A propos des "relations spéciales" entre le R-U, voire l’UE, et les USA

Toudi mensuel n°23, novembre-décembre 1999

[La bibliographie est en annexe ci-dessous. Certains passages du texte s'y réfèrent.]

Qui n’a pas vu la large sourire avec laquelle le Premier ministre britannique Blair soutenait, avec un enthousiasme franchement débordant, les initiatives de l’administration Clinton dans les Balkans? Pourquoi ces sourires? D’où viennent-ils? La cause en serait-elle la proximité qui assurent ces fameuses, légendaires ou illusoires « relations spéciales » entre le Royaume-Uni (RU) et Etats-Unis (EUA)? Serait-ce une manière de réagir au poids de la fidélité à toute épreuve de l’Allemagne ou du Japon par rapport à la politique de Washington ou à l’alignement de plus en plus prononcé de la France aux positions américaines?

C’est précisément l’évolution de ce lien entre EUA et RU que j’aborde ici en particulier. Certes, depuis 1990, le penchant américain en faveur de l’Allemagne s’est avéré considérable. Le caractère original de ce lien serait cependant fondé sur l’hypothèse selon laquelle il existerait une certaine affinité élective anglo-saxonne parmi un certain nombre de pays anglophones à travers le monde et entre le RU et les EUA, plus spécifiquement. D’ailleurs, ajoute-t-on, cette affinité originaire se vérifierait fort adéquatement dans les cas de guerres en Irak ou en ex-Yougoslavie. L’analyse proposée ici porte simplement à l’examen de ces « relations spéciales » dans le contexte des conflits balkaniques et à celui de leurs répercussions ou élargissement éventuels sur l’Union européenne (UE).

Pour le dire autrement, ma préoccupation présente se limite à investiguer sur la question de savoir comment les relations supposées spéciales entre le RU et les EUA semblent avoir été, entre autres, déterminantes dans l’évolution des événements récents dans les Balkans et dans le développement des relations transatlantiques entre les EUA et l’UE. Avant de me concentrer sur ces questions importantes, il me faut néanmoins clarifier deux questions préalables: comment peut-on situer l’examen de la question posée par rapport à un antiaméricanisme éventuel, notamment européen, sans tomber dans les schématismes ridicules, et quelles sont les origines et la portée exactes des liens historiques qui se sont noués entre le RU et les EUA?

Poser des questions à propos des Etats-Unis, est-ce de l’anti-américanisme?

Certains critiques des opposants aux bombardements américains au printemps 1999 en Yougoslavie me rappellent l’ère soviétique pendant laquelle, dans les pays de l’Est, le moindre propos critique à propos de l’URSS était taxé d’anti-soviétisme ou d’anti-socialisme, puis sanctionné en tant que tel. Il faut résolument se refuser à ce genre de simplifications et garder un minimum de conscience critique à propos des attitudes et des événements dans le monde. Voyons, de quoi s’agit-il? C’est avec sa franchise habituelle que, conseiller stratégique du président Carter et homme influent américain d’origine polonaise, Zbigniew Brzezinski (1997) s’explique de la façon suivante: l’Europe, au lieu de devenir un partenaire des EUA, est devenue « un protectorat américain »! C’est probablement devenu un fait mais ce fait est peut-être aussi souhaité. Déjà à ce stade du raisonnement, il faut reconnaître que l’Amérique bénéficie d’un prestige important dans l’imaginaire des peuples d’Europe et plus particulièrement dans celui des peuples d’Europe du centre. Comme cela se fait en politique, les dirigeants européens en sont aussi cause et effet à la fois. En partie, ils sont américanophiles par conviction et en même temps ils construisent cet attachement à travers discours et actes. A la constitution de cet imaginaire populaire pro-américain, il y a du reste cinq bonnes raisons au moins.

