Petites merveilles, Poings levés
Textes littéraires, anthologie, poèmes
Quelle est la réalité de la ville dans laquelle vit le poète? Adapte-t-il celle-ci à la vision personnelle qu'il en a? Ou, au contraire, s'y fabrique-t-il lui-même une vie propre? Change-t-il sa ville ou est-ce la ville qui le transforme? Ma ville me plaît là où elle est dérisoire et quelconque, banale peut-être, banale justement. Dirai-je "chargée d'humanité"? Ce n'est pas en son cœur même que je la cherche et la trouve la plupart du temps, mais en son pourtour, en ses environs, en ses banlieues, où elle succombe, où elle s'efface et perd de sa factice opulence. Ne serait-ce pas dans ce no man's land, entre ville et campagne, que la ville exhibe sa vraie nature? Collines sans envergure, petits quartiers déglingués sans fil à plomb, sans artères tracées au cordeau? Les maisons de bric et de broc s'enchevêtrent sans logique. Les jardins menus se côtoient, s'imbriquent les uns dans les autres, disparaissent sous des appentis de tôle et de planches. Une sorte de haute négligence brouille le sens de l'orientation de l'éventuel promeneur qui se perd dans ces dédales des faubourgs. Face au soleil, des façades curieusement aveugles opposent leur mutisme aux cris éperdus des enfants des terrains vagues. Sentiers qui ne mènent nulle part. Ponts abandonnés dont on a perdu l'usage. Petits appentis envahis de liserons fous. Anciennes rues de gros pavés qui dégringolent vers la vallée, vers les usines qui se meurent. Les carrés de légumes se multiplient. Le linge blanc claque au vent. La phrase "Le linge blanc claque au vent" claque au vent, qui fait claquer chaque phrase de linge blanc. L'air vibre de bruits de seaux, de coqs, de volaille, de pétarades d'engins motorisés. Ici, nulle insolence, nul stuc, nul apprêt. Une prairie insolite accompagne un dépotoir nauséabond où errent des chats faméliques. Régions suburbaines oubliées, dirait-on. Pâtés de maisons anachroniques au pied des vieux terrils qui verdoient. Verdoient, mais oui, les vieux terrils. Avez-vous lu "La pourpre des crassiers"? Et les grilles rouillent, qui ne protègent plus personne. Ne vivent ici que ceux qui vivent ici en une sorte d'apparente paisible inertie douce. Que le poète comprenne bien ces lieux! Qu'il s'en imbibe! Ougrée, Herstal, Tilleur, Vottem!... bien d'autres encore! Noms lourds de poussières et de paroles croisées, aux mille gestes d'usure et de fatigue.
La phalange, le cœur, le corps, la chambre, la maison, le jardin, la ville: suivons ce simple chemin: observons avec patience nos lieux d'élection. Quels seront-ils, véritablement? Assumerons-nous l'histoire du lieu, ses moments fastes? Effaçons la mémoire, celle des autres, la nôtre, faisons table rase du passé et ne croyons que ce que nous voyons. Choisissons avec soin nos repaires, ceux où nous tisserons l'écriture, ceux où nous clamerons nos chants neufs, nos litanies vertigineuses. Oublions les références: vidons les noms de lieux de leur signification désuète. Qu'ils deviennent signes purs, signes de simple commodité! Ne savons-nous donc pas qu'ils nous furent offerts par hasard? Choisissons l'amnésie pour mieux nommer ce qui nous trouble, pour mieux habiter notre véritable espace. Ainsi Liège vierge permet tous les voyages, les petits parcours et les longues contemplations. Escalades. Eventrations. Fleuve de boue et d'ordures qui ressemble à un fleuve de sang impur, sans odeurs, sans frissons. Abandonnons la place aux fauves abjects pour mieux retrouver, intacts, nos clos, nos coquilles, nos cabanons, ceux du poing levé, ceux du coeur qui clame, et ceux de nos ventres de femmes. Je vous suggère de visiter, parmi d'autres, dix petites merveilles précises dans mon aire, dans mon pays wallon livré aux étrangleurs de la beauté. Ces petites merveilles, jamais je ne les citai, les gardant pour moi seul: non par égoïsme, mais pour sauver en moi le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui. Et conscient que chacun possède aussi ses dix petites merveilles, ses dix doigts! Dès lors, que de lieux chers! Que d'espaces