Permanence et pertinence de l'État-Nation

Toudi mensuel n°15, décembre 1998

« Dans les crises graves, c'est l'instinct national qui est le plus fort; les constructions artificielles s'effondrent. » 1 Combien de fois l'a-t-on encore vérifié depuis trente-six ans! Et combien l'Occident devra-t-il payer d'avoir cru que le fait national serait submergé par son idéologie économique en Europe centrale et orientale?

Que l'on s'en réjouisse ou s'en afflige, la nation est, peut-être après la famille, la structure de solidarité effectivement et effectivement la plus puissante des hommes en société. Lorsqu'elle s'active dans une entreprise ou dans une querelle importante, les rassemblements de classe, d'intérêt économique, de philosophie ou de religion s'emploient en vain contre elle. Et réciproquement un peuple à conscience nationale faible ou nulle est sans cesse bousculé par l'histoire, aux lisières de sa survie. Ce n'est point là un regard posé de Sirius sur les affaires du monde. Voyez d'où venaient la Flandre ou le Québec, il y a quelques décennies et où ils en sont aujourd'hui. Et puis faites mentalement le même trajet pour la Wallonie que ses partis, ses églises et sa bourgeoisie ont voulue soluble dans l'ensemble belge et à laquelle une certaine gauche-caviar assigne de nos jours une identité dans l'idéal de la non-identité.

D'où vient la force de ce que le discours politiquement correct appelle la dérive nationaliste? Sans doute du fait que les individus se sentent plus en sécurité avec ceux qui leur ressemblent et qu'il leur paraît plus facile de partager avec eux les tâches et les ambitions. Peut-être aussi parce que, au-delà des cercles étroits de la famille et du voisinage, la nation offre un exutoire visible et gratifiant aux sentiments altruistes, voire aux aspirations à la transcendance. Plus certainement encore parce qu'elle permet de se situer dans le monde, étant le support collectif de la distinction entre le moi et l'autre. Ce n'est pas mystérieux: elle est un accumulateur de mémoire, non pas certes d'une mémoire homogène et objective, mais de souvenirs forts qui se colorent et, le cas échéant, se modifient - s'adaptent, si l'on préfère - au contact du présent. Pour pousser plus loin l'analyse à cet égard, mais ce n'est pas l'objet de cet article, il faudrait élargir le propos aux interactions entre la nation et la civilisation à laquelle elle ressortit. C'est un problème capital auquel on a trop peu réfléchi en Occident (le livre célèbre de Samuel Huntington sur Le choc des civilisations 2extrapole avec trop de légèreté à partir de prémisses exactes), mais je ne puis le traiter ici.

Avant d'aborder mon sujet, qui n'est pas le pourquoi du phénomène, mais comment il opère, je ne puis éluder un thème que je trouve un peu oiseux, mais qui nourrit d'inlassables débats. Les nationalismes sont-ils bons ou mauvais par nature? À ce niveau de généralité, je n'ai pas de réponse et je réclame davantage de concret pour donner une réponse qui variera d'ailleurs selon le cas proposé. On peut imaginer idéalement une humanité soit indifférenciée, soit indéfiniment perméable aux spécificités de ses parties, mais j'ai bien peur alors qu'on ne ressemble au Woodrow Wilson vu par Clémenceau en 1917: « Le regard perdu dans l'abîme des âges, il s'élance, d'un magnifique essor, par-delà le temps et l'espace, pour planer dans le vide au-dessus des choses qui ont l'infériorité d'être. » Si la vraie question est de savoir si les nationalismes sont automatiquement générateurs d'obturation vis-à-vis de l'extérieur et de pulsions bellogènes, je réponds catégoriquement non et je ferais de même en ce qui concerne les internationalismes. Ni les uns, ni les autres n'ont le monopole de l'horreur ou celui du bienfait - l'histoire n'est ni si simple, ni si lisse. J'observe que les pires violences (et aussi l'occlusion la plus complète) du dernier demi-siècle sont venues du communisme et que le néolibéralisme, cet internationalisme de la haute finance, bien plus fort que les autres, est en train de susciter des cataclysmes nationaux et sociaux, mais je n'en tire aucune conclusions, inflexiblement péremptoire.