Primo, tous ces peuples d’Europe ont connu, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une misère agricole atroce. Des millions et des millions de paysans sont partis vers les EUA à la recherche de terres riches et nourrissantes. Secundo, de nombreuses personnes persécutées par les régimes nazis ou fascistes puis soviétiques se sont réfugiées dans ce pays qui représentait pour eux un havre de paix et de refuge. Tertio, tous ceux qui ont idéologiquement craint l’Union soviétique ont vu dans les EUA un pays qui les défendrait contre le communisme. Quarto, beaucoup considèrent qu’au cours du XXe siècle, les EUA ont trois fois sauvé l’Europe, du moins l’Europe occidentale, face à l’expansionnisme de Guillaume et d’Hitler et du risque d’expansionnisme de Staline. Quinto, plus récemment, l’élite centre-européenne, y compris yougoslave, a opté pour l’adhésion hâtive à l’OTAN. Or cela signifiait pour elle de devenir brusquement pro-américaine alors quelle est, dans sa grande majorité, issue des partis uniques antérieurs. Que lui apporta l’OTAN? La légitimité de la puissance hégémonique de l’Occident et ce, rapidement. L’UE n’aurait jamais pu la lui apporter dans un laps de temps aussi court et par un symbolisme aussi puissant. 1

Dans les jeux géopolitiques euro-américains, cette image des EUA fait partie de la « gestion du pouvoir » et de « l’image du pouvoir » des gouvernants des deux côtés de l’Atlantique. Il est significatif que pendant les bombardements de la Yougoslavie en 1999, tous les «responsables politiques» se sont félicités de leur propre courage à soutenir cette action de l’OTAN, malgré l’opposition parfois significative de l’opinion publique. Dans ses entretiens avec les médias de l’époque, le secrétaire d’Etat américain faisait les louanges des plus «courageux» d’entre eux. Quel hommage à la démocratie! Néanmoins, cette gestion de l’image du pouvoir fut constamment sous-jacente aux gesticulations diplomatiques et aux mises en place des dispositifs militaires durant tout le conflit dans les Balkans.

Or, outre cette question de gestion du pouvoir de l’image et pour expliquer les événements récents au centre de l’Europe, il faut opter. De deux choses, l’une, soit on considère que le monde est géopolitiquement multipolaire, ce qui impliquerait le recours automatique et naturel à l’ONU, et, en Europe, à l’OSCE aux fins d’arbitrages multiples; soit la puissance des EUA est hégémonique à l’échelle mondiale et les organisations régionales, telles que l’OTAN, n’en sont que des instruments. Les dirigeants occidentaux répètent inlassablement la deuxième branche de cette alternative et agissent en fonction de celle-ci. 2 Il est parfaitement possible que l’hégémonie américaine soit une illusion et une illusion momentanée. Mais, en géopolitique, des illusions collectives comptent et comptent plus sérieusement que la réalité de laquelle on peut tirer ou construire collectivement toutes sortes d’illusions bien efficaces à l’avantage de leurs initiateurs (Thual, 1997 & LIMES, 1999).

Dans leur majorité, les politiciens européens donnent l'impression d’être satisfaits de l'arbitrage des Américains face à leur désunion et, de cette façon, de vouloir éviter qu’aucun d'entre eux n'occupe une position dominante. Cette « dépendance occulte » viendrait donc de leurs différences économiques, politiques et culturelles. Elle est également alimentée des séries d’asymétries géopolitiques que l’on peut observer au sein de l’UE: tels pays sont nucléaires tandis que d’autres ne le sont pas; beaucoup sont pays membres de l’OTAN alors que d’autres restent neutres; l’Allemagne représente à elle seule le tiers de l’UE par rapport à quatorze autres pays, etc. Les termes «Occident», «opinion publique occidentale» ou «pays occidentaux» font illusion, comme si le bloc UE était cimenté de la même façon que le bloc EUA. Il faut donc bien accepter que l’interprétation des événements centre-européens soient prioritairement éclairés à la lumière de l’hypothèse hégémonique. Le lecteur initié comprendra bien que reconnaître cette hégémonie, réelle ou illusoire, ne signifie aucunement un anti-américanisme quelconque. Il s’agit plutôt de vérifier quelle est l’hypothèse géopolitique la plus éclairante pour saisir les données du problème qui nous préoccupe. 3

Les relations spéciales entre le RU et les EUA, existent-t-elles?

