Pour une éducation citoyenne
Le texte qu'on va lire ci-dessus est la conclusion du nouveau livre de la Fondation wallonne P-M et J-F Humblet Enseigner la Wallonie et l'Europe. (Fondation Humblet, ouvrage dirigé par Jean Pirotte et Marie-Denise Zachary) qui est une large réflexion, enrichie notamment des vues pénétrantes du philosophe français Jean-Marc Ferry, sur l'identité des citoyens d'aujourd'hui. La Fondation wallonne est établie, rue Verte Voie, n°2 à 1348 LLN. (couriel : fondation.wallonne@skynet.be). [plusieurs collaborateurs de TOUDI y ont participé dont M-D Zachary, F. André, Th. Haumont, D.Van Dam... L'ouvrage parle aussi du Québec, de l'ère d'Internet. L'Europe de J-M Ferry est évoquée par ce grand philosophe dont la pensée nous a toujours paru capitale. Il y a aussi des exposés très concrets sur l'enseignement de l'histoire, de la géographie, la présence de la Wallonie à tous les niveaux d'enseignement. Nous y reviendrons dans le prochain numéro.
Il faut saluer à l'occasion de la sortie de ce nouveau livre, la Fondation qui l'édite. Elle impose avec solidité et pénétration l'idée d'une Wallonie qui ne doit pas seulement gagner des points de PIB dans la comparaison avec la Flandre mais s'affirmer comme un pays humain attaché aux libertés, à ses traditions sociales et démocratiques, jusque et y compris dans un enseignement à réformer. Traditions si menacées aujourd'hui par le néolibéralisme et la Pensée unique. Souvent, nous ne nous rendons pas compte du travail énorme qui a été effectué par la Wallonie sur le plan de la gestion de l' historiographie, de la mémoire, du patrimoine mais aussi dans le domaine de la proposition et de la prospective intellectuelles. On renoue d'ailleurs ainsi avec une tradition qu'on a tort d'oublier: celles des Congrès nationaux wallons. Dont certains discours mériteraient de figurer parmi les textes qui permettent de comprendre les enjeux du rapprochement des peuples, de la paix, de l'État mondial et des droits de l'Homme. Nous songeons ici, entre autres, à cet orateur extraordinaire et rationnel tout autant que chaleureux que fut Fernand Dehousse. L'Institut Destrée est également à salurer comme un instrument fondamental de construction d'une nation wallonne ouverte et humaniste dans l'Europe et la Francophonie. Pour nous, à TOUDI, tout cela peut se résumer par un mot: la République.
Pour une éducation citoyenne
Comme l'être humain ne peut s'épanouir sans se construire une image positive de lui-même, image en mouvement combinant le moi et l'idéal du moi, les communautés humaines ne survivent qu'au prix d'un travail incessant de recomposition de leur geste collective, à la fois mémoire et projet. Pour les individus comme pour les peuples, se ressaisir constamment en un précipité cristallisant expérience et devenir, procède d'une pulsion vitale qui, dans l'ordre de la conscience, s'exprime en termes d'exigence morale. Au moment où les espaces politiques se recomposent en des appartenances multiples, tant régionales que supranationales, cet effort d'autoconstruction s'impose autant pour la Wallonie que pour l'Europe. Et à ceux qui, prônant un pseudo-universalisme englobant, privilégient le modèle supranational, il faut peut-être rappeler que l'universel et le singulier ne sont que les deux faces d'une même réalité, et qu'il est impossible de privilégier l'une de ces faces sans l'articuler solidement à l'autre.