A quoi sert la nation?

Dans La vertu des Nations 3 , Bernard de Montferrand analyse le phénomène national à travers une grille fonctionnelle qui se recommande pour sa commodité.

« La fonction essentielle de la nation » écrit-il, « est d'abord d'asseoir la légitimité sociale dans un cadre précis. » Dans nos pays, la minorité se plie assez facilement à la loi démocratique de la majorité, dussent ses intérêts en souffrir parce que la démocratie fait partie du cadre tracé par cette volonté de vivre ensemble, si justement identifiée par Renan comme la source du fait national. Il n'en ira plus de même si cette majorité est comptée dans un ensemble transnational (on s'en rend déjà compte dans l'Union européenne), ou si la volonté de vivre ensemble s'effrite à l'intérieur d'un même État (ce qui se passe en Belgique). En pareilles hypothèses, chaque groupe d'opinion fera plus âprement ses comptes et ses demandes. C'est évidemment encore plus vrai lorsqu'il s'agit d'utiliser la force, un droit dont il est jusqu'à présent le seul détenteur légitimement accepté.

Deuxièmement, la nation intègre et si elle n'intègre plus, elle est menacée. J'ajouterai que, menacée, elle devient hargneuse, voire agressive. Cela se voit très clairement dans les vieux Etats-nations d'Asie (je laisse de côté les conflits d'Afrique noire qui ressortissent davantage à une autre catégorie politique), mais la place me manque pour m'étendre sur ce point. En Europe occidentale, où la conception républicaine hérité de la Révolution française s'attache à empêcher la formation des ghettos ethniques (que la Grande-Bretagne se mord les doigts d'avoir laissé croître dans l'indifférence des responsables), il ne faut pas chercher plus loin le malaise qui se développe à l'endroit de communautés immigrées donnant des signes forts de leur identité d'origine, lorsque celle-ci est clairement incompatible avec les valeurs dominantes du pays d'accueil. Je sais combien ceci éveille les réactions affectives, mais la science politique est formelle: il n'y a pas de nation sans intégration, c'est-à-dire sans une réduction suffisante de la diversité à un dénominateur commun de représentations collectives. Et s'il n'y a pas de nation, il y autre chose, mais quoi exactement? Les réponses sentimentales abondent; ce qu'il faudrait, c'est un concept ancré dans la réalité des pesanteurs sociologiques et de la nature humaine. Mme Morelli et M.Demelenne, si rétifs aux identités nationales, daigneront-ils l'offrir à la discussion?

Troisièmement, la nation motive. C'est à elle, là où elle existe, que se réfèrent les dirigeants pour demander aux citoyens un grand effort ou des sacrifices. C'est dans son moule qu'ils modèlent alors la rationalité économique, militaire ou technique. En 1941, Staline se garda bien d'en appeler à l'internationalisme prolétarien pour jeter ses sujets aux armes; il leur parla de la Russie éternelle, subsumant - pour la circonstance - toutes les nationalités de l'URSS. Il me paraît évident que les choses n'ont pas tellement changé aux abords, plus paisibles dans nos contrées, du troisième millénaire. Le chauvinisme sportif, que je trouve personnellement grotesque, en est un indice sûr. Que reviennent des heures graves et l'on verra si le drapeau de l'Union européenne rallie avec tant de ferveurs les bataillons des hommes libres.

Enfin, dit Montferrand, « la dernière fonction de la nation, qui s'exprime dans l'État est celle qui recouvre toutes les tâches de régulation. » Il plante là sa pioche dans un riche filon et je regrette qu'il n'ait pas creusé beaucoup plus avant. La régulation suppose l'efficacité (ce n'est pas un hasard si l'aspiration à l'autorité de l'État remonte sous l'effet des coups de boutoir d'une économie mondiale devenue anarchique), et celle-ci s'apprécie en fonction des gradients les plus familiers qui sont au premier chef liés aux intérêts et aux particularités de la nation. La régulation requiert aussi l'adhésion, qui n'est jamais aussi large que lorsque l'État agit pour la nation et non pour telle ou telle partie de la nation, ou comme relais d'un ensemble plus vaste dont la logique heurterait celle de la nation.

Nation ou empire?