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Pendant les Temps modernes, le RU a été incontestablement la plus grande puissance mondiale, en tous cas jusqu’à la fin du XIXe siècle. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, il garde encore aujourd’hui sa place parmi les grands de ce monde. Par rapport à ces faits, quelles sont les étapes qu’il convient de mentionner de ces « relations spéciales», à supposer toujours qu’elles existent véritablement? Rappelons-en quelques dates significatifs:

Historique des relations anglo-américaines

1775-1783 :?Guerre d’indépendance des EUA pour se libérer du RU.

Décennie 1870 : ?Dépassement de la puissance économique britannique par celle des EUA.

1919 à 1922 :?Paix de Versailles, sous la présidence des EUA,et Traité de Washington: limitation des armements navals et établissement stratégique de l’égalité entre le RU et les EUA.

1937 à 1945 : ?Ventes américaines d’armes au RU contre payement au comptant et, au début, aux compte-gouttes.

1945 à 1947 : ?Acceptation par le RU la doctrine Truman, la prédominance américaine en Méditerranée.

1956 :?Chantage américain pour stopper l’intervention franco-britannique sur Suez.

1962 :?Accord de Nassau: refus américain de soutenir le RU dans ses efforts autonomes pour s’équiper d’armes nucléaires.

1973 : ?entrée du RU dans la Communauté européenne à l’instigation des EUA.

1983 : ?Intervention des EUA dans l’île de Grenade (membre du Commonwealth britannique) sans l’accord du RU.

1991 : ?Participation britannique enthousiaste à la guerre du Golfe.

A cette évolution est sous-jacente une histoire financière mouvementée entre les deux pays. après la guerre victorieuse de l’indépendance américaine, les banques britanniques préfèrent pendant le XIXe siècle placer leurs ressources financières avant tout aux EUA. Or le RU a consenti des efforts énormes pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle. Certes pas sans contreparties. Les banques durent vendre l’essentiel de leurs avoirs, notamment américains, pendant la période d’entre-deux-guerres, pour supporter les contrecoups de la Grande Crise, puis surtout pour couvrir les coûts des fournitures d’armes des EUA à partir de 1937 et surtout de 1941. En 1941, le gouvernement du RU a été en fait, militairement et financièrement, a quia devant les assauts épuisants de l’Allemagne nazie et la lenteur de réaction du gouvernement américain. Que cette lenteur ait été voulue ou non dans le chef de l’administration américaine demeure encore une question débattue. Mais, il n’en reste pas moins vrai qu’elle renforça, puissamment et pour longtemps, la position géopolitique des EUA par rapport au reste du monde et surtout au détriment du RU. Le RU a dû s’endetter vis-à-vis de ses banques privées et indirectement à l’égard des EUA. Cet endettement, lui, pèsera, directement ou indirectement, jusqu’aux années 1980.

En face de la montée hitlérienne, puis stalinienne, le RU fait son choix du « grand large » dont parlait de Gaulle. Ce choix devenu effectif sous l’influence d’un Churchill qui n’est bien entendu que la figure de proue de sa classe sociale, inquiète des conséquences de la révolution bolchevique et de la Crise économique, puis le nazisme et le stalinisme. 5 L’alliance privilégiée avec les EUA n’en sera que le corollaire, dans la conviction que le pays devrait encore jouer, aux côtés des EUA, un rôle particulier dans le concert international. Est-ce une conviction partagée par les deux pays concernés? On peut en douter. En effet, entre-temps, il procédera à un premier essai nucléaire en 1952 et cela sera son dernier sursaut d’indépendance réussi par rapport aux EUA. La suite des événements figure au tableau ci-dessus et montre la «satellisation» du RU. La question se pose ainsi: qu’en est-il de ces fameuses relations spéciales? En faveur de qui fonctionnent-elles? Le RU qui les évoque parfois encore aujourd’hui, prend-il ses rêves pour la réalité?