aimés! Ne soyez pas surpris: il ne s'agit ni de monuments à la patrie ni de centrales nucléaires. Mes aires vivotent. Elles sont surtout constamment menacées: un rien peut les anéantir: la fantaisie insalubre d'un promoteur, d'un fonctionnaire... D'ores et déjà, certaines sont amputées irrémédiablement . Minées. Epiées de façon malveillante. Accompagnez-moi, s'il vous plaît, dans mon dérisoire itinéraire, dans mon court périple d'enfance wallonne. Dans un touristique voyage actuel de peu de poids! D'abord, ici, un arbre (arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre, arbre) qui n'est pas encore abattu. Miracle! Rue des Deux Châtaigniers. Anciennement. Un seul subsiste, superbe, puissant. Dix fois centenaire. Arbre creux dont la cavité douillette protégeait mon petit corps d'enfant. Dix enfants dans l'arbre creux parlaient à voix basse, comptaient les doigts, les châtaignes, les verges d'or du soleil. Arbre-totem des premiers extases! Arbre-témoin des épanchements! Écorce lisse, douce dans son grain, sa texture. Arbre, je t'aime! Tu fus mon ardeur juvénile, ma passion, mon dur soutien de bois plein. L'insolite deuxième merveille se situe à Cointe, sur les hauteurs de la ville. Gît là, presque banal, un météorite. Un météorite au mutisme compact: touchons-le. Quel elfe y dort? Quel adolescent bleu (dont le souffle engourdi me caresse) regarde à travers la dureté astrale? Et, sous le bloc, un nuage limpide engrosse la terre. Pierre, je t'aime! Tu es ma certitude. Pierre d'ailleurs ici lovée, doucement atterrie au début du siècle et dont ce siècle est l'hôte. Pierre, étouffe en moi la déchirure, estompe la mort et défais la pâleur. La ville ignore sans doute que tu es son cœur véritable... Mais quittons la colline et descendons vers le centre de la cité.
Troisième vision: le tambour de la rue Saint-Jean. Je veux dire le tambour de la maison située au n° 20, rue Saint-Jean-en-Isle. Lourd immeuble ancestral encore debout. Porte cochère immense. Et tambour des sabots. Le noir total y règne dès l'entrée. Quels géants y complotent? Quels nains aux cris aigus y boivent la vanille? Quelles mains y serrent quelles autres mains? Pays des cannes à pommeaux et des ombrelles, enclos de passage furtif dont il me faudra un jour chanter le silence, la nudité. Quatre fortes portes bombées de chêne veillent sur des chapeaux à fleurs. Sur le sol, marbre noir. Et lampadaire extravagant vers le ciel. Toute la ville, ici, se tait, comme par un respect inouï. Tambour froid, de liège, mais avec de vagues parfums. Tambour des sabots aux mille palabres. Tambour des mots qu'on ne dit pas, ou qu'on ne dira pas. Tambour envahi de chèvrefeuille, ou d'orties, de lierre ou de neige. Les fileuses cousent un linceul ardennais. La rue Saint-Jean, la rue des putains qui fleurissent Marie, qui cachent les chats rôdeurs au fond des couloirs délabrés. Tambour, je t'aime! Tambour perdu. Tambour qui bat. Tambour qui contient le pouls de Liège, sa noirceur vive au fond de l'ardent pot d'or. Villa. Village. Villageois. Villannelle. Ville. C'est-à-dire Liège avec le vin léger du poème que j'écrivais en 1962. Avec un brouillard d'étoiles. Avec des autobus rouges. Je le relis aujourd'hui dans sa pauvre naïveté. Pardonnez-moi de vous le dire:
légère est Liège au fil de l'eau des souvenirs
de meuse et d'or: on voit mourir de la colline
un jour d'octobre
un bouchon bleu danse
sur la romance
du passé
c'est le décès de l'été c'est l'éraflure
de ton honneur de bête et de poète
le sonneur de clochers fait résonner ses angélus
je suis des yeux les autobus
effrénés
rouges à l'assaut des montées
prénom de mon prénom Liège ensorceleuse
orageuse orange étéde nos meuses
orangeade amère aux soifs d'outremeuse
les flots verts de l'ourthe
les nuits de l'amblève
ou de la place Saint-Jacques ou le pont d'Avroy
les îles les vinâves
et les vins versés le vingt du mois d'août
légère est Liège au fil de l'eau des souvenirs
liégeuse écorce autour du cœur
(à Liège il neige un jour
sur deux)
adieu buvons
buvons à Liège où sont les pièges
de ma chance et de ma chanson.