L'alternative à la nation, c'est l'empire - dans l'intérêt de la réflexion, je laisse de côté l'hypothèse de l'anarchie. Leur relation, dialectique et conflictuelle, ne date pas d'aujourd'hui. « Le roi de France est empereur en son royaume », professaient les légistes de Philippe le Bel, qui ne voulaient même pas admettre la suprématie spirituelle du pape sur l'autorité royale. Nombreux sont les cas d'alternance de leur suprématie. Il est des empires qui durent et marquent leur peuples d'une empreinte si profonde que les nationalités en gardent toujours quelque trait: ceux de l'Europe coloniale et ceux de l'Autriche et de la Turquie impériales ont été longtemps des acteurs géopolitiques de premier rang et leur rationalité imprègne encore sensiblement les États successeurs, comme on le voit jusque dans les sanglantes mêlées de l'ex-Yougoslavie. Mais parce qu'il doit équilibrer des forces multiples et parfois contraires, le système impérial est plus fragile par nature que le système national. Au fond, l'empire qui dure, c'est presque une tautologie, est celui où ses peuples trouvent l'optimisation de leur profit et de leur confort psychologique.

Or, de nos jours, l'empire, c'est ce que l'on appelle pudiquement « les marchés ». Il sont loin de fonctionner selon la théorie libérale classique de la concurrence parfaite. La liberté y est celle du renard dans le poulailler et il faut entendre par là non seulement celle dont disposent les puissants conglomérats financiers opérant sur un réseau devenu mondial, mais aussi l'effet de domination des Etats-Unis, dont les « affaires, ce sont les affaires », comme disait le Président Calvin Coolidge. Curieuse suture liant dans ce pays le capitalisme apparemment le plus apatride 4 à une idéologie nationale cristallisée autour d'une vision très marchande de l'enrichissement 5. Elle montre à tout le moins que le phénomène national n'est pas si éloigné de la mondialisation économique que le proclament les détracteurs ultra-libéraux du nationalisme. Dans les grands débats sur le droit de la mer, sur la protection de l'environnement, sur l'organisation juridique des échanges, etc., le discours insistant de l'intérêt national américain se barde de références présentées comme des lois quasi naturelles s'appliquant en tout temps et en tout lieu. Qui se souvient;, en dehors des historiens, du protectionnisme des États-Unis de la fin de la guerre de Sécession à leur entrée dans la Seconde Guerre Mondiale (1865-1941)?

Avec le traité de Maastricht (1992), l'Union européenne apparaît, non plus comme la concrétisation d'un projet associant les États membres pour acquérir un surcroît de puissance et de prospérité par un effort commun déployant une force supérieure à la simple addition des forces particulières, mais comme une province de l'empire mondial façonné par les marchés. Comme on sait, tout y gravite désormais autour de la monnaie unique dont devrait logiquement sortir, quoi qu'en dise M. Chirac, un État fédéral à vocation continentale.

On n'avait jamais vu cela dans l'histoire: extraire une communauté de destin d'une politique monétaire! Pour le coup, il n'y a plus pour les États-Nations ni vrai rôle, ni latitude d'intégration interne, de motivation et de régulation. C'est tellement clair que les gouvernements, effrayés des conséquences d'un système qui passe les rênes à la Main invisible - le dieu des " marchés " - veulent mettre un contrepoids politique à l'Institut monétaire auquel ils ont imprudemment délégué le pouvoir régalien par excellence. Et que l'on y prenne garde: devenue le centre de gravité de la conduite des affaires, l'orthodoxie monétaire sera la soeur siamoise de l'austérité. D'abord parce que le pacte de convergence voulu par l'Allemagne (qui le regrettera, comme le font déjà les Länder orientaux), restera indéfiniment une obligation très éprouvante pour l'investissement et la couverture sociale qu'avait tissée l'Etat-Nation. Ensuite parce que la position de l'euro vis-à-vis du dollar et du yen (en attendant d'autres compétiteurs) ne sera jamais paisible. Cotera-t-il trop haut, il tarira les exportations et fera déferler les importations au détriment des productions indigènes (soulignons, à ce propos, que le mondialisme est radicalement hostile à ce qui devrait être le grand objectif de la politique économique: l'autosuffisance maximale, avec la sécurité des approvisionnements). Trop bas? Il faudra alors relever les taux d'intérêt, donc juguler la croissance économique, pour éviter la fuite des capitaux. D'ailleurs, trop haut ou trop bas, la spéculation n'en aura cure et, grâce à la déréglementation mondialiste, continuera à frapper d'estoc et de taille, tandis que les gnomes de Francfort, bien pires que ceux de Zurich que stigmatisait l'ancien chancelier de l'Échiquier George Brown, nous enjoindront de nous serrer de plus en plus la ceinture.

