Pépites d'un grand livre de Jean Pirotte

Dieux fantasmés, Dieu tout autre
12 septembre, 2023

Les martyrs ne s'étaient pas abandonnés

aux bêtes pour obtenir une villégiature sans fin.

(André Malraux)

L'intitulé de ce compte rendu de Dieux fantasmés,Dieu tout autre. Libres pensées sur les représentations de Dieu, de Jean Pirotte (Karthala, Paris, 2023, 420 pages, 30 €) vient de ce que le titre ne donne pas une idée de la richesse de la réflexion d'un historien au soir de sa vie d'homme et de chrétien, professeur émérite de l'UCL qui, il me l'a dit, craint d'y avoir été trop « apologétique ». L'auteur d'un livre l'écrit pour y exprimer sa pensée, ses découvertes, ses ouvertures, lectures, doutes, ses convictions. Or, c'est très riche et très ouvert. Je le dis d'entrée de jeu même si sur pas mal de points, j'ai des remarques à faire.

Klaas Hendrikse


Je ne commenterai pas ici le plan de l'ouvrage, mais quelques-uns des passages qui m'ont touché l'esprit et le cœur. Klaas Hendrikse, pasteur protestant de Middelburg aux Pays-Bas, prêche à ses fidèles que Dieu n'existe pas mais qu'il croit en lui et que son fils est Jésus. Pour ce pasteur, Dieu est le produit de nos relations. Par exemple « lorsqu'un ami vous déclare qu'il ne vous abandonnera pas et qu'il tient parole envers et contre tout » (p. 152). Les réticences de Jean Pirotte sont compréhensibles et cependant, il existe un passage du Journal métaphysiquede Gabriel Marcel, partant de la même expérience et disant qu'il y a entre elle et l'absolu un lien qu'il ne peut définir mais dont il est certain. Jean-Luc Marion ou Levinas, par exemple, situent autrui ou Dieu, comme le faisait Platon du Bien, au-delà de l'Être. On aurait encore envie d'ajouter (mais c'est insuffisant), quelle que soit la sincérité révolutionnaire et religieuse de Robespierre : au-delà de l'Être suprême(et sans rapport avec lui). Bergson (que cite souvent Jean Pirotte), a écrit que la formule de la mystique (lui qui n'aimait pas les formules), est la suivante : « l'amour de Dieu n'est pas quelque chose de Dieu mais c'est Dieu lui-même ». Je comprends que l'auteur n'aime pas ce qu'il y a de dogmatique dans les dogmes mais s'ils signifient surtout le mystère de Dieu, il en va autrement : loin d'être un arrêt, une fixation, Blondel montre que la Tradition (tant catholiques que protestants y tiennent aujourd'hui), est une finalité sans fin, une action indépendante de ce qui l'a produit au départ, « une virtualité indéfinie » (L'Action, p. 264). D'ailleurs quelques pages plus loin (p. 163), cette autre pépite : selon Jean Scot Érigène, Dieu lui-même ignore quelle chose il est car il n'est pas quelque chose : « Ces considération de théologie négative traverseront les siècles suivants, notamment dans les écrits des mystiques. », avance Jean Pirotte (p.163). N'est-ce pas Dieu au-delà de l'être ?

Christianisme = civilisation ?