Dans les sociétés modernes, voire postmodernes, ce travail de construction individuel ou collectif passe notamment par l'éducation. En ce sens, investir dans l'école, en réfléchir les contenus et les finalités s'avèrent un exercice périlleux mais nécessaire dans le contexte actuel de transition culturelle. Abandonnées au marché, livrées aux technocrates de la transmission des savoirs, vouées à la production d'agents économiques directement utilisables sur le marché, les écoles d'aujourd'hui peinent à être autre chose que des fast food du «prêt à l'emploi».. Il est donc urgent d'inventer un nouveau paradigme scolaire, soucieux de réintégrer les intentions fondatrices de l'école (à savoir, socialisation, épanouissement, quête de sens, etc.), et cela selon des finalités et des modalités à repenser à la lumière des mutations culturelles et technologiques en cours. La tâche peut paraître ambitieuse tant les obstacles sont nombreux. On citera notamment l'individualisme croissant, le rejet des institutions, le repli vers la sphère privée, ou encore la marchandisation du lien social. Mais après les dérapages de l'économie mondiale (crise asiatique, ..., crise argentine, plus récemment) ne sont-ce pas les chantres du néolibéralisme d'hier qui réclament aujourd'hui une meilleure régulation du marché ? Demain, les promoteurs actuels d'une «école-business» seront peut-être les premiers à réclamer le retour à un modèle d'école qui forme pour la vie et non pour répondre aux impératifs immédiats et éphémères de la déesse entreprise. S'il est trop tôt - et peut-être trop optimiste - pour le penser, il est en toute hypothèse certain que, plus que jamais, les mutations technologiques et culturelles accélérées rendent nécessaire une formation qui privilégie l'acquisition de compétences pour toute la vie au détriment d'une simple transmission des savoirs.
Il est à noter, par ailleurs, que la désaffection actuelle pour l'école comme lieu de socialisation et d'apprentissage à la vie collective, s'inscrit dans le même mouvement que le désintérêt pour la gestion de la chose publique. Réussir à réconcilier nos sociétés avec leur école, c'est aussi contribuer à réintroduire les individus dans la sphère du politique. Dans le même ordre d'idées, les difficultés actuelles de l'école à répondre aux exigences de démocratisation de la société posent la question de son efficacité et de son équité. La comparaison de différents systèmes éducatifs européens montre que l'organisation de l'institution scolaire elle-même n'est pas sans incidences à cet égard. Au-delà des contenus, cette dimension organisationnelle représente une donnée essentielle du débat démocratique sur ce qui constitue une école juste.
En Wallonie, qui relève pour la compétence de l'enseignement, de la Communauté Wallonie-Bruxelles, la réalité scolaire est largement définie par son cadre institutionnel, lequel reflète les héritages et les tensions actuelles de l'institution scolaire. Modelée au départ par les principes de liberté et de gratuité de l'enseignement, elle en a notamment hérité l'existence de plusieurs réseaux. L'institution scolaire a certes évolué au cours des dernières années dans le sens d'un renforcement du contrôle exercé par l'État, mais tout en conservant une large part d'autonomie aux acteurs de terrain, du moins dans les réseaux subventionnés. Les larges marges de manœuvre laissées aux intervenants pédagogiques ne facilitent pas un pilotage global du système éducatif et rendent plus difficiles les efforts d'adaptation nécessaires. En outre, le clivage institutionnel entre Communauté et Région rend problématique la définition d'un projet éducatif spécifique à la Wallonie et susceptible de répondre à ses propres défis, à la fois en termes économiques et citoyens.
Du point de vue des contenus, que ce soit dans le domaine de l'enseignement de l'histoire ou de la géographie, par exemple, le constat d'un déficit d'enracinement wallon et européen peut être posé clairement. Si, conformément au référentiel des compétences terminales voté par le Parlement de la Communauté Wallonie-Bruxelles, les nouveaux programmes d'histoire rappellent que, «la finalité fondamentale du cours d'histoire est d'aider le jeune à se situer dans la société et à la comprendre afin d'y devenir un acteur à part entière»1, l'énoncé concret de ces finalités se fait sans référence aucune à «nos régions». Ainsi que l'écrit Jean-Louis Jadoulle,
«L'insistance progressive sur la nécessité d'amener les élèves à prendre conscience de leurs racines va donc de pair avec une grande indétermination par rapport à la localisation précise de l'espace culturel porteur de ces racines et l'absence quasi complète de référence à la Wallonie.»2
Quelles que soient les explications de cette situation de fait, il est certain que l'enseignement ne contribue ainsi en rien à l'indispensable anamnèse du milieu qui nous est le plus proche et qui, qu'on le veuille ou non, nous fait vivre. Ce ne sont pourtant pas les expériences encourageantes qui manquent, comme le montrent certaines initiatives présentées dans le nouvel ouvrage de la Fondation, dont une présentation va vous être faite3. Il faut cependant souligner que ces initiatives restent le fait d'acteurs individuels ou d'organisations privées et ne reçoivent que peu de soutien de l'institution scolaire. L'absence de véritable projet de société dans son chef est ici patent. Et la question se pose : faut-il changer l'école pour changer la société ou l'inverse, à moins que le problème soit infiniment plus complexe ?