La monnaie unique de l'Europe serait une excellente chose à deux conditions: qu'elle accompagne et non précède une convergence suffisante des économies nationales; qu'elle soit au service d'une politique vraiment européenne, nourrie par des choix démocratiques et non de la théorie quasi-métaphysique du néolibéralisme que ses adeptes ne se donnent même plus la peine de démontrer. Mais telle qu'elle est conçue, elle va réveiller les nations que ses inventeurs voulaient assoupir parce qu'elle est indifférente aux besoins de leur société. Contrairement à ce que pensent certains états-majors de gauche, il est dangereusement illusoire de penser que l'excès d'intégration peut être combattu, homéopathiquement en quelque sorte, par un surcroît d'intégration. Il faut réintroduire dans le système européen une bonne dose de cette diversité qui s'incarne dans les nations. De Gaulle rappelait à tout bout de champ qu'elles existent. À vouloir les nier, on perd une vigueur que le sous-empire ne remplace pas. L'Europe de Maastricht, c'est le gâchis yougoslave, fruit de la divergence de vues entre la Franc et l'Allemagne. Celles-ci eussent-elles librement poursuivi leurs fins propres, la rationalité et la force des choses aurait prévalu plus vite par leur influence respective sur la Serbie et la Croatie. Au lieu de cela, elles ont dû appeler pitoyablement les États-Unis en intervention et l'on impose la cohabitation à des peuples qui n'en veulent pas, avec des baïonnettes que l'on n'ose plus remettre au fourreau et avec le risque à moyen terme de ramener l'incertaine Turquie dans les Balkans. Le Proche-Orient, où de terribles feux couvent sous la cendre, l'Afrique noire où s'étendent d'énormes taches de sang? L'Europe y prodigue son or, mais l'Amérique décide de leur sort - avec une baguette d'apprenti-sorcier. L'Asie, la Russie? Voyons cela d'un peu plus près.

Les tonnerres de la steppe

Pour le moment, l'empire, qui se délite sur d'autres continents, a de bonnes couleurs en Europe occidentale. Les crises d'Asie déclenchées par le dogmatisme en folie de la foi aveugle dans « les marchés » , matraquent nos concurrents d'Extrême-Orient. Celle de la Russie, que l'on voyait venir depuis au moins deux ans (soyons indulgents aux myopes), amplifie le colossal démenti aux vaticinatives des idéologues mondialistes. Ajoutez à cela des intersignes de crevaison pour la bulle financière américaine, trop gonflée par les " produits dérivés ". Alors, bien sûr, de gros flux de capitaux se dirigent vers nos rivages, fuyant des Bourses égrotantes et des industries ruinées. L'euro n'est pas qu'une erreur, c'est un mirage et l'irrationnel compte en matière monétaire. Nos réservoirs de devises remplis à pleines cuves, nos taux d'intérêt se détendent - c'est bon pour l'investissement et pour les États qui s'endettent; on doit bien faire l'impasse sur des placements hasardés entre l'Oder et la mer de Chine, mais on rachète les plus beaux joyaux des économies en déconfiture.