A partir de la fin du XIXe siècle, le défi fondamental pour le RU vient en fait des EUA devenus tout-puissants et de l’Allemagne fort agressive, d’abord wilhelmienne, puis hitlérienne. Pendant les deux guerres mondiales, le pays n’a pas le choix. En bonne géostratégie, il opte pour les EUA qui se trouvent outre-mer par rapport à un adversaire redoutable à grande proximité. Il payera le prix fort pour cette option et perdra définitivement sa position d’acteur mondial. Pendant les négociations quadripartites à l’issue de la première guerre mondiale, il doit accepter la prédominance américaine. Aussi n’évitera-t-il pas le fait que le traité de Versailles crée des déséquilibres multiples comme il sème la discorde en Europe et mène à la guerre de 1939-45. Il faut bien convenir que les EUA bénéficient d’une position géopolitique en or par rapport à l’Europe ou à l’Asie. Ils restent éloignés des terrains de conflits mais, par contre, bien protégés par la distance et du fait de leurs longues frontières maritimes. L’échec de l’intervention de Suez en 1956 sera l’expression la plus visible et la plus définitive de la perte d’influence britannique. 6 Il signifiera un retrait imposé de ses troupes suite à l’injonction américaine. Pour soutenir des « relations spéciales », ne resteraient alors que la langue et la culture communes?

Dès la fin du XIXe siècle, l’anglais est la langue de colonisation britannique. Or le RU contrôla, à l’époque, plus ou moins un quart du monde. A cette fin du XXe siècle, grâce aux firmes et banques multinationales autant qu’aux administrations successives des EUA, l’anglo-américain est devenu la langue de la mondialisation capitaliste et de l’hégémonie militaire, réelle ou virtuelle. En 1919-22, les différents textes du traité de Versailles sont déjà rédigés, outre le français, en anglais. En cette fin de siècle, l’expression diplomatique, culturelle ou scientifique perçue comme la plus significative est attribuée aux EUA et se publie en anglo-américain. Bien entendu, le destin de cette langue aurait été diffèrent si elle n’avait été la langue des EUA. Quoi qu’il en soit, en bonne logique d’une « colonisation spirituelle et impériale », le reste des cultures ou des langues est marginalisé, voire exclu de toute reconnaissance. 7 Sans doute, le RU en bénéficie quelque peu en tant que satellite, mais est-ce simplement au même titre que l’Australie ou la Nouvelle Zélande?

En 1973, son entrée dans la Communauté européenne, devenue depuis lors l’Union européenne, peut être interprétée, du point de vue géopolitique, de deux façons différentes: soit comme un signe de reconnaissance du caractère inéluctable de devoir y participer, soit comme une création d’une tête de pont américaine au sein de l’Union européenne. Du point de vue des intérêts capitalistes, la première hypothèse se vérifie sans doute possible: d’une part, les deux tiers du commerce extérieur du RU se font, depuis longtemps, avec les autres pays de l’Union; d’autre part, l’immense majorité du patronat britannique est, depuis de longues décennies, partisane d’ adhérer et de participer à l’euro.

L’éloge funèbre des «relations spéciales» , depuis la chute du Mur?

Quant à la deuxième hypothèse, il faut, me semble-t-il, prendre en considération l’idée que, depuis les années 1950, les EUA cherchent constamment, au sein de l’Europe unie, un partenaire privilégié et significatif et qu’il convient de distinguer entre l’avant ou l’après 1990. Avant cette date, le RU constituait une base solide pour les EUA à la fois en termes militaires, diplomatiques et idéologiques. Avec sa réunification en 1990, la nouvelle et puissante Allemagne s’est imposée aux EUA et s’est muée en interlocuteur tout autant privilégié qu’inéluctable. Le RU comme la France ne peuvent que développer une géostratégie défensive à l’égard de cette Allemagne et ne peuvent, dès lors, que consentir à des positions secondaires et purement instrumentales dans le contexte de l’hégémonie acceptée, voire souhaitée.

