Quelques mots sur l’affaire Günter Grass et la démarche reconstructive

Toudi mensuel n°72, septembre-octobre 2006
5 juin, 2010

nobelprize.org

En prélude à la sortie en Allemagne du premier tome de son autobiographie ou mémoires, le romancier Günter Grass a dévoilé que l’adolescent qu’il était à la fin de la guerre avait combattu dans les Waffen-SS et non dans une unité de la FLAK (DCA) comme il l’avait toujours prétendu jusqu’à présent. Cette révélation tardive, mais délibérée n’a pas seulement ému le petit monde européen des lettres, en effet ce n’est pas tous les jours qu’un prix Nobel de littérature rend public son appartenance à une force militaire dont le souvenir est associé, pour ne parler que du front occidental, à la destruction d’Oradour-sur-Glane et aux pendaisons de Tulle en juin 1944, à divers massacres de civils et de prisonniers militaires pendant la bataille des Ardennes en hiver 44-45. Elle a aussi relancé le débat en Allemagne sur ce passé que d’aucun souhaiterait définitivement passé dans un pays réunifié et solidement lié à l’Union européenne.

Il est vrai que cette « affaire » fait tache dans la liste quasi impeccable du point de vue politique des lauréats du Nobel depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le jury en récompensant notamment des auteurs comme Pinter, Soyinka, Sartre, Camus, Mauriac, Pasternak, Kertész, Gordimer, Gao Xingjian, Fo, Neruda, Canetti, et précisément Grass a toujours souhaité mettre en avant des personnes profondément engagées dans les combats de leur temps et de leur pays. Cela vaut même pour un Samuel Beckett titulaire de la croix de guerre pour son action dans la résistance française.

Le Nobel a ainsi, en quelque sorte, rattrapé certains prix d’avant 1945, où pour un G.B. Shaw, un Romain Rolland, un Sinclair Lewis et un Thomas Mann, on trouve un Frédéric Mistral proche de l’Action française, antidreyfusard et ennemi de la République, W.B. Yeats, Sénateur de l’Etat libre d’Irlande agitant des idées corporatistes proches du salazarisme et soutenant un temps les Blueshirts du Général O’ Duffy, copie insulaire du fascisme italien, Luigi Pirandello admirateur de l’œuvre de rénovation nationale orchestrée par le Duce Benito Mussolini, Knut Hamsun qui fréquenta la version norvégienne du national-socialisme de Quisling, le chantre de l’impérialisme et de l’expansionnisme britannique Rudyard Kipling.

Si l’appartenance de Günter Grass à la Waffen-SS avait été connue, aurait-il eu le prix Nobel ? On peut en douter même si le soutien pendant la guerre civile espagnole de C. J. Cela aux putschistes lui fut pardonné.