L'ouvrage écrit par un historien des pratiques religieuses au sens le plus large et notamment des missions et de leur esprit, relève que Godefroid Kurth (1847-1916), n'hésitait pas à écrire que les frontières de la civilisation et du christianisme se confondaient, dans Les Origines de la civilisation moderne, ouvrage réédité en 1923. La thèse du Néerlandais Hendrik Kraemer The Christian Message in a non christian World, en 1938, dans le monde protestant considère toujours en tout cas les religions non-chrétiennes comme inaptes à parler de Dieu. Et les thèses bien plus ouvertes du jésuite wallon Pierre Charles, avant, n'ont été largement admises que bien plus tard et validées par Vatican II. Je romps en passant une lance en faveur de Malègue qui, trois fois ironiquement, fait parler comme Durkheim (première ironie) un prêtre de l'an II. Il souligne que l'enracinement des cultes « idolâtres » en pays de mission, empêche la conversion de ces pays, car liés aux intérêts politiques et sociaux. Il le dit en langue du 18esiècle, seconde ironie, et, troisième, dit que le martyre du missionnaire parvient parfois à cette conversion. Et poursuit en disant que le « culte du vrai Dieu » (langage du18esiècle), se dégrade à nouveau en religion statique. Celle dont, citant Bergson, Jean Pirotte parle un peu plus loin la religion qui se confond en réalité avec l'intérêt des sociétés closes, soutenant leurs membres par l'idée de survie, la superstition et les tabous. Bergson, tout en disant qu'il s'agit de religions « primitives » ne met jamais cet adjectif qu'entre guillemets et nous persuade que nous sommes le plus souvent nous aussi des « primitifs », à l'exception notable des mystiques, des héros et des saints. Ces femmes et hommes exceptionnels nous disent la vérité de la Foi, même dans les temps où domine le christianisme (de façade comme le dit Jean Pirotte, p.190), que met bien en scène Malègue, écrivain jugé à tort « dépassé » alors qu'il dépasse, par exemple, cette ancienne théologie savante (Henri Lefèvre en faisait la caractéristique de la pensée catholique dans Le Marxisme, coll. Que sais-je ?), identifiée à une vision purement hiérarchique du monde et de la société, reflet de celle de l'Église d'alors, que récuse la théologie d'aujourd'hui suite à Vatican II. Et même celle déjà de 451 à Chalcédoine où comme Gauchet le montre (souvent cité dans ce livre), l'enchevêtrement des diverses christologies n'est plus du tout complexe ni artificielle quand l'on comprend que l'apparent dogme abstrait « une personne en deux natures » magnifie en Jésus l'égalité de l'humanité et de la divinité. Ce que toutes les hérésies christologiques ne veulent pas admettre, étant donné le poids de l'histoire des religions sur des mentalités, encore choquées alors (et peut-être toujours aujourd'hui), par cette égalité. Au point de vouloir faire de Jésus seulement un homme exceptionnel qui n'est qu'adopté comme Fils par Dieu ou une apparence d'humain. Ou encore comme dans le nestorianisme un être en qui sont deux personnes, l'humaine se distinguant de la divine.

Le titre que Jean Pirotte donne à un paragraphe « Jésus, l'homme qui humanisa Dieu », dit cette chose extraordinaire qui l'est tout autant que sa réplique « l'homme qui s'est fait Dieu », comme si Dieu pour être Dieu en devait passer par notre condition. Dieux fantasmés, Dieu tout autresouligne que la chair « est devenue parie prenante de Dieu » (p. 257). Falque, dans Le Passeur de Gethsémani, dit qu'en Jésus Dieu apprend ce qu'il ne pouvait pas éprouver : la souffrance physique.

De vraies pépites

Jean Pirotte fait preuve en ce livre de bonnes connaissances des théologiens protestants, juifs, musulmans. Il me semble que sur cette question du Mal et Dieu, je dois reproduire en entier cet extrait de Hans Jonas Le Concept de Dieu après Auschwitz, que cite opportunément l'auteur. Jonas adopte le style du récit mythique pour exprimer sa haute spéculation : « Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l'Être décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divinité, engagée dans l'aventure de l'espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi : il ne subsiste d'elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l'au-delà l'oblique formation de son devenir au sein de la création. » (Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. UneVoix juive, Rivages, Paris, 1994,p. 14) L'auteur commente : « Par ses choix, l'homme est donc responsable de l'homme. C'est entre les mains de l'homme que Dieu remet volontairement son destin ; il est à sa merci. Le visage de Dieu peut être sauvé ou corrompu par ce que l'homme fait de lui-même et du monde. Dieu n'existerait pas encore en plénitude, il serait en devenir et la responsabilité de l'homme serait de faire éclore le divin. » (p.264). Jean Pirotte remarque au même endroit que cette conception « tourne résolument le dos à la théodicée classique, largement héritée de la pensée scolastique. » Paul Ricœur, dans une conférence donnée à la faculté de théologie protestante de Genève avait avoué les mêmes réticences dans Le Mal. Un Défi à la philosophie et à la théologie, publié en 2004 par Labor et fides, avec un avant-propos de Pierre Gisel. Et Maurice Zundel, traumatisé par Hiroshima y voyait la possibilité de l'échec du plan de Dieu sur l'humanité. Jean Pirotte avoue que cette manière de voir est discutable, mais séduisante. Il cite aussi le théologien protestant français Wilfred Monod qui écrit : « Dieu s'efforce et ne réussit pas toujours. Quel soulagement de le croire ! » (cité p. 266). Peut-être, ajoute l'auteur, s'inspirant de Bonhoeffer que « La croix du Christ illustre l'impuissance de Dieu à empêcher le crime. » ? (p. 268) Il cite aussi Etty Hillesum disant à Dieu qu'elle allait « l'aider et le défendre » (p. 269). Il propose une autre traduction de ce passage de l'épître aux Philippiens que Sesboüé opposait à Eric Lenoir attribuant à l'Empire romain et ses intérêts politiques la divinisation de Jésus : « Lui qui de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir[ces italiques indique cette autre façon de traduire] d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix [Philippiens, 2, 6-8]. » (p. 269)

