises manières d'exhiber sa richesse et sa supériorité; la modestie est requise, en particulier dans le contexte de l'éthique nord-européennne de puritanisme et de self-control. (Cette question en pose une autre, principalement à propos des autres "supranationalistes", bien que membres moins influents de l'Europe: par exemple la Hollande, la Belgique et l'Italie. C'est sortir de mon sujet, mais je voudrais quand même indiquer que le "gain" dans la perspective européenne n'est pas nécessairement ou originellement économique. Ces pays (tous perdants ou sévèrement endommagés par la guerre et, de ce fait, soumis à l'influence de l'érosion parallèle du nationalisme en Europe continentale) calculèrent leur stratégie d'après-guerre en termes de dividendes politiques ou moraux, dividendes pouvant augmenter grâce à une coopération européenne étroite. Pour les pays du Bénélux en particulier, il y eut l'immense avantage de s'assurer d'une influence sur les affaires de la RFA, donc de mettre en échec le "dangereux voisin".)

3) Le contraste entre la situation danoise et la situation allemande, avec leurs modulations, est net et va de soi. Le cas anglais est plus compliqué. Car, si mon argumentation tient la route, ici, nous ne sommes pas confrontés avec une identité nationale qui se présente comme telle (le Danemark), ni avec la forme moralement compréhensible du "supranationalisme" représentant les intérêts et les ambitions de la nation (l'Allemagne), mais avec le cas plus bizarre d'un internationalisme fondamentalement mondial et presque cosmopolite posant des gestes relevant d'un nationalisme grossier, s'enveloppant lui-même dans le drapeau (et autres symboles similaires). Cet écart entre les objectifs et le discours est à l'antipode du cas allemand d'une façon intéressante: les requêtes d'un nationalisme d'esprit mesquin et introverti (la version populaire et idéalisée de l'intérêt national) sont souvent mis en avant comme les vecteurs symboliques d'une perspective internationale beaucoup plus large. En d'autres mots, là où, dans le cas allemand, l'intérêt national se taille une part de lion dans la moralité supranationale (européenne) au point que cet intérêt national semble absent, dans le cas britannique, l' "intérêt national" lui-même est souvent la représentation confuse d'ambitions supranationales au point de mal dire l'intérêt national terre-à-terre ou de mal traduire les intérêts réels (c'est-à-dire, par exemple, maintenir la Livre comme une monnaie indépendante) en les exprimant comme la jouissance de symboles de souveraineté.

4) Les deux pays avec les cultures politique les plus "stables", avec les nationalismes les plus intacts et le degré d'homogénéité le plus grand entre l'Etat et le peuple (le Danemark et le Royaume Uni), ont eut de grandes difficultés à accepter l'intégrationisme européen comme le lieu d'une identité et d'une éthique. En même temps, ils sont aussi ceux qui se plaignent le plus souvent des lois et règlements de l'Union. Ceci est quelques fois perçu en vue de démontrer l'incompatibilité du constitutionnel ou du légal (et peut-être que cela en vient), comme opposés à la "common-law" et les traditions politiques reçues - au moins en ce qui concerne le Royaume Uni. Il peut y avoir quelque vérité dans cet argument, mais il me semble qu'on ne devrait pas mettre trop l'accent sur celui-ci. Sans mettre en question le fait que le système juridique de l'Union européenne (et par exemple celui de la France, de l'Allemagne, de la Hollande), et celui de la Grande-Bretagne sont complètement différents, et que les traditions britanniques ne connaissent pas d'autorité supérieure à celle qui est dévolue au Parlement (dont la souveraineté est souvent considérée comme indivisible), une des caractéristiques suprêmes de la loi britannique et de la politique de ce pays c'est - réellement et de l'aveu général - la capacité de s'adapter. Et ceci, ils le démontrent quand ils se conforment rapidement et souvent dans le minimum de délai aux règlements et aux législations européennes. (Tandis que, par exemple l'Italie, la France et l'Allemagne font souvent les choses dans un ordre opposé; en principe, ils adhèrent aux principes supranationaux, intégrationnistes, tandis que, dans les faits, honorer leurs obligations semble souvent beaucoup plus difficile. C'est ici que les différences de culture politique deviennent manifestes!). De telle manière qu'il serait plus juste de conclure que souvent l'incompatibilité des cultures politiques et des traditions juridiques est un argument qui est avant tout très habile - et peut en effet être utilisé à la fois comme une façon de blâmer les autres et de se justifier. A l'inverse, la possibilité serait évidemment de n'être pas dominé par cet aspect des choses parce que le fait que le Danemark et la Grande-Bretagne se conforment aux règlements et à la législation de l'Europe pourraient créer un contre-point à l'assourdissante rhétorique antieuropéenne que l'on entend dans les deux Etats-membres.