Ainsi, au sein de l’Union européenne, le RU défendra avec constance la double position peu européenne mais ferme: «l’Europe doit continuer de maintenir une défense sûre à travers l’OTAN et rien que par l’OTAN», d’une part, et de l’autre, l’UE doit devenir une économie déréglementée et aussi ouverte que possible, sans exclure sa transformation en une zone de libre-échange avec l’Amérique du Nord, dans le cadre d’un « Nouvel Agenda Transatlantique » mis en place entre 1991 et 1995. 8 Il est cependant évident que cette double orientation donne l’impression de protéger le RU du poids considéré comme excessif de l’Allemagne. D’ailleurs, ce sentiment peut être partagé par bien d’autres dont notamment les EUA eux-mêmes. Toutefois, ce qui est certain, c’est que l’orientation en question demeure favorable aux EUA, qu’elle divise et fragmente géopolitiquement l’Europe et qu’il en résulte une soumission relative mais réelle du RU, voire de l’UE aux intérêts américains.

La double orientation de la politique britannique n’est pas sans conséquences sur les positions à l’égard de la partie centrale de l’Europe, entre la Russie et l’UE, et celles plus particulièrement dans les Balkans. 9 A l'instar de l'Angleterre au début de ce XXe siècle, les administrations américaines successives suscitent, pour la troisième fois, des conflits aux Balkans pendant les dix dernières années et ce, pour affaiblir l'Europe: (i) le secrétaire d'Etat des EUA de l’époque, James Baker entre 1989 et 1991 déclare à chaque peuple balkanique: «l’Amérique est avec vous »; il n’en fallait pas plus aux peuples concernés pour se faire la guerre en espérant le soutien des EUA; d’où les premières décompositions de l’ex-Yougoslavie; (ii) la présence militaire et affairiste des EUA devient dès 1995 déterminante en Albanie et y provoque la latino-américanisation classique en 1996-97; (iii) en février 1998 et à Belgrade même, le diplomate américain Robert Gelbard tend la main aux Serbes pour obtenir leur appui à l'application de l’accord de Dayton et dénonce le terrorisme des Albanais du Kosovo, de l’UCK; il n’en fallait pas plus au gouvernement serbe, dont la capacité à ruser n’est plus à démontrer, pour réprimer, brutalement, au Kosovo.

Mais, en même temps, les mouvements de libérations se renforcent et obtiennent progressivement l’appui des diplomaties tant américaine qu’allemande. Pour les EUA, cette manière d'agir reste indispensable devant le renforcement de l'UE et face à la nécessité de refaire l'OTAN sous l’égide américaine. Ni l'Angleterre jadis, ni les EUA actuellement n'ont grand-chose à voir avec les Balkans, sauf bien entendu leur volonté impérialiste. C'est précisément ce que l'on appelle la « balkanisation » depuis le début de ce siècle. C'est ainsi que, dans le flanc sud-est traditionnellement fragile de l'Europe, l'administration de Bush, puis celle de Clinton réussissent, grâce à un corps diplomatique devenu assez remarquable, à créer un point, à ouvrir un flanc stratégiquement vulnérable à l'Union. Cette politique jouit de l’appui remarqué des gouvernements Thatcher, Major et Blair (voir LIMES, 1999, et mes articles à ce propos).

C’est bien dans ce contexte qu’il est intéressant de prendre connaissance de la façon dont les cellules de renseignement (LIMES, 1999) et les «réseaux anglo-américains d’espionnage électronique» (Mainoldi, 1999) ont fonctionné au sein de l’Organisation pour la Sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de l’OTAN pendant les conflits militaires dans les Balkans. Il faut savoir que, dès le lendemain de la guerre 1939-45, une coopération intense mais asymétrique s’installe entre les EUA et les pays anglophones. Dans les armées concernées, une série de services ou d’établissements britanniques spécialisés, installés en RU, Australie ou en Nouvelle Zélande, fournissent des renseignements aux Américains, ceux-ci n’en retournant des informations à leurs alliés que sur base sélective. 10 Par ailleurs, il se développe une répartition des sphères d’intervention où les réseaux nationaux du RU jouent un rôle considérable. Les services compétents d’Italie, d’Allemagne ou de Japon n’ont qu’une place subordonnée dans le système qui reste jusquíaujourd’hui proprement anglo-américain.

