Paul Celan,poète tourmenté

Toudi mensuel n°17, mars-avril 1999


Et si l'on écrivait que pour de nombreux membres de la Nation juive, la seule patrie fut (est ?) la langue, que celle-ci soit l'hébreu, le yiddish des Ashkénazes, le ladino des Séfarades ou la langue nationale adoptée ? Le poète Paul Celan en est, avec Elias Canetti, l'une des plus belles manifestations. Celan est né en 1920 en Bukovine (ou Bessarabie), plus exactement à Czernowitz, ville peuplée à 80% de Juifs, et qui fut entre 1918 et 1945 autrichienne, roumaine, soviétique (ukrainienne), roumaine et enfin soviétique. Ballotté par ces soubresauts de l'histoire, Celan maîtrisa toutes ces diverses langues avant de s'installer définitivement à Paris en 1948. Devenu ultérieurement citoyen français, Celan écrivit pourtant toute son oeuvre en langue allemande, alors qu'il vécut tout au plus quelques mois de sa vie à Vienne. Comme Canetti, il décida de faire de la langue allemande sa seule patrie. La publication d'une édition bilingue de ses poèmes (*) nous permet de découvrir et de prendre conscience de l'inventivité avec laquelle il utilisa cette (sa) langue. Cette publication montre aussi combien Celan est à ranger parmi les auteurs importants de la poésie moderne, aux côtés notamment de Rimbaud, Appolinaire, Maïakovsky ou Michaux. Ce choix de poèmes, effectué par l'auteur lui-même en 1967, nous montre la nature tourmentée qui l'habitait, lui «qui gisait dans les rouages de l'horloge mélancolie». Culpabilité du survivant par rapport à sa famille et sa nation anéanties lors de la seconde guerre mondiale, relation complexe avec sa judaïté, sentiment de ne pouvoir être qu'étranger dans et à ce monde, emploi comme moyen d'expression de la langue du «bourreau»principal des Juifs d'Europe, tout cela se retrouve dans ses vers à la fulgurance toujours intacte. Toute l'oeuvre de Celan est là pour essayer de nous persuader que la création poétique a toujours un sens après l'indicible qu'incarne le deux guerres mondiales.

Sa «fugue de mort» écrite en 1945 demeure sa tentative la plus connue d'affronter cet indicible, sensation encore renforcée par sa condition de Juif germanophone... Je ne souhaite pas extraire de citations de ce recueil, ce sera à chacun de le faire si elle ou il le souhaite, la poésie demeurant après tout une expérience personnelle ou intime... Précision ultime, Paul Celan s'est jeté dans la Seine en 1970, il était âgé de 50 ans. Il est temps, oui il est temps, que son oeuvre rencontre une audience plus large, celle-ci illustrant ce que pourrait être un Européen, un homme ... Puisse ce modeste article y contribuer, ne serait-ce que de manière infime, car «les morts - les morts mendient encore, François (**)».

François André

(*) Paul Celan, Choix de poèmes, version bilingue, Gallimard, Paris, 1999.

(**) Prénom de son fils mort en 1950.