Il n'y a plus que les ignorants pour croire que cela va durer. L'inquiétude suinte jusque dans le saint des saints du néolibéralisme. Même le Wall Street Journal soupèse la possibilité de ce qui était une abomination pour ses éditeurs: la régulation, qui guiderait un peu la Main invisible décidément trop tâtonnante. De toute manière, il est inconcevable que nos pays continuent de s'en remettre pour leur avenir aux foucades et aux vapeurs de mégaboursicotiers amnésiques et dont la vision porte à peine plus loin que l'instant qui passe 6. Mais il faut bien voir ceci: ce monde-là a poussé l'internationalisme plus loin que n'importe quelle mouvance spirituelle, politique et sociale; il abolit les frontières dans le marché planétaire de la solvabilité (il se moque pas mal du reste); la mentalité de ses opérateurs est fondue dans un moule unique; il est acharné à détruire les différences culturelles qui compliquent ses raisonnements et ses actions sur les masses; l'anglo-américain est sa langue vernaculaire. Lorsqu'il implosera (probablement aux États-Unis, de même que le communisme a implosé en son centre russe), il faudra sauver son héritage scientifique et technique, simplement remettre l'homme dans l'équation.

La résistance à l'ordre néolibéral ne vaincra pas avec les recettes du XIXème siècle et de la première moitié du Xxème, n'en déplaise aux orphelins du marxisme. La société a trop changé, l'histoire a trop couru. Elle trouve ses bases les plus solides dans les nations, centrales d'énergie volontariste opposée à la dialectique mondialiste (Adam Smith l'avait génialement prévue telle) du laisser faire - laisser passer. En elles vivent les mémoires et les cultures. Parce qu'elles ont l'expérience de la durée et l'instinct très fort de la survie, elles sécrètent naturellement des cellules de prospective à long terme. Elles sont, beaucoup plus que l'empire universel, les concrétions juridico-territoriales de l'humanité en sa diversité, en ses relativités. Là réside peut-être l'efficacité la plus vigoureuse de l'État-nation. Il n'est certes pas la « monade » splendidement isolée que Hegel voyait en lui; il peut, au contraire, pour accomplir ses fins, s'associer à d'autres et déléguer de la souveraineté à une autorité commune, mais il est l'institution qui veille à la non-dissolution du peuple qui l'a créé et il lui donne un môle de stabilité indispensable à la réception du changement.

L'État-Nation est aussi un faisceau d'intérêts

Dans son livre Thought and Change (1964), un des grands spécialistes de la sociologie du phénomène national, Ernest Gellner, développe une idée très intéressante: « le nationalisme n'est pas créé par les nations: c'est le nationalisme qui crée les nations. » 7. Selon lui, « les hommes ne deviennent pas nationalistes par sentiment ou par sentimentalité (...); ils (le) deviennent par une nécessité pratique, objective et véritable, bien que parfois cela soit reconnu difficilement. » C'est en fonction de leur intérêt que les individus s'attacheraient, en quelque sorte par pure raison, à la collectivité nationale parce qu'elle est la structure optimale pour maximiser leur part de bien-être et d'influence sur le pouvoir. À la limite (l'auteur reconnaît le besoin de nuancer), « le nationalisme n 'est pas le réveil d'une nation à sa propre conscience: il invente les nations là où elles n'existent pas » -, à condition qu'entre en jeu une différenciation culturelle. On est là plus proche à la fois de la philosophie utilitariste anglaise et d'Otto Bauer que des considérations volontaristes de Renan qui nous sont plus immédiatement intelligibles. Néanmoins, il faut en retenir quelque chose. Une des causes de la vivacité du sentiment national ne serait-elle pas l'utilité qui sous-tend l'existence de la nation pour les siens? L'affectivité seule peut-elle rendre compte de la violence des réactions patriotiques à la survenance d'une menace sur la nation? Ne faut-il pas, comme le pense Gellner, faire aussi entrer en ligne de compte la lésion des intérêts?

La question est très actuelle. L'État-Nation a été, après 1945, en Europe occidentale, un grand « bénéfacteur de sécurité sociale » , comme l'a décrit Sylvain Wickman 8, donnant à sa population une qualité d'existence matérielle sans précédent dans l'histoire. Jusqu'au traité de Maastricht, la CEE a concilié vaille que vaille la couverture sociale avec ses stratégies, d'inspiration de plus en plus libérale, de croissance économique. Mais elle a cessé d'être dans les années 80 un projet vraiment européen et elle est apparue en 1992 comme un relais de la mondialisation. Bâclé dans la forme, mais fortement pensé dans ses parties essentielles par les « think tanks » du Big Business (Conférence trilatérale, Table ronde des industriels etc. ), le funeste traité a mis en place le monétarisme tout-puissant qui ronge inexorablement la Sécurité sociale et le service public - méprisé par les théories et comptabilités des grandes organisations internationales que noyautent les experts formés dans le moule américain, quand ce n'est pas aux États-Unis mêmes. Sous le pilonnement de la pensée unique, les gouvernements qui ont les yeux rivés sur les « signaux du marché » , sans voir que les marchés les renvoient très logiquement à l'abdication de leur volonté politique, se sont bien gardés de donner corps aux passages relatifs au progrès social, à l'environnement etc. Ils n'ont travaillé qu'à l'euro qui pourrait bien signer leur relégation dans le domaine des symboles.

