Pourquoi cela Mathilde? (sur le mariage princier en 99)
Entre proroyalistes et antiroyalistes, j'étais hésitant. Après la scène dont j'ai été témoin à Nivelles lors de l'entrée de Philippe et Mathilde, je choisi le camp des anti. Présent dans la foule sur le passage des princes, par curiosité, j'étais à côté d'un groupe d'enfants de 7 ou 8 ans, accompagnés de leur institutrice. Distribution des petits drapeaux, tout se passe bien. Ensuite, dérapage. L'institutrice dit à ses élèves: «Quand P et M seront là, vous crierez Vive Philippe et Vive Mathilde.» Et là, stupeur! Un des enfants ose demander pourquoi !!!! Réponse laconique: «Parce que je te le dis, ce sont des gens biens et importants.» Requestion du perturbateur: «Qui c'est de spécial?» Énervement du prof: «Tu cries et c'est tout!» Comme le petit malfaisant semble entraîner d'autres copains et copines dans les questions embarassantes, l'institutrice a eu recours à son arme ultime: «Ceux qui n'agiteront pas les drapeaux et ne crierons pas Vive .., seront punis et auront des devoirs supplémentaires.» C'est honteux. Je ne me suis pas prié pour le dire à la dame en question. Elle m' a répondu pompeusement: «Monsieur, j'espère que vous n'êtes pas père». Connasse. Mon instinct m'a crié de lui envoyer publiquement une paire de baffes, mon éducation et mon rôle de père m'en a empêché ! Nos enfants sont priés de participer à cette honte sous peine de punition!!!!!! Si j'apprend cela dans l'école de ma fille, je la retire dans l'heure de l'établissement, comme j'en ai averti personnellement le directeur.
[Posté par Martin G. le 31 Octobre 1999 à 12:00:21 (Forum «Internet» d'Écolo)]
Un tel témoignage n'est plus isolé. On observe la lente montée du dégoût pour le marketing royal.
Il y a ce reportage extraordinaire d'Anne Vanderdonckt du « Matin» sur la réalité des Joyeuses-Entrées où se manifeste peu de monde et un public manipulé d'enfants. République avait été le premier à dire en 1993 qu'il n'y avait personne aux fameuses Joyeuses-Entrées d'Albert II, en l'appuyant notamment par des photos 1 . À l'époque, l'interprétation de ces foules était accompagnée de chiffres fabuleux qu'un jour, pour la Joyeuse-Entrée d'Albert II à Namur, alors que la presse parlait de 40.000 voire 50.000 personnes, Vers l'Avenir démentit d'un sec «quelques milliers».
Des médias quand même plus vrais
Critiquer les exagérations médiatiques c'est de la déontologie élémentaire: le journalisme, comme toute profession, est un champ autonome avec ses règles. Aujourd'hui, par exemple, on ne ment presque plus sur les chiffres des Joyeuses-Entrées...
Cependant, la télé, reine de l'Image, est comme celle-ci, la contre-reine de toute réflexion. Elle impose des vues donnant le sentiment que «tout le monde est là». Cette force de l'Image est telle que n'importe qui s'y laisse prendre d'abord. On ne peut, en «imaginant» le Parthénon, en compter les colonnes: observation élémentaire de psychologie expérimentale. On ne peut «imaginer» un chiffre au-delà de 5 ou 6. Sur des images de quelques dizaines de personnes seulement, la raison (perverse) du commentaire imprime: «tout le monde» Et il n'y a personne!
Constitutionnellement, l'État belge s'incarne dans la dynastie. La télé ne peut qu'avaliser cette donnée juridique. Pour remplir son devoir de service public, doit-elle cependant aller jusqu'à utiliser des enfants rassemblés par contrainte (douce ou réelle), auxquels s'ajoutent notables, journalistes, policiers, quelques vrais adhérents et faire de tout cela une «foule» qui devient «le peuple». Doit-elle mentir?
À cette question qui est une objection, il faut ajouter deux choses.
Premièrement, la télé ne prend jamais que des gros plans des «foules» Imitée en cela par des journaux comme Cinérevue. Ne critiquons pas ceux qui s'y laissent prendre. La fascination de l'Image est telle qu'il est difficile de s'en libérer.