On savait déjà, dans le cadre du contrôle des décisions visant à désarmer l’Irak, que les équipes de contrôle de l’ONU ont été littéralement noyautées par les services d’espionnage américain (la CIA et la NSA); c’était avec l’approbation ou la négligence de certains responsables de langue anglo-américaine de l’ONU, mais à l’insu de beaucoup d’alliés et de la Russie. Renforcé par l’appui britannique, il en fut tout à fait pareil parmi les observateurs de l’ONU et de l’OSCE dans les Balkans (LIMES, 1999, Gowan, 1999 et Bougarel, 1999). Certes, pendant l’hiver 1998-99, cette dernière a été fort efficace dans ses missions d’observation. Elle a suscité une nette baisse d’intensité dans les combats commencés en mars 1998, en diminuant sensiblement les exactions et les attaques des Serbes et des groupes de guérilla albanais.

Cependant, il s’avère que, dans ce cadre, les services d’espionnages anglo-américains créèrent des cellules d’observations et d’espionnage parallèles et distinct au sein de la mission de l’OSCE au Kosovo 11 et de fait préparèrent les bombardements du printemps 1999. Le chef de mission américain, Walker organisa avec brio la confusion entre les missions de l’OSCE et les services anglo-américains. Il administrait des preuves de tueries systématiques (et hors répression) des forces serbes au Kosovo, sans en convaincre les observateurs indépendants, mais ces preuves fournissaient prétexte à l’intervention militaire. Enfin, il ordonna, de sa propre autorité, la mise à la porte de la mission de l’OSCE et les associations humanitaires du Kosovo pour faire place à l’OTAN et à ses bombardiers. Est-ce la preuve qu’il reste encore quelque chose de ces «relations spéciales» entre le RU et les EUA ou qu’il existe une relation de soumission pure et simple de l’un à l’égard de l’autre? N’y a-t-il pas des courants de pensée significatifs ou une partie notable de l’opinion publique en RU qui, d’une façon résolue, favoriseraient l’option anglo-américaine? Quelle pourrait être la position géopolitique d’un gouvernement britannique dans cette hypothèse et ce, peut-être, malgré les inconvénients économiques qui pourraient également en résulter? Plus fondamentalement, y a-t-il en fin de compte une différence de comportement politique entre le RU et l’UE?

Le RU (ou plutôt l’UE) serait-il devant le choix entre le «grand large» et l’Europe?

Il me parait extraordinairement significatif qu’une revue autrichienne d’excellente réputation ait repris en traduction un article d’un certain Conrad Black (1999). L’article préconise l’option atlantique pour le RU. Ce n’est pas nouveau au RU, mais ce qui est surprenant c’est que ces propos ont un tel écho aujourd’hui. Certes, il faut savoir que Black n’est guère un inconnu dans le monde anglo-américain. Il est l’éditeur des journaux aussi importants que le Daily et Sunday Telegraph à Londres, Chicago Times aux EUA et Jerusalem Post en Israël. Que signifie cette «option atlantique»?

Selon notre auteur, l’opinion publique britannique est déçue de la « bureaucratie bruxelloise » 12, rejette le Système Monétaire Européen et l’euro, et devient de plus en plus sceptique devant l’avenir de l’UE. Une option pour l’Europe (dont d’après lui le RU ne ferait pas partie!), marginaliserait le pays dans l’UE et l’isolerait dans le monde. Les EUA et l’UE sont évidemment des alliés également possibles du RU, mais les premiers l’emportent très nettement sur la seconde en termes d’avantages multiples. Ces avantages ne seraient pas bien connus par le grand public britannique.

Mis en place par la Commission présidée par Delors et sous l’égide du premier ministre britannique Thatcher, l’Acte unique de 1986 allait, pour Black, encore dans le bon sens, jusqu’à un certain point. Il instituait l’idée prioritaire d’une zone de libre-échange au sein de l’UE et de l’établissement du «Nouvel Agenda Transatlantique». Néanmoins, il induisait déjà un certain abandon inutile et dangereux de souveraineté. Or le RU doit et peut retrouver sa place réaliste dans le monde et pour cela l’option atlantique ne peut que s’imposer. Dans l’optique de Black, il faut abandonner l’espoir notamment des «thatchériens» de pouvoir «otaniser» et «néolibéraliser» complètement l’UE.