Il est aussi certain que personne n’est, au moment présent, réellement en situation de « juger » Grass, il faut rappeler qu’il avait 17 ans en 1944 et que, originaire de Dantzig, l’arrivée des troupes soviétiques avait provoqué un exode massif des populations allemandes vivant en Prusse Orientale, Mazurie, Courlande, Silésie. Ces millions de personnes avaient clairement compris qu’il fallait se défendre jusqu’au bout ou bien abandonner ces territoires avant qu’il ne soit conquis par l’armée rouge: tout le monde comprenait que l’heure de la rétribution pour l’agression de juin 1941 était arrivée. L’adolescent Grass voulait s’engager dans les sous-marins où l’on ne recrutait que des volontaires. Les U-Boot constituait une des armes préférées du régime hitlérien, mais avec la perte du littoral français en 1944, elle n’était plus d’une grande utilité. Il se retrouva donc dans l’autre arme favorite du régime les troupes militaires de la SS. Cette incorporation n’eu pas l’air de le choquer, même si ce n’était pas son souhait initial, Grass se retrouva dans un corps d’élite engagé dans tous les combats de la fin de la guerre, il semble mettre cela sur le compte de l’enthousiasme de la jeunesse… Évidemment, après guerre lorsqu’il découvrit à quels outrages furent associés ses compagnons d’armes, la honte l’emporta et il préféra «occulter » cette partie de sa vie. On ne peut trouver que courageux ce geste, je ne pense pas qu’il y ait là une quelconque provocation, il s’agit plutôt de la volonté d’un homme à l’hiver de son existence d’affronter une partie très courte de sa vie et, par là, probablement de permettre à sa famille et ses proches, mais aussi aux Allemands et aux Européens de porter une appréciation globale ou la plus objective possible de son œuvre littéraire et donc de sa vie d’homme. Est-ce que cet épisode de la vie de Grass ne l’a pas amené durant son existence de citoyen allemand à se méfier de toute forme d’enthousiasme ou d’engagement trop marqué ? Devenu un compagnon de route des sociaux-démocrates (SPD) lorsque Willy Brandt en devient le dirigeant principal en 1961, il « prêcha » toujours en faveur de la réforme plutôt que de changements radicaux, mettant en avant en quelque sorte le devoir de grisaille du militant de base, mais écouté d’un parti de gouvernement. Son soutien au SPD continua après le remplacement de Brandt par Helmut Schmidt. Ce dernier est toujours le Chancelier le plus apprécié par les Allemands (y compris Grass), car il y avait sans doute quelque chose du vivant reproche dans la personne même de Brandt, déchu de sa nationalité allemande par le régime hitlérien, journaliste au coté des républicains espagnols et réfugié en Norvège puis en Suède pendant la guerre. Schmidt, qui fut membre des jeunesses hitlériennes de la Marine en partie pour éviter que l’on ne découvre que son grand-père était juif, continua la politique de Brandt mais se tourna plus vers l’ouest que l’est, les gestes symboliques comme celui posé par son prédécesseur en s’agenouillant devant le mémorial du ghetto de Varsovie ne rentraient pas dans sa culture politique plus « réaliste » ou pragmatique. La méfiance de Grass envers toute forme d’emballement des événements l’amena sans doute à passer à coté du mai 1968 allemand et de l’agitation de la jeunesse dans les années 70, mais aussi de l’unification allemande menée au pas de charge en 1989-1990 par le Chancelier Kohl soutenu par Brandt. L’attitude de Grass fait penser à celle de son quasi contemporain, l’écrivain tchèque Milan Kundera, qui pour avoir cru au changement de société proposé par les Communistes en 1948 ainsi qu’au « socialisme au visage humain » en 1968, développa une méfiance pour toute forme d’action politique voire même d’engagement qui le conduisit à porter un regard détaché sur la chute du régime communiste en 1989, voire même parfois hostile par rapport à l’occidentalisation accélérée de son pays natal.

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En outre, il est une chose que j’aimerais rectifier, Grass a toujours été considéré, en particulier dans le monde francophone, comme « la grande conscience morale" de l'Allemagne démocratique d'après-guerre.