Je sais que Berdiaev a écrit un jour que « Dieu est moins puissant qu'un agent de police ». Je ne sais pas si ce serait une bonne façon de se tirer de toutes ces difficultés bien réelles. Mais l'affirmation du philosophe russe concorde avec les définitions de Jean, « Dieu est amour » ou de Bergson. La puissance de l'amour, sa toute-puissance ne peut pas se mesurer à ,l'aune de ce que nous appelons « puissance » ce qui ne résout pas l'énigme, car la souffrance des innocents et des enfants demeure un incompréhensible scandale.

Jésus et le sacré

Jean Pirotte, qui connaît aussi très bien les Écritures, cite ce passage de l'Épitre des Hébreux (8, 4), concluant que sur la terre le Christ ne serait même pas prêtre. Ce qui est aussi la conviction de Marguerat comme exégète des synoptiques. Il cite aussi le Magnificatoù Marie chante le Dieu qui dépose les puissants de leur trône. Bref, Jésus désacralise : « Ce qui étonne dans le comportement de Jésus, c'est qu'il est apte à manifester une bienveillance inconditionnelle pour les laissés pour compte, ceux dont le statut social n'autorise pas la fréquentation [y compris les femmes ajouterais-je avec qui il a des attitudes à la fois chastes et d'un grand amour désintéressé, réprouvées alors], alors qu'il n'hésite pas à polémiquer, parfois de façon dure, avec les nantis du pouvoir, ou les détenteurs du savoir religieux, comme les pharisiens qu'il traite d'ailleurs d'hypocrites. » (p. 294).


Il note aussi très bien qu'il y a eu à partir de l'Empereur Constantin, une « dialectique réciproque de sacralisation » (p. 304) entre l'Église et l'État avec tout ce que cela comporte de trahison du Christ et de compromission avec le pire. Il note également que l'institutionnalisation de l'Église n 'était pas en soi un mal et inévitable : « tout groupe humain quelque peu soucieux de survie cherche à se doter de cadres institutionnels reconnus , mais quand il s'agit d'un groupe religieux, cela suppose la sacralisation de son enseignement. Mais, et c'est plus grave, de ses « rouages institutionnels. » (p. 302). Et cela m'en pose un que, deux pages plus loin, le socialisme religieux de Thomas Müntzer soit considéré comme « sectaire » dans la mesure où il est très difficile de définir ce qui est spécifiquement sectaire alors que les atteintes aux droits fondamentaux sont plus claires à dépister et condamner. Revenons à Jésus. Jean Pirotte cite le théologien sud-africain Albert Nolan qui écrit : « Personnellement, je n'ai pu trouver aucune preuve déterminante montrant que Jésus a jamais appelé son auditoire à s'incliner devant une autorité quelconque, la sienne ou celle d'un autre. » (cité p. 345).