Aussi l’auteur préconise pour le RU d’entamer d’urgence des négociations en vue de son intégration à ALENA. Il s’agit de l’accord de libre-échange nord-américain mis en place, sous l’égide des EUA, entre ceux-ci, le Canada et le Mexique en 1992. Tout le monde reconnaît que cet accord correspond clairement à une des répliques qu’imaginaient les administrations Bush, puis Clinton, au renforcement potentiel de l’UE et d’autres puissances économiques. Jadis, les gouvernements américains favorisèrent l’intégration européenne et poussèrent le RU à y participer en tant que défenseur des idées et intérêts américains, par exemple dans le contexte balkanique. Pour les EUA, l’UE dont la création par les Américains visaient le danger soviétique, ne constitue actuellement plus un avantage, selon Black. Pour lui, il existe un risque que l’UE ne s’émancipe de la domination américaine, ne lui fasse concurrence et ne commette des imprudences semblables aux deux guerres mondiales pendant la première moitié du XXe siècle.

Black n’a pas oublié le discours de Louvain du chancelier Kohl en 1996 où celui-ci aurait exprimé le souhait que l’UE s’impose par rapport aux EUA et au Japon. En suivant l’auteur, il n’existerait que quatre scénarios pour l’UE: la participation au soutien d’un ordre mondial libéral en partenariat avec les EUA qui, cependant, s’assurent une position hégémonique; l’échec heureux de la mise en place d’une « politique étrangère et de sécurité » ; le succès d’une telle politique en empêchant les EUA d’agir librement par exemple au Moyen-Orient ou en Afrique; le «troisième bloc» du chancelier Kohl. Selon Black, le RU n’a intérêt qu’au premier des scénarios qui d’une certaine façon reconstitue des «relations spéciales».

Or qu’est-t-il arrivé pendant les crises successives dans les Balkans? Il faut avouer que, par leur soutien unanime et constant aux initiatives de l’administration américaine, les décisions diplomatiques et militaires de tous les gouvernements actuels des pays membres de l’OTAN correspondaient à celles que préconiseraient un Britannique tel que Black. Comme si ces gouvernements craignaient de se retrouver seuls entre eux et face à face, de devoir prendre des initiatives militaires proprement européennes, à supposer qu’elles soient considérées comme nécessaires, et, de cette façon, de mécontenter éventuellement les EUA.

Aussi, du point de vue d’un Européen qui aurait une certaine conception proprement européenne à propos de l’UE, il ne parait pas parfaitement légitime d’appréhender positivement la manière de voir évoluer l’Union. Contrairement ce que suggère Black, la vision «thatchérienne» tend à s’imposer, c’est-à-dire le souhait de voir davantage l’UE s’ «otaniser» et se «néolibéraliser»? Les gouvernants et une partie de l’opinion publique au centre de l’Europe ne partagent-ils pas de plus des sentiments analogues? Par leur intégration à l’UE, ne pèseront-ils pas dans ce sens? N’est-ce pas la logique des « relations spéciales » qui, pour le XXIe siècle, se mettent en place entre l’Europe et les EUA?

Jusqu’ici, il y en a trop peu de démentis! Aux Européens d’Europe, il ne reste que l’espoir!