Deuxièmement, la majorité de la classe politique - monarchiste non de conviction, mais de résignation - vient cautionner cette imposture. Dans l'enquête minutieuse sur la monarchie réalisée par la KUL en 1990, une personne de Mons évoque cette monarchie (à laquelle elle est favorable), en la comparant au beffroi de Mons: «il est là et je ne voudrais pas qu'il n'y soit plus». De ce monarchisme tiède à des monarchismes plus chauds, on a l'éventail de ce qui, toujours selon l'étude de la KUL, représente 60 % des personnes qui répondent «une monarchie est nécessaire en Belgique». À opposer aux 20% qui estiment que non et aux 20% d'indifférents. 2
L'enquête note que les plus opposés à la monarchie se recrutent chez les jeunes, les personnes instruites, les militants, les électeurs de gauche... les éléments les plus dynamiques d'une société.
Le rôle de notre revue et des revues en général
Le courrier qui m'est arrivé après le «Vive la République!» de Namur le 19 septembre passé est révélateur d'une autre approche de l' «opinion publique», opinion qu'on n'étudie plus aujourd'hui qu'à travers la mathématisation de réponses données en privé à des instituts spécialisés. Ce courrier est révélateur du phénomène «revue».
Les lettres émanent le plus souvent de lecteurs, d'amis, mais aussi d'autres personnes, de personnes de tous âges et conditions, dispersées aux quatre coins de la Wallonie et Bruxelles, de Mouscron à Arlon et d'Arlon à Verviers. Plusieurs témoignent d'un engagement (des laïques mais aussi des chrétiens), en faveur de la République, ou d'un écoeurement profond vis-à-vis du système.
Une revue crée ou accompagne le développement d'une opinion plus radicale, mais aussi plus essentielle, plus à long terme, que les «opinions» créées au jour le jour par les médias «lourds» (et légers!), surtout la télé.
À partir d'un public forcément limité - les médias de grande audience sont riches -, une revue, en dialogue, en réflexion, en argumentation... crée le roc des convictions vraies que les images mouvantes et évanescentes, les petites phrases - pourtant nécessaires - ne créent pas.
Le public d'une revue est limité. Mais ni fermé ni monolithique comme celui d'une secte. Dans le lectorat de TOUDI, il y a toutes les opinions, toutes les sensibilités même si celles-ci se regroupent sur de grandes hypothèses. Ce public n'est pas seulement celui de la revue. Ses opinions ne lui viennent pas que d'elle! Mais public et revue forment un ensemble qui s'articule dans la vie sociale toute entière. Ouvertement ou par d'autres connexions, tout cela finit par peser de tout son poids. Surtout dans un combat pour la République qui sera toujours celui de la longue durée. Nous ne sommes plus seuls! Nous ne sommes plus seuls! L'avons-nous jamais été?
Cette fois, cela va mal pour la monarchie
Cela va mal pour la monarchie. Vraiment. Dans Les faces cachées de la monarchie belge, j'avais proposé l'idée d'une «trajectoire ascendante» de la monarchie belge [fn] José Fontaine, Duplicités structurales et déclin de la monarchie in Les faces cachées de la monarchie belge, pages 3-28.. Toutes les monarchies européennes sont des monarchies d'Ancien Régime rabotées par les luttes démocratiques. Elles ont fini par représenter, du fait même de leur perte de signification politique, non plus leur prestige, mais le prestige du peuple qui les a vidées de leur substance. Si la démocratie des pays scandinaves est ce qu'elle est, on ne le doit pas au principe monarchique puisque celui-ci fut raboté au point de presque disparaître.
À l'opposé de ces pays, la Belgique a connu une monarchie conçue d'abord comme étroitement ligotée par la Constitution du Congrès en 1830. Mais qui s'est défaite de ces liens: le Roi est devenu le principal personnage politique du Royaume et le serait resté sans la Deuxième Guerre mondiale et Léopold III. Trajectoire ascendante. En 1991, j'avais estimé que Baudouin Ier avait habilement reconverti (lui, son entourage, les circonstances), le capital d'influence politique et économique des rois précédents en capital moral (lié au prestige) au point d'apparaître comme la Conscience du Pays. J'estimais que cette reconversion s'était déjà amorcée en 1909 lorsque, à un roi prédateur, colonialiste et autoritaire comme Léopold II, avait succédé un Roi-chevalier, démarrant ce glissement vers le prestige moral que n'a pu incarner Léopold III mais certainement Baudouin Ier.
En 91, on pouvait penser que Baudouin Ier en avait encore pour longtemps. La trajectoire de la dynastie menait donc du pouvoir «dominant dominant»(au sens de Bourdieu, soit le pouvoir effectif des politiciens de droite, des grands patrons etc.), au pouvoir «dominant dominé» (le pouvoir lié au prestige, à la stature morale). Cela ne pouvait qu'être suivi que d'un pouvoir royal privé des possibilités de reconversions antérieures (du capital «dominant dominant» au capital du «dominé dominé»), que d'un pouvoir royal perdant toute signification.