Critique du cléricalisme,

Jean Pirotte rappelle avec quel acharnement l'Église au 19esiècle a poursuivi le rêve insensé d'un retour à une société « unanime dans la foi » (p. 208), avec des papes comme Grégoire XVI en1832 qui condamne le libéralisme, Pie IX qui en remet une couche en 1864 avec le Syllabus. Je trouve que ce que dit ici Jean Pirotte est dit de manière plus convaincante que dans cet ouvrage d'entretiens entre Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel dans Versl'implosion ou l'ouvrage de Maud Amandier et Isabelle Chablis dans Le Déni(sur l'égalité des sexes dans l'Église). Par exemple quand Jean Pirotte écrit : « D'un point de vue plus terre à terre, mais non moins important, il faut noter que le contrôle de la hiérarchie s'exerce plus efficacement sur des ministres consacrés à vie et dépendant exclusivement de l'appareil ecclésial que sur des agents temporaires plus autonomes. Ici, la subordination sacramentelle vient efficacement au secours de la discipline. Toute l'ambiguïté des ministères dans le monde catholique repose sur ce lien puissant à la sacramentalité, clef de voûte du système. Et c'est là qu'on perçoit le malaise dans une société où les sacralités se transforment. » (p. 310). Plus haut, l'auteur précise aussi le rôle du célibat qui fait partie de la sacralité du prêtre avec la marque dite indélébile de l'ordination. Ces ministères sont au nombre de trois : le service, le savoir, le pouvoir. Mais au total, les laïcs y sont minorisés, sauf, à mon sens, dans le domaine du savoir (cela me semble encore plus frappant avec le rôle croissant des théologiennes). Il n'empêche que malgré cela le bilan de l'Église même aboutissant à ces intransigeances n'est pas négatif. L'auteur en veut pour preuve les trois mots de la devise républicaine ou cette phrase par laquelle commence la Déclaration universelle des droits de l'homme, affirme que les êtres humains «doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » (citée p. 314-315). Un philosophe agnostique comme Jean-Marc Ferry voit dans ce passage aussi ce qu'il appelle la « raison religieuse » qu'il met au-dessus du droit.


Deux objections sur l'amour et la mort


En refermant ce livre, j'ai eu le sentiment que ,Jean Pirotte avait rencontré plus que probablement la grande majorité des objections que l'on fait aux croyants ou qu'ils se sont faits à eux-mêmes. J'avais eu ce sentiment il y a bien longtemps, mais surtout en le relisant il y a peu, avec L'Affrontement chrétiend'Emmanuel Mounier, ouvrage bien moins épais que celui de Jean Pirotte. Ce n'est pas vacherie de le dire parce qu'il est difficile d'écrire et Mounier était doué pour cela, moins, selon son aveu lui-même, pour la spéculation philosophique. Ou théologique. Or ici nous nous trouvons devant un auteur à la culture immense dans ces deux domaines et qui y ajoute toute sa culture historique et la connaissance en divers domaines de la pratique concrète de la foi. Avant de faire ces deux critiques, je m'en fais une à moi-même. Mon compte rendu dont j'espère qu'il amènera à lire Dieux fantasmés, Dieu tout autre, n'est pas assez à la hauteur de ce cheminement qui aborde, je le redis, à peu près toutes les difficultés de la foi aujourd'hui.

Je critique cependant ce que Jean Pirotte dit du Cantique des cantiques. Il n'est pas tout à fait exact de dire que la tradition chrétienne verrait dans ce poème érotique soit l'allégorie de l'amour du Christ pour l'Église, soit son amour pour l'âme humaine (p. 84). André LaCoque et Paul Ricœur, dans Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998 sont d'un autre avis. Le sens littéral du texte (l'amour entre une femme et un homme dans toutes ses dimensions), doit être conservé tel quel pour quelqu'un comme Ricœur. Pour lui, cet érotisme du poème garde son sens religieux si on le relie à l'émerveillement d'Adam face à̀ Ève dans la Genèse. Ricœur pense que cette dimension du poème (soit entre un homme et une femme l'échange de leur désir et de leur plaisir), a pu être minimisée étant donné le statut des moines qui l'étudiaient. Et il appelle « force de l'amour» cette capacité qu'il a de « pouvoir parcourir dans un sens ou dans l'autre la spirale ascendante et descendante de la métaphore [nuptiale], permettant ainsi à tous les niveaux d'investissement de l'amour de se signifier mutuellement, de s'intersignifier. » Jean-Luc Marion est plus radical : on pose la question, écrit-il, « avec le petit air entendu d'un vieil adolescent qui connaît « les choses de la vie » », de savoir si cene serait pas plutôt un texte érotique transformé en texte mystique, et pas « un texte théologique traitant des relations du peuple élu avec son Dieu ». C'est admettre, selon lui qu'il y a « une tension, voire une contradiction entre l'érotique et le mystique », en ignorance de la vie spirituelle. D'Origène à Saint Bernard , estime-t-il ; tous ceux-là ne se posaient pas cette question parce qu'ils en savaient plus que nous tant sur la vie mystique, que, même « pour un grand nombre d'entre eux », érotique. Pour lui « l'amour comme tel reste univoque » car nous ne pouvons exprimer notre rapport à Dieu « qu'en tenant le discours de l'amour le plus radical, donc le plus compréhensif-où l'absence de Dieu est une souffrance de frustration et sa présence une jouissance absolue, chair et esprit. » Franz Rosenzweig me semble aller plus loin et plus profond, en montrant dans L'Étoile de la rédemptionqu'il y a à cette interprétation, une raison plus simple, c'est que nous ne pourrions même pas saisir la signification de « amour de Dieu » - et surtout de son immensité- s'il n'y avait, avec la grâce, comme dit Grégoire de Nysse, la ressource de la plus violente des passions humaines, l'amour. Influencé par le Père Pouget et Jean Guitton qui firent de ce texte une lecture analogue, Malègue nomme ainsi l'amour entre Augustin et Anne dans Augustin ou Le Maître est là. Et Hélène de Saint Aubert va dans le même sens dans le magnifique commentaire qu'elle fait (dans Sexuation, parité et nuptialité dans le second récit de la Création)ce que l'on appelle pour désigner le chapitre II de la Genèse, la « création de la femme » qui parachève la création et donne son sexe à Adam, qui n'était jusque là que « l'humain » et devient un homme grâce à elle.


