"The Queen", Une célébration en plaqué or

Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

Une reine, jubilaire en or, semble avoir redonné quelques couleurs à une famille royale britannique qui est, depuis une dizaine d'années, sous les feux (modérés) de la critique. Cet immodeste jubilé ne doit pas nous faire oublier l'essentiel.

Tout d'abord, son impressionnante fortune personnelle et sa position à la tête de l'Église anglicane mises à part, le rôle de la reine est devenu purement protocolaire. Après chaque élection générale, elle n'a d'autres choix que la nomination, comme candidat Premier Ministre, du «leader» du parti disposant du plus grand nombre de députés à la Chambre des Communes. Son discours annuel devant le Parlement est rédigé par le Cabinet, elle donne son assentiment aux lois votées par le Parlement, sans aucun droit de veto ou même de contrôle constitutionnel, les diverses distinctions honorifiques, ainsi que les anoblissements, sont presque exclusivement de l'initiative du Cabinet.

Cette tendance n'est pas nouvelle, le dernier souverain à avoir tenté de prendre part à la vie politique fut Georges V qui, lors de l'été 1914, convoqua une Conférence rassemblant les leaders des partis libéraux, conservateurs, nationalistes et unionistes irlandais afin de trouver un consensus sur l'épineuse question de l'autonomie politique de l'Irlande qui, depuis 1912, menait le Royaume-Uni au bord de la guerre civile. Le déclin des pouvoir royaux s'accentua au lendemain de la première guerre mondiale. Ainsi, l'abdication d'Edouard VIII en 1936 est bien plus due au refus du Cabinet conservateur Baldwin de voir le roi influer sur la politique extérieure du Royaume-Uni qu'à son volonté d'épouser une citoyenne américaine divorcée.

Un cas très exceptionnel

Philippe Larsimont s'est appuyé dans Les faces cachées de la monarchie belge, sur un cas de figure tout à fait exceptionnel survenu dans l'histoire de la monarchie britannique en 19311. Philippe Larsimont le raconte en reprenant André Molitor lui-même dont il pense qu'il donne cet exemple anglais pour mieux donner une idée de ce que peut être l'influence (toujours agissante, elle) de la monarchie belge. Il faut reprendre ici ce que dit Philippe Larsimont citant Molitor. « Nous apprenons ainsi qu'en 1831 "sous le règne de Georges V, le parti travailliste était seul au pouvoir depuis 1929"2. Il devait, pour avoir la majorité, s'appuyer sur le parti libéral.. Confronté à la crise, le premier ministre travailliste Ramsay MacDonald "n'arrivait pas à faire accepter par certains ministres les économies exigées par des prêteurs étrangers. Il alla présenter sa démission au Roi. Le Roi avait été informé d'avance par le Premier ministre des risques d'une crise gouvernementale". Le roi avait donc eu certaines consultations, notamment avec la direction du parti libéral. Le roi penchait pour un gouvernement d'Union Nationale. Il rallia à cette formule le leader des conservateurs. "Lorsqu'ensuite MacDonald arriva à Buckkingam Palace, le Roi souligne qu'il était le seul à pouvoir mener le pays à travers la crise et que les deux autres partis l'appuieraient. M. MacDonald demanda un entretien avec MM. Baldwin et Samuel sous la présidence du Roi. le 24 août, lors de cette conférence, la formation d'un gouvernement d'union nationale dut décidée. M.MacDonald fut alors désavoué par une importante fraction du parti travailliste et continua sans elle, le parti ayant fait scission (...) Si le soir du 23 août, le Roi avait purement et simplement accepté la démission de M.MacDonald, M.Baldwin aurait été invité à former un gouvernement conservateur qui aurait probablement eu le soutien des libéraux. Que serait-il advenu de ce gouvernement et de son action en face de l'opposition travailliste durant la crise économique la plus lourde supportée par la Grande-Bretagne?"» Philippe Larsimont, qui avait en vue de parler de la monarchie belge ajoute: « Voilà donc comment un monarque a manoeuvré pour faire passer un plan d'austérité draconien "voulu par les prêteurs étrangers ", avec le concours d'un dirigeant travailliste, divisant son parti et donc affaiblissant la possibilité d'opposition à ce plan ce qui conduira d'ailleurs à la défaite des travaillistes aux élections législatives suivantes. » Et de fait aux élections suivantes, une sorte de cartel se présenta aux électeurs britanniques (conservateurs, libéraux et une fraction d'ex-travaillistes). Ce cartel remporta 500 sièges au parlement, les travaillistes y furent réduits à quelques dizaines de sièges, mais leur ancien leader MacDonald resta quand même le Premier Ministre dans un gouvernement composé uniquement de conservateurs et de libéraux. À notre sens, c'est bien la dernière intervention significative d'un monarque britannique, intervention que le système électoral britannique empêche en réalité ou aide à empêcher. En 1978, par exemple, malgré, là aussi, qu'ils devinrent minoritaires, les travaillistes restèrent au pouvoir et on n'a pas connaissance d'une intervention royale.