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  1. 1. À l’exception du seul Bélarus, l’ensemble des pays de l’ancien pacte de Varsovie est investi par l’OTAN ou plus directement par l’armée américaine. Les diverses formes en sont: l’adhésion de jure à l’OTAN, les divers Programmes Pour la Paix de l’OTAN et la mise en place des bases militaires ou quartiers généraux américains de la Méditerranée jusqu’à la Baltique.
  2. 2. À ce propos, il faut se rappeler les décisions toujours unanimes au sein de l’OTAN en faveur des propositions américaines ainsi que les déclarations de Washington qui, en avril 1999, modifièrent fondamentalement le traite régissant l’OTAN et ce, conformément aux souhaits exprimés par l’administration Clinton depuis quelques années.
  3. 3. De son côté, une volonté de résister à l’hégémonie américaine, comme à toute autre hégémonie, pourrait par contre être légitime, mais pas nécessairement souhaitée ni souhaitable. Face aux actions unilatérales des EUA, on pourrait enfin arguer aussi que l’absence de réaction de leurs alliés oblige, dune certaine façon, les administrations américaines d’agir sous la contrainte des événements. Ce qui reviendrait à considérer l’hégémonie comme étant manipulée par ces alliés mêmes.
  4. 4. Voir Duroselle (1981); Encyclopaedia Universalis, 1998; Lacoste (1993); Hobsbawm (1990); Keynes (1920/1971); Moreau Defarges (1994).
  5. 5. Roy Denman vient de nous rappeler qu’en 1946, Churchill évoqua la nécessité de créer des Etats-Unis d’Europe mais, significativement, sans le RU (International Herald Tribune du 8.9.1999).
  6. 6. Le 30 octobre 1956, la France et le RU avec Israël lancèrent un ultimatum, puis des hostilités à l’Egypte à propos de l'usage du canal de Suez, en prenant prétexte de la paralysie du Conseil de Sécurité de l’ONU (sic!). Les EUA forcèrent les deux pays européens de se retirer et instituèrent la doctrine Esienhower qui, pour l’armée américaine, consiste à intervenir en cas d’attaque communiste sur un pays du Moyen-Orient, interprétable dune façon large et selon la convenance diplomatique des EUA. L’institution de cette doctrine géostratégique s’est faite évidemment sans le consentement du RU et, en termes de sphères d’influence, opéra la substitution des EUA à ce dernier dans cette partie du monde.
  7. 7. C’est le cas, même s’il s’agit de la majorité de la production culturelle du monde. C’est précisément le domaine de la géopolitique des langues et des cultures qui n’est pas le propos de la présente investigation.
  8. 8. Le NAT est un ensemble de textes et de conventions qui régissent les relations entre l’UE et les EUA. Il institutionnalise la coopération et la stratégie commune des deux entités mais ne concerne que les affaires européennes ou les problèmes pour lesquels les EUA reconnaissent une certaine compétence à l’UE. Il fonctionne dès lors à l’instar de l’OTAN. Quelle qu’atlantique qu’elle soit, cette dernière ne se préoccupe que de la sécurité européenne telle qu’elle est interprétée par les EUA et ne s’occupe pas en tant que telle de la sécurité des EUA et de leurs sphères d’influence en Amérique latine, en Asie, en Afrique ou en Océanie.
  9. 9. Voir mes publications entre 1996 et 1999 dans la bibliographie en annexe.
  10. 10. La Nouvelle Zélande sort du réseau ANZUS en 1984.
  11. 11. Le diplomate américain William Walker a été nommé responsable de cette mission. On ne comprend pas très bien comment les autres pays membres de l’OSCE dont la Russie ont pu accepté cette désignation. Le diplomate ne pouvait qu’aider la mise en place de ces cellules anglo-américaines qui ne rapportaient pas aux autorités de l’OSCE. Les renseignements obtenus et transmis à leurs autorités nationales avaient, d’évidence, un autre but que de pacifier et de réconcilier. Walker est bien connu des ONG latino-américaines pour ses implications avérées dans le soutien à des actions contre les droits de l’homme en Amérique centrale, notamment dans le cas du régime militaire au Guatemala ou dans l’assassinat d’un certain nombre de Jésuites et de leurs collaboratrices au San Salvador. Pour ce qui concerne les Balkans, il ne faut pas non plus écarter l’hypothèse que, à défaut de pouvoir s’y opposer, la Russie en était bien complice (voir Blackburn, 1999 et Bougarel, 1999).
  12. 12. Rappelons ici que la Commission de l’UE est dirigée, parmi d’autres et selon un quota bien déterminé, par un nombre important de Britanniques et que cette Commission exécute les décisions du Conseil des Ministres où, depuis son entrée en 1973, le RU représente évidemment un poids politique certain.