Mais les peuples grondent. Mais la crise russo-asiatique a fait naître les doutes lancinants sur la mondialisation néolibérale. Mais l'hégémonie impériale des États-Unis vacille et l'éternel nationalisme russe a pris dans l'effondrement socio-économique une tonalité inquiétante pour nous 9. Il y a eu le 17 août 1998 comme un double symbole de basculement mondial avec la dévaluation du rouble et le pâlissement du mythe Clinton. La vice-royauté européenne n'avait rien prévu, rien préparé; elle ne répare rien non plus, opiniâtrée qu'elle est à suivre les doctrines qui l'ont fourvoyée. Ce n'est pas un hasard si la proposition de coiffer l'Institut monétaire d'une autorité politique, ce qui est radicalement étranger à l'épure maastrichtiennne, est venue du vieil État-Nation qu'est la France et qu'elle a fait beaucoup de chemin dans une Allemagne rendue par la réunification de 1990 à la réflexion géopolitique nationale (pour le bien ou pour le mal, on verra).

Le Forum de Davos qui regroupe actuellement le gratin des mondialistes, n'avait lui rien pressenti. Comme le notait Michel Jobert dans sa Lettre hebdomadaire du 12 septembre, 1000 des plus grands businessmen de la planète, 250 responsables politiques, 250 experts de haut vol et 250 potentats de l'information ont péroré en février comme si l'énorme vague de la panique asiatique ne projetait pas son ombre sur eux, de toute sa hauteur.

Je ne veux nullement démontrer qu'une confédération européenne serait incapable d'assurer, mieux que les États membres, l'activation harmonieuse de l'économie et le ravaudage de la couverture sociale. J'affirme seulement que cette mission requiert au préalable l'harmonisation des intérêts nationaux. Ils ne seront pas solubles dans la monnaie unique et l'on s'en apercevra avant longtemps. L'union ne fait la force que dans la convergence des efforts. Si celle-ci fait défaut, mieux vaut que chacun cultive son jardin, il en sera plus gratifié.

La vraie menace sur l'État-Nation

Il n'y a pas de nation indépendante sans État; il n'y a pas d'État sans frontières. Comme on vient de le voir, le fait que les frontières soient moins visibles par les voyageurs qui les franchissent dans une vaste union économique comme l'Union européenne ne supprime pas l'exercice des fonctions étatiques. La contrainte monétaire risque certes d'y faire obstacle; c'est même sûrement l'intention de ceux qui l'ont suscitée: ils ne se cachent pas de vouloir enclencher une mécanique fédéraliste. Si leur projet aboutit, l'empire aura une fois encore supplanté les nations. J'ai donné à entendre que je n'y crois guère: l'équilibre d'une pyramide posée sur son apex - l'euro en l'occurrence - est trop instable. Pour traverser les coups de tabac et changer de voilure, l'Europe aura besoin des États, vecteurs de légitimité là où la nation existe. Les références abstraites au principe de la subsidiarité n'y suffiront pas.

Je passe rapidement sur une thèse qui a cours de spéculation chez nous (surtout chez ceux qui rêvent encore à des retouches minimales du fédéralisme belge): celle de l'Europe des régions. C'est soit une des modalités de l'empire, dont les fameuses régions seraient des provinces, soit une forme de l'État-nation, matérialisée tout simplement par l'apparition de nouveaux États. Il n'y pas de milieu et je m'effare de l'abondante littérature de pique-lune qui prête au régionalisme des vertus si grandes qu'il aurait, comme la jument de Roland, toutes les qualités, sauf celle de pouvoir exister ici-bas. J'ajoute en passant, à l'intention d'une certaine gauche qui essaie de pétrir cette matière chimérique, que le système dont elle rêve (c'est le mot) livrerait encore plus notre continent à la dictature dite des marchés qui éblouissent tant la Commission européenne et bon nombre de nos dirigeants politiques.