De fait, le roi Albert II, riant en public, bonasse (mais encore influent, comme Alain Tondeur l'a montré pour la marche blanche 3 ou récemment pour exiger certaines choses du gouvernement fédéral) fut moins efficace que Baudouin Ier, ce qu'un connaisseur de la monarchie, Manu Ruys, souligna très vite.
Cela explique que, en partie, nous ayons négligé de nous en prendre comme avant à la monarchie, estimant que les choses glissaient sur la pente de l'insignifiance.
Voici venue l'insignifiance
On en a eu le sentiment avec la révélation de l'existence d'une fille naturelle du roi. Des journalistes sincères et monarchistes ont eu des scrupules que je partage sur le développement à donner à cette révélation. Car elle concernait la vie privée.
Mais, d'une part, la vie privée, familiale d'un Roi est aussi son action politique par excellence car - et ceci sans ironie -, c'est à travers cette vie qu'il assure la continuité de la dynastie, continuité censée assurer la continuité de l'État (c'est ce que Louis Michel s'est empressé de déclarer dans La Libre Belgique après l'annonce des fiançailles). Et, par ailleurs, la mère de cette fille et elle-même ne paraissent pas violées: elles se prêtent à des interviews qui ne leur sont pas arrachées. Ce scandale va profiter à la carrière d'une artiste non-conformiste comme Delphine, chose dont même le plus authentique artiste profite parfois...
Voici venu le temps de l'insignifiance.
Une grande écrivaine flamande, Kristien Hemmerechts se moquait ouvertement de ces fiancés, se demandant ce qui avait pu pousser Mathilde dans les bras d'un homme aussi «bizarre», «coincé» et «gauche», se demandant à propos du Prince: «Misschien kan hij fantastisch zoenen. Is hij een god in bed.» 4 On le souhaite pour Mathilde. Mais on se pose des questions sur cet homme de 40 ans qui trouve femme seulement maintenant. Dont la femme en question paraît cent fois mieux adaptée au rôle de reine-allant-vers-le-peuple. On jurerait qu'elle n'a jamais fait que cela.
Elle y croit, mais ne voit pas que l'identité d'une jeune femme d'aujourd'hui, issue de la noblesse moyenne, c'est-à-dire à peu de choses près, de la petite-bourgeoisie, aura du mal à se construire une identité simplement humaine dans le cadre d'une monarchie de plus en plus obsolète.
Le fédéralisme est contraire à la monarchie
Qu'une fille de la très grande aristocratie, qu'un fils de roi, s'inscrivent dans ce type de destinée, soit (et encore...)! Dans les monarchies non-fabuleuses des pays scandinaves ou d'Angleterre et Hollande, une jeune femme/homme peut envisager une carrière un peu protocolaire, formaliste, certes, mais qui laisse des espaces de liberté (l'époux français de la Reine du Danemark est grand viticulteur).
Mais, ici et maintenant? En Belgique?
On continue à penser - contre toute raison mais il reste des gens pour y croire - que la monarchie belge incarne l'État de manière non seulement protocolaire (monarchies du Nord), mais aussi la Nation! dont elle serait le principe d'unité! (voir des gens sérieux comme Louis Michel ou le Professeur Francis Balace). Ce dernier a déclaré le 19 septembre à la RTBF que «le temps des Belges se mesurait à celui de la Famille royale». Ce que, monarchistes ou non, peu de gens croient car ils ne peuvent le croire qu'en se méprisant. Cette fable d'un peuple existant par son Roi, sa Reine et ses descendants, c'est évidemment ce que suggère le marketing royal. Il n'y a plus une majorité de Belges pour donner une telle importance à la Dynastie.
Notamment parce que Wallons, Flamands et Bruxellois apprennent peu à peu le fédéralisme démocratique, fédéralisme démocratique signifiant (foedus, foederis en latin = traité, contrat), ce qu'il y a de plus républicain dans la vie des sociétés: l'accord de tous en vue d'une union à définir et bâtir.