La ville se démembre, se casse, se distend. Nul ne l'a ménagée, livrée qu'elle est aux pioches et aux pics. Mais Fez est loin. Ici, la destruction stupide fait son oeuvre de mort: quartiers après quartiers: pans de murs s'écroulent; les machines, les bêtes hargneuses, engloutissent la ville aimée des vieilles gens, des enfants, des poètes, des sioux au cœur tendre, des balayeurs de rues, des putains-colchiques, des botteresses, des spirous et des maïeurs d'Outremeuse. partout le macadam. Macadam dam dam! Macadam dam dam! Macadam damdam! Quatrième merveille que je vous prie d'aimer: très grand jardin d'une rue pentue nommée Chevaufosse, parce qu'ici les chevaux descendirent, à coups d'ahans et de cris noirs, dans la fosse à houille, pour n'en plus revenir. Grand Jardin comme un dieu vert! Grand Jardin comme la soif comblée: tes glycines et tes iris m'étouffent sous leurs sucs purs! Les jardins, les jours, les jouets. Les fouets de feuilles. N'oublions pas les gloriettes fragiles où l'on savourait les madeleines et le thé. Tout s'effondre. Tout s'effondre, mais tout vit à nouveau. Et c'est l'incroyable état des lieux, l'incroyable état du pays wallon; c'est qu'à travers tant de blessures infligées durement, il demeure lui-même dans sa propre identité. On le troue, on le dépèce, on le souille, on le lacère d'autoroutes affreuses, de centrales nucléaires nauséabondes et criminelles. Haro! Haro! Haro! Il faut flâner. Il faut flâner. Il faut être le passant léger des heures et des secondes.
Caresser les pavés de Limbourg, découvrir les roseaux et les canards de la Meuse. Microcosme familier dans les mots chantants et lourds d'un bon français lesté de wallon. Le poète darde son regard ici, son regard le plus lucide, le plus attentif. Et qu'on l'interroge! Qu'il y ait un poète dans chaque conseil communal! Et n'oublions jamais que notre mémoire est courte. Dès lors, soyons prudents, observons et supputons. Ecoutons les ancêtres et leurs voix d'outre la mort. Ainsi, nous nourrirons l'avenir et le façonnerons. Foin des légendes artificiellement ressuscitées! Lisons, aujourd'hui, les traces réelles de ce qui fut. Les traces concrètes. Les bordures usées de porphyre rouge de la rue Haute-Sauvenière. Cinquième petite merveille ignorée des promeneurs sans tête. Cent mille regards divers brisent la ville et en font un immense kaléidoscope. Sixième merveille: la Belle-Fleur immobile de Burenville, et les mineurs absents. Le poète dans son site confond les dates, les lieux, les noms. Il hume, il respire, il se laisse envahir de parfums, d'odeurs, la pluie le lave. En lui s'opposent l'unique et le banal. Usines-mammouths d'Ougrée léchant leurs volutes vers le ciel. Vivre ici, c'est oublier que l'on vit ici, parce que le paysage nous va comme un gant. Mais il épouse aussi nos humeurs. Donc, nous pouvons parfois le rejeter loin de nous, l'oublier, puisque nous le connaissons si bien, car nous vivons en lui perpétuellement. Il nous faudra plus d'attention, dorénavant; ils nous faudra quitter nos sentes, nos rues familières, nos maisons traditionnelles. Nous ausculterons l'impalpable et nous serons vigilants à l'égard de toute poussière. Nous transgresserons l'invisible. Et surtout, nous ne posséderons rien; la voix et les gestes nous suffiront, et les traînées de poudre, et la bave lumineuse des limaces. Car comment pourrions-nous tout connaître, puisque ce que nous souhaitons connaître, personne ne nous l'enseigne...? Une seule question, parmi tant d'autres, me viendrait à l'esprit: quelle est la couleur des yeux de ceux qui pavèrent cette rue, cette ruelle? La ville où vit le poète est une ville gigogne, une ville de caches et de jardins fermés, de rues qui se dédoublent. Avec un large fleuve impassible et douloureux. Les maisons détruites, enfants, le saviez-vous? avaient des formes inouïes, formes de cerfs-volants et de navires. On a coupé les amarres, on a coulé le