La problématique de l'Europe comme construction identitaire susceptible de mobiliser les citoyens autour d'un projet de société partagé se pose dans les mêmes termes. Les obstacles qui empêchent ici l'émergence d'une véritable vision de l'avenir susceptible de mobiliser les énergies au-delà des bienfaits annoncés du marché unique, sont sans doute de même nature que ceux qui font écran à l'idée wallonne comme projet de société. Croire que cette vision d'avenir de l'Europe peut se construire sans cette idée wallonne est parfaitement illusoire, même si le concept «d'Europe des régions» pose problème. On en est encore à se poser la question des langues, certes essentielle, alors que les enjeux culturels de la mondialisation sont cependant bien plus préoccupants si nous voulons continuer à peser sur notre avenir. Certes, nous ne sommes pas les seuls à être confrontés aux problèmes des identités postnationales et ce n'est pas non plus le débat intellectuel qui fait défaut4. Certes la Wallonie s'affirme de plus en plus sur la scène nationale et internationale en se définissant de façon institutionnelle par rapport à des niveaux d'appartenances multiples5. Mais ces avancées, tout comme les pratiques actuelles qui se développent en matière d'enseignement de l'Europe (Cellule Europe du SeGEC ou Écoles européennes, par exemple6, touchent-elles véritablement un autre public que des cercles étroits privilégiés par le dynamisme de certaines écoles ou de certains professeurs, ou par le caractère de fait sélectif de leur recrutement ? Malgré tous les mérites, réels, des Écoles européennes, forment-elles autre chose qu'une élite polyglotte favorisant la mobilité des cadres, mais parfaitement acculturée ?
Poser la question n'est pas y répondre, mais en toute hypothèse, la masse des écoles échappe ici aussi à une ouverture systématique aux enjeux d'une véritable identité européenne : avons-nous encore des valeurs que nous voulons continuer à partager et dont nous devons le cas échéant assurer la défense et la promotion, ou sommes-nous prêts à nous abandonner aux délices insipides et niveleurs du marché mondial en voie d'américanisation rapide ? Dans une telle hypothèse, nous pouvons dire adieu à la sécurité sociale et à bien d'autres choses qui font les spécificités du modèle européen, parmi lesquelles un enseignement de qualité, obligatoire et gratuit. Il est clair que si l'école abandonne sa fonction de creuset où se forme la conscience collective, tant régionale que supranationale, elle se condamne elle-même à n'être que l'antichambre du marché. C'est cette instrumentalisation dans une pure logique d'efficacité économique qui est défendue par un certain nombre de tenants du néolibéralisme et qui, paradoxalement, est bien représentée dans certains milieux de la Commission européenne... Si l'on devait suivre ce modèle, on peut prédire, sans grand risque de se tromper, qu'il lui arrivera ce qui est arrivé à tous les services publics : restructuration, privatisation, marchandisation.
Notons, pour terminer, que si l'on veut conserver à l'école sa fonction d'éducation citoyenne, de nouvelles stratégies éducatives doivent être élaborées. Habitués à des comportements normés sur le modèle de consommation, les jeunes d'aujourd'hui sont mal à l'aise dans un système qui semble leur imposer, sans contrepartie en termes de satisfactions personnelles, des connaissances dont ils ne comprennent pas suffisamment la pertinence et transmises de façon livresque. Le développement d'un enseignement basé sur des socles de compétences à atteindre et mettant en œuvre des pédagogies actives (par problème, par projet, ou de groupes), est certainement une réponse au désarroi actuel. Par ailleurs, immergés depuis leur naissance dans un monde d'images, les jeunes ont développé des modes d'appréhension du réel où les sens tiennent une place essentielle. Si l'on veut leur «parler», il est indispensable de le faire à travers les codes qu'ils maîtrisent, ce qui implique un effort de traduction et de transfert de notre héritage intellectuel à travers des médias pertinents. Le recours aux nouvelles technologies de l'information et de la communication devrait y contribuer.
Il convient cependant d'éviter certains écueils. D'une part, tout travail intellectuel implique une certaine ascèse, dans la mesure où il suppose de différer, au terme d'un cheminement qui peut être plus moins long, la jouissance que donne la construction du sens. D'autre part, les images peuvent aider à comprendre, mais elles ne permettent pas de penser : «Il n'y a de sens», comme le formulait naguère Roland Barthes, «que nommé», c'est-à-dire dans un acte de langage.