Dans l'esprit de ce fédéralisme, les parties contractantes étant libres, on peut aller à tout: soit à un approfondissement des autonomies, soit à une radicalisation (confédéralisme), soit à l'indépendance ne les dispensant cependant pas de s'accorder. 1. Parce qu'il y a l'Europe. 2. Parce qu'il y a l'Histoire, des relations entre Flamands, Wallons et Bruxellois, des structures venant de nous mais qui nous dépassent dans le temps
Ici, il n'y a plus de place pour la densité de sens qu'a revêtu la monarchie belge jusqu'à Baudouin Ier.
Or Mathilde ne donne pas le sentiment de s'engager dans une profession purement protocolaire - ce qui resterait au mieux de la monarchie et ce n'est même pas sûr. Elle y croit. Elle lève les mains avec enthousiasme devant l'enthousiasme du «peuple». Elle est mal informée de la fragilité de la Belgique ancienne que le simple fédéralisme a détrônée. Elle ignore que les laïques de ce pays et une grande partie des chrétiens sont devenus des adultes. Elle devrait s'interroger sur la façon dont les enfants massés sur son parcours l'acclament.
Elle, la future Princesse. Pas le Prince. Qui doit savoir, lui, ses propres limites vis-à-vis de la fonction politique et symbolique qu'il doit occuper. Mais même aussi vis-à-vis de cette vie de mariage qu'il va commencer bizarrement à 39 ans, un âge où les hommes d'aujourd'hui sont déjà mariés ou en ménage depuis belle lurette.
La République vient. Cette comédie royale la précipite. L'affaire des listes civiles augmentées scandalise une population qui a vu son pouvoir d'achat diminuer, qui voit ses enfants s'installer dans la précarité, des jeunes doués et volontaires réduits au chômage voire même exclus de celui-ci.
Nous n'avons jamais pensé que les budgets des maisons royales et princières en Belgique seraient scandaleux. Trois ou quatre cents millions sont peu de choses vu tout le cinéma auquel est contraint un État et son chef, n'importe où.
Cependant, il faut toujours écouter les critiques populaires.
Il y a d'abord, dans ces «salaires» (le Prince Laurent regrette de ne pas en recevoir!), quelque chose qui heurte quand l'on connaît le montant de la fortune royale (cent milliards en biens mobiliers et immobiliers dont les revenus, calculés aux taux les plus bas, rendent dérisoires les pourboires des listes civiles).
En outre, la monarchie et ceux qui lui appartiennent par le sang, disposent - certes pour leur fonction mais c'est aussi leur identité sociale et donc aussi leur identité matérielle - des moyens de diffusion de la presse, de la radio, de la télé, de la Fondation Roi Baudouin (un milliard de budget par an: aucune des entités fédérées en Belgique ne dispose d'un tel pactole pour se faire connaître ou se faire légitimer: là, le scandale est évident même si ces fonds sont partiellement d'origine privée).
L'opinion accepte tout ceci de moins en moins, les médias la précèdent, le fédéralisme rend vaine la monarchie. Celle-ci va disparaître.
Nous ne souhaitons pas que cela soit trop vite car la suppression de la monarchie n'instaure pas du même coup la République en esprit et en vérité. Nous avons trop consenti à un système qui tuent les identités, celles des peuples comme celles des personnes, y compris de la Famille régnante.
Quand la monarchie aura disparu
Quand la monarchie aura sombré - plus tôt que nous ne l'aurions pensé avant ces fiançailles -, il y aura encore un long combat à mener pour la République, une Europe des nations et des Peuples, pour un système qui donne la préséance à la Cité des hommes sur le Marché aujourd'hui tout-puissant.
Pauvre, pauvre Mathilde qui semble ne rien comprendre à l'Honneur des êtres humains et qui croit encore construire sa vie, son Existence sur le vide de la Belgique et sa monarchie.
Pour la première fois depuis la fondation de notre revue en 1986, nous entendons du côté de la monarchie, des craquements.
Et la Wallonie avec Bruxelles - comme la Flandre - vont marcher vers de plus en plus de dignité et de souveraineté, celles que nos voisins français, allemands, hollandais, anglais... ont déjà en partage. Mais nous avons des excuses pour le retard. Et l'effort pour le rattraper, nous qui sommes dans un contexte d'accord/désaccord entre deux Peuples véritables, peut faire de nous, en même temps que des Wallons et des Flamands, des Républicains et des Européens. Dont les Bruxellois seront aussi.
Tant pis pour Mathilde qui semble s'exclure de ce que Péguy appelait «les Cités charnelles» et leur «modeste honneur». Nous avons pitié d'elle, sincèrement, respectueusement, et ce serait même d'abord pour cette jeune femme, qui méritait mieux, que nous voudrions que la République soit partout proclamée.