L'autre critique est plus difficile et comme toutes les remarques faites ici, je la fais avec la conscience de mes limites. Des amis de Paul Ricœur ont rassemblé les textes qu'il avait écrits avant sa mort précisément sur la mort et sa propre mort et l'ont intitulé Rester vivant jusqu'à ma mort. Ricœur dans le livre de lui que j'ai déjà cité invite au renoncement « à la composante infantile du désir d'immortalité ». Mais face à sa propre mort il s'interroge évidemment avec anxiété. Ce n'est pas étonnant. Jean Delumeau (que Jean Pirotte ne cite jamais, ce qui m'a étonné), montre dans Le Christianisme va-t-il mourir ?que la résurrection est l'article du Credoqui a toujours suscité le plus de difficultés et il reproduit à cet égard le texte d'un confesseur de la Renaissance qui souligne la même chose. Quant au monde populaire, en France, Delumeau estime que personne ne croyait vraiment à la « résurrection de la chair » : l'écrasante majorité des Français appartenaient au monde paysan et ce monde-là était surtout persuadé de la survivance des esprits des morts. Il le montre en recensant la masse des documents prouvant l'existence de cette vision : le clergé en effet, face à cette conviction si répandue, en était réduit, à la fois pour persuader et sans doute aussi pour effrayer, à assurer que ces esprits étaient diaboliques. La chose m'a frappé parce que j'ai eu comme voisin un vieil agriculteur, resté un peu enfant (mais sagace dans son métier), qui se moquait de moi parce que j'allais à la messe. Mais qui, face à mon scepticisme dans ses explications localisant l'esprit de son père dans tel ou tel buisson, émettait les sarcasmes qu'on émet face à quelqu'un qui sous-estime une réalité pouvant être hostile et dangereuse.

Ricœur note d'ailleurs que la foi en une vie après la mort chez un grand nombre de croyants a longtemps participé (participe encore à mon avis), d'une vision semblable (et je l'ai partagée), qui imagine la résurrection telle la survie parallèle au temps de l'histoire que nous vivons. Et les morts aimés, nous observant « du haut du ciel » (je suis loin de me moquer), nous accompagnant. Or ce sont ces visions naïves qui semblent constituer la foi chrétienne en la vie éternelle. La difficulté vient de ce qu'il est difficile de se représenter cette vie et même impossible. Mais c'est aussi sans doute cette vie-ci qui semble impossible à se représenter sans l'éternité. Jean Pirotte écrit : « Ce qui, de mon point de vue , va le plus faire défautà notre humanité en voie de mondialisation et égarée dans une culture de l'immédiat , c'est un récit englobant donnant sens au temps, un récit enthousiasmant permettant à chacun de situersa vie, ses petots actes concrets et fugaces et ses aspiration dans la grande marche des saisons de l'homme, de l'humanité et du monde. » (p. 403)

La chronique de Roger-Pol Droit (dans Les Echos, années 2000)

« L'éternité, c'est long, surtout vers la fin ». Tout le monde a eu droit, un jour ou l'autre, à cette boutade de Woody Allen. En fait, il se peut qu'elle appartienne déjà à un monde ancien, où le terme « éternité » avait encore un sens. Car il semble bien que nous soyons en train de basculer vers une représentation du temps où cette vieille notion n'a plus d'usage. Nous vivrons peut-être bientôt après la fin de l'éternité. En tout cas, l'hypothèse vaut d'être examinée.