béton! Néant. La chambre du poète François Watlet, rue Sainte-Julienne, serait la septième merveille. Le poème, ici, ne s'arrête pas: tant de mots et de lettres, tant de signes finiront par trouver le cœur de la cité, finiront par bâtir la litanie généreuse de la souffrance et de la vie. Ainsi, dans chaque cité, dans chaque village, un poète serait la braise qui maintient incandescent le sens du devenir. Et comment la huitième merveille ne serait-elle pas l'Ardenne entière qu'il importe de sillonner à pas légers, en effleurant végétaux et ruisseaux? Toutes les collines sont les seins bleus des femmes. Et les chemins, les veines ardentes d'un corps ancien, odorant et toujours neuf. Dire ou chanter un site, finalement, c'est en détailler les multiples fragments. C'est énumérer sans fin. Voir naïvement. Et aujourd'hui, souffrir, car tant de fers rouges s'abattent sur l'Ardenne! Tant de plaies l'accablent! Honte à ceux, ministres et autres politiciens de bas étage, qui l'égorgent et la laissent exsangue! Elle est un vaste jardin de sabots qui grommellent et de nages blanches. Et c'est précisément dans cette huitième merveille que je distingue la neuvième, infime peut-être, mais cristalline et protégée: le ru du Petit-Bonheur, au cœur des Fagnes. Là naissent les minuscules paroles qui essaiment, pépites et voyelles cousues de brume et d'herbe pure. Le petit bonheur, le petit paradis, le petit plaisir. Tant de ponts à protéger! Tant de rêves à maintenir en ébullition dans nos campagnes! Chacun est le poète de son propre site, jardinet galetas, clairière ou cabaret, fleuve ou colline... Édifions nos maisons de paroles jour après jour, de mots doux ou de mots acérés! Lavons-y nos désirs, nos saveurs! Creusons-y nos coques et nos vertiges. Le corps de chacun sera la dixième merveille de notre è... Et les jurons noirs qui jubilent: nom di djû! De Bouvignes à Stavelot, par exemple, suivons les traces invisibles des chemins disparus. Qu'en reste-t-il? Et donnez-moi des nouvelles de l'ancien chemin qui allait de Nassogne à Marche... Et venez respirer l'odeur des tilleuls dans la drève de Grune... Cette région plante sa force tranquille dans les étuis des hampes d'herbes, et l'herbe elle-même effilée, coupe la peau, fait jaillir la goutte de sang qui fait frémir. L'Europe afflue ici et là. Je ne le prouverai que par un exemple irréfutable: ce chemin pierreux des environs de Spa, je l'ai déjà suivi dans les montagnes des Asturies, plus loin que Soto de Lorio!
Ainsi, ce qui nous rattache à notre propre espace, en l'occurrence, la Wallonie, ne serait point le fait d'assumer un pesant patriotisme dont nous n'avons que faire. Il s'agirait plutôt, de manière pertinente, de vivre en symbiose avec notre entourage, notre paysage, notre eau vive, nos collines et de les défendre avec vigilance contre toute injure. Il s'agirait de réparer les infamies. Il faudrait donc restituer au temps ce qu'on lui a volé. Les technologies douces doivent évincer les actuelles méthodes haïssables. Ainsi, l'espace humain retrouvera peut-être sa virginité et son innocence. La terre ne finit nulle part et les frontières ne sont pas des frontières. Mais il faut la protéger coûte que coûte, même s'il est nécessaire de dynamiter quelques ponts autoroutiers, quelques chantiers urbains... De même que nous militons pour les droits de l'homme, militons pour les droits du paysage. Ainsi, la ville ne s'enfoncera plus dans les miasmes, les campagnes dans les engrais chimiques. Protégeons les oiseaux unijambistes, les aveugles généreux et les sourds sincères. Les petites familles des oiseaux et des plantes. Et les promeneurs solitaires. Que le poème accueille le paysage d'aujourd'hui, d'où qu'il soit, dans sa diversité, dans son chatoiement, dans sa pauvreté, dans sa simplicité, là où des hommes vivent, là où les hommes sont absents ou sont rares. Et lui restitue son intégrité native. Le poète est celui qui ouvre les yeux