Pourtant, en dehors du fait qu’il n’a jamais réellement revendiqué une telle position, l’on peut même qu’il a tout fait pour ne pas en devenir un symbole. Il est clair pour moi que ce rôle fut tenu par l’autre prix Nobel de littérature allemand. Heinrich Böll 1, ainé de 10 ans de Grass, ce catholique rhénan, qui disait ne pénétrer réellement en Allemagne que lorsqu’il quittait sa ville de Cologne, ne fut jamais enthousiasmé par le régime hitlérien qui, à l’âge de 22 ans, l’envoya pour six ans dans la Wehrmacht. Issu de cette Rhénanie catholique qui pendant presque 20 ans faisait partie de la France républicaine puis impériale, et qui fut le seul foyer d’opposition « libérale » à l’autoritarisme technocratique de la Prusse, Böll partagea la même méfiance vis-à-vis de l’ordre nouveau que beaucoup de ses concitoyens au sein d’une région où le parti hitlérien ne fut jamais majoritaire voire même dominant. Peu de temps avant son décès en juillet 1985, Böll déclara que le 8 mai 1945 représentait pour lui non une défaite, mais une libération, ce qui à l’époque ne manqua pas de scandaliser nombre d’allemands. Dans l’Allemagne des ruines et de la défaite, Böll et les autres membres du Groupe 47 s’engagèrent dans la voie d’une nouvelle littérature en phase avec la réalité et tentant de contribuer au développement de la citoyenneté d’un peuple vaincu. Très vite, il va se trouver en désaccord avec cette autre catholique de Cologne qu’était le Chancelier Adenauer. Il refusa d’accepter une certaine amnésie officielle ainsi que de faire de la reconstruction puis du développement économique l’unique base « éthique » de la République fédérale. Face au matérialisme du « miracle » économique allemand, Böll quitta même son pays au milieu des années 50 pour aller vivre en République d’Irlande. Dans son roman le plus abouti qu’est « Les deux sacrements » publié à la fin des années 50 après son retour au pays, Böll met en scène les deux Allemagnes qui ont toujours coexisté, celle de la soumission à l’autorité et du sacrifice de l’individu et celle reposant sur la compassion et la pitié, mais aussi la révolte. Böll fut d’ailleurs toujours très distant vis-à-vis de la RDA, version « rouge » de l’autoritarisme prussien. Il fut d’ailleurs celui qui accueillit Soljenitsyne après son exil forcé d’URSS. On peut dire que Böll sentit son époque beaucoup mieux que Grass, il fut certainement l’un des intellectuels qui fut le plus proche de la contestation du régime en place menée par les jeunes Allemands dans les années 60. Son roman « Loin de la troupe » publié en 1963 annonça l’ère Brandt (1969-1974), il décrit le procès d’un jeune conscrit qui incendie sa jeep et qui par là signifie qu’il ne va pas de soi pour un jeune Allemand de porter un uniforme et de servir par les armes ce pays. Dans « Portrait de groupe avec dames » qui lui valut le Nobel en 1972, le personnage central est une femme qui pendant la seconde guerre a eu une histoire d’amour avec un prisonnier de guerre soviétique et qui vit avec un immigré turc de 20 ans son cadet. Un autre personnage a milité dans les années 20 pour le retour de la rive gauche du Rhin à la France. Ce roman lui valut à nouveau de se voir reprocher le caractère asocial et marginal de la plupart des personnages de ses romans. Böll soutiendra la politique d’ouverture, tant interne qu’externe, menée par le Chancelier Brandt qui devait ouvrir la voie à une Allemagne réconciliée avec elle-même et ses voisins. Lorsque la contestation de la jeunesse dégénéra en lutte armée, Böll qualifié de « terroriste de l’encrier » fut accusé par le Ministre-Président bavarois Franz-Josef Strauss d’avoir fourni le support moral et intellectuel aux agissements des dirigeants de la R.A.F. Un éditorialiste de la télévision allemande le considéra même comme moralement responsable des actes violents posés par la R.A.F. et les journaux du groupe Springer en particulier le « Bild » ne cessèrent plus de l’attaquer. Malgré ce contexte, Böll fut l’un des rares avec Günter Wallraf à dénoncer le caractère liberticide des lois anti-terroristes prises par le gouvernement, en particulier les interdictions professionnelles décrétées contre certains enseignants, fonctionnaires, etc. Il en tira d’ailleurs un de ses romans les plus drôles « L’honneur perdu de Katarina Blum ». Böll s’éloigna de plus en plus du SPD, notamment en raison de la question des euromissiles, et fini par être un partisan des Verts (Grünen) qui, en sa mémoire, baptisèrent de son nom leur centre d’études et fondation culturelle. L’itinéraire de Böll montre que, au risque parfois de se tromper, le premier devoir d’un intellectuel ou d’un créateur est probablement d’être « non-réconcilié » avec la société ou l’époque à laquelle il appartient, c’est peut-être ainsi que l’on devient une conscience morale, si tant est que cela constitue la fonction, l’essence même de l’intellectuel ou du créateur moderne ? L’affaire Grass montre l’importance de la démarche reconstructive pour toute Nation, le cas allemand n’étant qu’un phénomène exacerbé. Prenons un exemple, la R.A.F. enleva puis assassina à la fin des années 70 le principal dirigeant du patronat allemand. Cet homme fut l’un des artisans du miracle économique allemand, il eut toujours une écoute attentive des syndicats et du gouvernement, il approuva l’idée de partenariat avec les représentants des travailleurs dans la gestion des entreprises, cette homme incarnation de l’Allemagne d’après guerre, était pendant la guerre actif dans la Gestapo de Prague et cela ne souleva chez lui le moindre cas de conscience. Pier Paolo Pasolini disait que l’histoire était la passion des fils qui voudraient comprendre les pères, certains historiens considèrent que « l’histoire ancienne est devenue une fonction légitimatrice des engagements du temps présent 2 », mais peut-on étudier de manière parfaitement froide et détachée des événements toujours douloureux pour un certain nombre de personnes? Günter Grass nous montre que cela ne concerne pas uniquement ceux que l’on qualifie habituellement de « victimes » ?

  1. 1. Voir sa biographie : http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1972/boll-autobio.html
  2. 2. Roy Foster « History and the irish question » Transactions of the Royal Historical Society, vol 33 (1983), P 169 et s.