En commençant par préciser sa portée. Stricto sensu, parler de « fin de l'éternité » est absurde, puisque par définition l'éternel est infini. Il n'est question donc que de représentation, et non de réalité. De la même manière, quand Nietzsche, reprenant la formule du poète Jean Paul, parle de la « mort de Dieu », il veut dire qu'une croyance s'est éteinte, une évidence évanouie. Une représentation majeure - Dieu unique, créateur, tout-puissant, omniscient... - a cessé de susciter, en Occident, depuis les Lumières, adhésion immédiate et sans critique. Si l'éternité est « finie », c'est qu'elle ne nous parle plus. Sa représentation est en crise.

La conception qu'on s'en faisait n'était ni uniforme ni homogène. Chaque fois, elle nouait évidemment le temps et l'infini. Mais l'éternité fut conçue sur plusieurs registres distincts. Par exemple, la vie de l'âme, son salut ou bien sa damnation, fut longtemps le ressort majeur de sa représentation. Cette éternité de la vie individuelle - élaborée d'abord chez Platon, transformée ensuite par les Pères de l'Église - dépend des actes accomplis par chacun. Éternels seront la récompense ou le châtiment d'une « unité » psychique supposée indestructible.

De fait, pendant des siècles, dans l'Europe médiévale, tout le monde agissait avec, à l'arrière-plan de sa conduite, une certaine préoccupation de son sort éternel. On jouait en une brève existence sa béatitude ou ses tourments sans fin. A l'évidence, ce n'est plus du tout notre cas. Il existe toujours des croyants, certes. Mais la préoccupation du salut éternel est devenue sociologiquement périphérique, voire négligeable.

L'éternité s'est laïcisée, si l'on peut dire, avec Spinoza. Avec lui, la vérité connue rationnellement apparaît sub specie aeternitatis, « du point de vue de l'intemporel ». Nous ressentons, poursuit l'auteur de l'Ethique (1677), que nous sommes éternels dans la mesure où nous avons des « idées adéquates », des connaissances justes. Pour le dire de façon triviale : 2 et 2 font 4 indépendamment des siècles, des époques, des cataclysmes ou des renaissances. En faisant ce calcul, comme d'autres plus sophistiqués, nous faisons l'expérience, selon Spinoza, de notre participation à l'éternité.

Or, là aussi, c'est fini. Plus personne ne vous dira, chez les mathématiciens, les scientifiques ou les philosophes, qu'il se sent éternel en pensant selon les règles de la raison. Même en imaginant, quelques rarissimes exceptions, cette éternité est achevée.

Nous vivons plutôt dans la course et dans l'éphémère, les instants successifs et leur éclatement. Rien ne les rassemble. Aucune perspective, aucun horizon, aucun infini ne paraissent disponibles. Et cette éclipse de l'éternité n'a pas débuté récemment. Au XIXe siècle, le philosophe et poète danois Søren Kierkegaard avait diagnostiqué l'effondrement de l'éternité. « Désespérer, c'est perdre l'éternel » écrit-il en 1848. Il avait aussi compris que « l'homme de l'immédiat », « ne parle pas » de cette perte, parce qu'il « n'en a même pas le soupçon. » Avoir oublié l'éternité sans même s'en rendre compte, se désoler du monde tel qu'il est et continuer à courir après l'instant suivant... voilà l'aplatissement que dénonçait Kierkegaard il y a plus d'un siècle et demi.

Une issue ? Si elle existe, il convient de la chercher hors du temps. Car nous avons deux définitions possibles de l'éternité : ce qui dure tout le temps, ou bien ce qui est tout à fait hors du temps. Sortir du temps est une autre manière d'être éternel. Pareille escapade est-elle possible ou impossible ? Peu importe, si la préoccupation de l'éternel demeure. Car si ce n'était plus jamais le cas, le prix à payer serait considérable. Parce que l'interrogation sur l'éternité est ce qui fait l'humain, cet animal taraudé par la représentation impossible de l'infini. Plus d'éternité - réelle ou illusoire, fantasmée ou conceptualisée -, plus d'humanité.


Vincent Citot et Pierre Godot, « Entretien réalisé avec Jean-Luc Marion », Le Philosophoire, p. 5-22, p. 8.