La fin de l'Empire

L'Empire colonial se réduisant comme peau de chagrin au sortir de la deuxième guerre mondiale, le souverain britannique demeura à la tête du Commonwealth, ainsi que le chef d'État d'un certain nombre de pays, mais, outre l'éloignement géographique, son rôle y devint aussi symbolique que dans la vie politique interne britannique. Il y a quelques mois, Tony Benn, ancien député et ministre travailliste, résuma l'évolution depuis 1945 du Royaume-Uni, comme un lent passage d'une monarchie parlementaire à un régime présidentiel à l'américaine, le cabinet emmené par le Premier Ministre marginalisant de plus en plus le Parlement, pourtant seul souverain, et utilisant sans états d'âme le pouvoir de patronage, autrefois entre les mains du monarque (voire note 1). Si cette évolution n'est pas spécifique au Royaume-Uni, il faut toutefois remarquer que la reine Élisabeth ne perçut pas l'important pouvoir symbolique qu'elle pouvait conquérir dans des domaines non politiques, comme Diana supposée « Princesse des cœurs » ou Charles « Prince, ami du patrimoine architectural ». Pour beaucoup, elle apparaît comme plus proche des ses chevaux et de ses chiens que de ses « sujets » souffrants... Ce nuage fané de gloire impériale et dynastique était bien plus puissant lors du jubilé d'argent qu'aujourd'hui.

Bien rares sont ceux qui, il y a 25 ans, osèrent crier l'état de déclin politique, économique et social que le Royaume-Uni avait connu depuis 1945. Alors que les experts du FMI étaient sur le point de débarquer à Londres pour reprendre en main la politique économique du Cabinet travailliste Callaghan, le mouvement punk, alors en pleine explosion, fut l'un des seuls à refuser la débauche de pompe prévue pendant toute l'année 1977. Événement artistiquement et symboliquement important, en mai 1977, les Sex Pistols, groupe punk emblématique, inspiré des situationnistes français, après le brûlot Anarchy in the UK, sortirent un nouveau 45T sobrement intitulé sobrement God save the Queen.

Ils poussèrent la radicalité jusqu'à louer un bateau-mouche nommé Queen Élisabeth qui remonta la Tamise et s'arrêta devant le Parlement, où d'énormes enceintes acoustiques déversa les paroles infamantes du morceau3. Tout cela se termina par un arraisonnement par la police fluviale, un accostage forcé et l'arrestation de la plupart des participants pour « troubles sur la voie publique ». Cette provocation, mais aussi génial coup de pub, révélant l'imposture présente du brillant royal transforma les Pistols en hommes les plus haïs de Grande-Bretagne, le batteur Paul Cook fut tabassé dans le métro, le chanteur John Lydon, alias Johnny Rotten, fils d'immigrés irlandais, fut attaqué à coup de machette dans la rue... Le titre fut interdit sur quasiment toutes les radios, BBC en tête, le patronat et le gouvernement intervinrent pour que le 45 T n'apparaisse pas classé en tête des ventes, il se retrouva donc n°2 accompagné d'un blanc en lieu et place du nom infamant du groupe. Bien sûr, ces critiques, passées et présentes, vis à vis des Windsor ne suffissent pas pour générer un véritable sentiment républicain en Angleterre, celui-ci étant un peu plus ancré dans l'histoire écossaise, pour ne rien dire de l'Irlande du Nord. Toutefois, l'épisode le plus controversé de l'épopée punk fut l'un des détonateurs d'une prise de conscience des « sujets » de sa gracieuse majesté qu'il n'y avait peut-être pas d'avenir pour la monarchie dans les rêves de l'Angleterre...4


  1. 1. Philippe Larsimont, Monarchie et démocratie, in Les faces cachées de la monarchie belge, in TOUDI n° 5, Enghien, 1991 (pp. 29-85), p. 63 et suivante
  2. 2. Philippe Larsimont cite André Molitor, La fonction royale en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1979 (la 1ère éidition), pp. 39-40
  3. 3. Voir http://news.bbc.co.uk/hi/english/uk_politics/newsid_1923000/1923236.stm
  4. 4. Le revue musicale britannique Q Magazine a sorti en mai un numéro spécial sur le jubilé d'argent du mouvement punk. Autres lectures indispensables sur ce mouvement qui embrasa la plupart des disciplines artistiques : John Savage England's dreaming, Anarchy, Sex Pistols, Punk Rock, and Beyond, 2nd edition, Faber & Faber 2002 et Greil Marcus : Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle, Folio actuel 2000.