Finalement, il est important de souligner que bien que quelques éléments de ce qui précède pourraient avoir donné l'impression que j'aurais décrit quelque chose d' ontologique et d'immuable, la dimension historique est importante: tout ce contexte est fort fluide à présent. Les évolutions actuelles sont en train d'affaiblir le discours "nationaliste" en Grande-Bretagne et au Danemark, tandis qu'ils les renforcent en Allemagne - "harmonisation" d'une différence si pas revanche! Mais c'est un lieu commun de dire que les contours de l' "utilité" et celles de l' "affectivité" à l'égard de l'Etat-Nation et de l'Europe vont connaître de nouvelles configurations. Ceci s'applique aussi aux formes dans lesquelles l' "Autre" est perçu (mépris-reconnaissance-respect), et à la relation entre les discours populaires et les discours officiels ainsi que l'évolution des mentalités.

Indépendamment de ceci, l'avenir exact des rapports entre le nationalisme de l'Etat-Nation et le supranationalisme européen n'est pas facile à déterminer. Car, "L'Europe ne peut pas être ce que quelque nations ont été: un peuple qui crée son Etat; ni être ce que quelques uns des plus anciens Etats sont et que beaucoup de nouveaux aspirent à être: un peuple créé par l'Etat. Elle a à patienter jusqu'à ce que les Etats distincts décident que leurs peuples sont assez prêts pour que se justifie l'avènement d'un Etat européen dont la tâche sera l'union de beaucoup d'éléments en un seul. Entre la coopération entre les nations existantes et leur disparition au sein d'une nouvelle nation, il n'y a pas de moyen terme stable. Une fédération qui réussit devient une nation; une fédération qui échoue conduit à la sécession; les tentatives à mi-chemin peuvent ou bien croître ou bien disparaître." 7.

En effet, comme Hoffman le dit à la fin de son article, "il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre des avenirs possibles qu'en n'importe quelle philosophie des relations internationales". Nous devons tous nous contenter de faire des suggestions ou des hypothèses, suggestions et hypothèses plus ou moins pertinentes.

Ulf Hedetoft

  1. 1. B. Anderson, Imagined Communities, London, 1983.
  2. 2. U. Hedetoft, Images of Aliens, with special refrence to English in an historical perspective, in Proceedings of 4th Nordic Conference to English Studies, Copenhague, 1989.
  3. 3. R. von Weizsäcker, Die politische Kraft der Kultur, Hamburg, 1988, p.25.
  4. 4. (4) U.Hedetoft, Images of Aliens....
  5. 5. U.Dedetoft, War and death as touchstones of national identity, Aaalborg, Dpt of Languages and Intercultural Studies, 1990.
  6. 6. S.Gerorge, Nationalism, Liberalism and the National Interest: Britain, France and the European Community, Strathclyde, Dept of Government, 1989.
  7. 7. S Hoffmann, Obstinate or Obsolete? The Fate of the Nation-State and the Case of Western Europe in Nye (ed.) International Regionalism, Boston, 1968.