J'en viens précisément à la menace la plus sérieuse qui pèse actuellement sur l'État-Nation: le renoncement à agir en se défaussant sur une technocratie transnationale, publique ou privée. Puisque le marché mondial est l'enceinte où se déploie la rationalité suprême, pourquoi, demandent d'ailleurs certains idéologues, ne pas admettre que " le moindre gouvernement est le meilleur gouvernement " selon, le mot célèbre de Thomas Jefferson, et s'en remettre pour les grandes affaires à l'interaction des opérateurs économiques? On pourrait alors se passer à peu près de toute autorité nationale ou supranationale. Fin des empires et des nations, fin des peuples, asservissement des consommateurs et des marchands à la cybernétique du grand marché américano-planétaire. La culture elle-même devrait s'insérer dans la filière et l'on comprend bien, si l'on accepte les prémisses, pourquoi les États-Unis soutiennent, au sein de l'Organisation mondiale du Commerce, que les disques, les films et les livres sont des produits commerciaux comme les autres et s'irritent du sort à part que veulent réserver les Français à ce domaine. L'école « libertarienne » a beaucoup théorisé là-dessus 10 Elle prend le contre-pied d'une foule de notions communément admises et me garderai bien d'affirmer que l'exercice n'est pas salutaire. Il permet au contraire de raffermir le bon sens sur un socle solide.

Toutes les théories néolibérales ne vont pas aussi loin, mais toutes visent à façonner peu ou prou l'homme unidimensionnel confusément entrevue par Herbert Marcuse dans les années 60, c'est-à-dire réduit aux traits élémentaires de l'homo oeconomicus. Elles nous ont déjà approchés plus près de l'uniformité cosmopolite à laquelle elles aspirent que n'importe quelle doctrine internationaliste. Articulées en apparence sur la dialectique des besoins matériels, utilisant toute la capacité du capitalisme de produire de la richesse, mais taisant soigneusement que cette richesse ne devient prospérité générale que par les transferts opérés par la volonté politique et jamais par le laisser-faire, elles ont porté des coups terribles à l'État-Nation pendant le quart de siècle écoulé. Elles l'ont réputé inefficace parce qu'il ne contrariait plus " les marchés " ou parce qu'il ne le faisait plus qu'en appliquant des règles conçues pour les détruire. Quand il se cabre, comme la France pendant le dernier « round » du GATT, elles l'invitent à se « moderniser » parce que, naturellement, la Sécurité sociale, les pensions, le salaire minimum et la garantie des approvisionnements '(agricoles, au premier chef), c'est archaïque. Haro sur le gouvernement Jospin qui refuse à Pepsi-Cola la mainmise sur Orangina, au nom d'une certaine vision du long terme! La modernité, telle qu'elles l'entendent, c'est maintenant, et demain n'existe pas.

Tout cela est absurde. Pire, c'est néfaste. Quand la Bourse jubile parce que le chômage monte - signe de compression des salaires, donc de hausse des bénéfices - c'est qu'il y a quelque chose de détraqué dans la machine. Quand le brutal dégonflement de la bulle financière dégrise l'Asie tombée de haut, ou quand les divagations du FMI plongent la Russie dans un chaos presque plus insupportable que la tyrannie communiste (il fallait le faire!), c'est dangereux.

Une mutation s'esquisse au milieu de tous ces maux. Tôt ou tard une crise contraindra les États-Unis à raisonner et déjà les Européens commencent à redécouvrir les avantages de la régulation. Le retour des nations s'effectue déjà en Extrême-Orient - il est vrai qu'elles ne s'y étaient guère absentées longtemps. On ne l'attendra plus très longtemps en Europe orientale. Je ne dis as que la perspective est nécessairement radieuse: elle est seulement plus intelligible par les géopoliticiens, donc plus rationnellement gérable.

« Une certaine idée de la France »

Le cas de la France est intéressant et pas seulement parce qu'il nous est très proche. C'est un vieil État-nation, avec une culture qui rejette la fatalité notamment parce que la nation y fut l'oeuvre d'une stratégie étatique. Elle veut le rester contrairement à la Grande-Bretagne qui dilue sa spécificité dans l'américanisation et en avance sur l'Allemagne qui se redécouvre à peine comme une nation. Lui a-t-on assez asséné qu'elle est archaïque? Elle est pourtant la quatrième puissance économique et commerciale et la troisième puissance militaire et spatiale du monde. Un rapport de l'ONU (qui n'est pas une officine du chauvinisme) vient de lui attribuer la deuxième place mondiale dans un classement qualitatif de la croissance et du niveau de vie. Où est donc son retard?

Mais elle se laisse ligoter par une conception de l'Europe qui lui dérobe de l'influence sur le monde sans y substituer celle d'un ensemble qui compte pour très peu, malgré une impressionnante richesse, sur les grands théâtres stratégiques de la planète. De Gaulle lui manque, comme il manque à toute l'Europe. Combien était-il plus moderne que Mitterrand et Chirac, lui qui connaissait le potentiel affectif et créatif des nations! Si Paris jouait leur carte, comme il le faisait, au lieu de manoeuvrer laborieusement sur l'échiquier maastrichtien ou mondialiste, quelle audience retrouverait sa voix auprès d'innombrables peuples! Car la nation c'est l'humanité en actes et en temps réel. Avec une face sombre qu'il faut surveiller. Mais, lorsque la prudence et l'amour de la liberté y mettent du leur, elle donne à l'histoire une lumière de sagesse et d'émulation dans la concorde.

Jacques Rogissart

PS Au moment où j'achevais cet article, Le Monde publiait le 15 octobre un article très remarquable de Henry Kissinger sous le titre Le FMI fait-il plus de mal que de bien? L'extrait suivant illustre à merveille mon propos: « À la différence de l'économie, la politique divise la planète en unités nationales. Si les dirigeants peuvent infliger à leurs populations un certain degré de souffrance pour stabiliser les économies nationales, ils ne sauraient survivre s'ils se font les avocats d'une austérité quasi-éternelle sur la base de directives édictées par l'étranger. »

Dear Henry!

  1. 1. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, t. II (Fayard, paris, 1998), disait le général de Gaulle à Alain Peyrefitte le 7 novembre 1962.
  2. 2. Odile Jacob, 1997.
  3. 3. Hachette, collection Pluriel, Paris, 1993.
  4. 4. Les grandes entreprises multinationales ont un ancrage plus ... national qu'elles ne veulent bien le dire (cf. Philippe Moreau-Defarges, Politique internationale, Hachette, Paris, 1990). Le patriotisme n'est évidement pas leur raison sociale, mais elles ne se sont pas complètement indifférentes aux intérêts de leurs pays d'origine.
  5. 5. Qui est aussi celle des Pays-Bas depuis leur affranchissement de l'Espagne à la fin du XVIe siècle. Il est intéressant de noter que ce mercantilisme à outrance et à vision courte provoqua leur abaissement considérable au XVIIIème siècle, faute d'avoir investi suffisamment dans l'outillage de l'influence. À notre époque, ils ne peuvent évidemment se comparer aux États-Unis, mais leur action sur l'Europe mérite une attention constante.
  6. 6. On peut penser ce que l'on veut des Serbes, nos vieux alliés, que nos gouvernements livrent lâchement aux calomnies parce qu'ils ne s'insèrent pas dans le cadre géopolitique de la pensée unique, mais on conviendra qu'ils tiennent en haleine les plus grandes puissances du monde depuis 1991.
  7. 7. Cité par Chris Southcott: Au-delà de la conception politique de la nation, in l'ouvrage collectif Éléments pour une théorie de la nation, Seuil, Paris, 1987.
  8. 8. L'espace industriel européen, Calmann-Lévy, Paris, 1969.
  9. 9. Je me permets de renvoyer aux avertissements que je lançais dans mon article La Russie ou l'hésitation du destin, in La Revue Générale, décembre 1995.
  10. 10. ) On s'en fera une idée en lisant les livres de Guy Sorman et, si l'on est un peu plus exigeant intellectuellement, ceux de Henri Lepage.