Raz de marée ou vaguelette? (élections régionales et fédérales juin 1999)

Les élections fédérales et régionales de juin 1999 vues du rivage
Toudi mensuel n°21-22, septembre-octobre 1999

Et quand vos têtes tomberont,

je dirai: hopla!

Bertolt Brecht et Kurt Weill «Seeräuber Jenny» in L'opéra de quatre sous

La poussière étant retombée sur le (petit) champ de bataille que constituèrent les élections fédérales et régionales, nous pouvons analyser celles-ci avec le recul nécessaire, nous nous poserons alors la question de savoir si celles-ci constituent réellement un éloignement du modèle particratique de gouvernement tel que nous l'avions évoqué dans TOUDI (n°10).

Nous évoquerons ensuite les quelques expériences de coalition arc-en-ciel en Europe avant de proposer une réforme qui pourrait contribuer à favoriser et à renforcer une bipolarisation de la vie politique wallonne.

Derechef: qu'est-ce que la particratie?

La particratie peut être définie comme un régime parlementaire reposant sur l'existence d'une multitude de partis, aucun d'entre eux n'arrivant à être suffisamment dominant pour former des gouvernements minoritaires. Les élections se caractérisent par des transferts de voix peu élevés (inférieurs à 5%), les gouvernements reposant toujours sur des coalitions de deux ou plusieurs partis qui se forment après la tenue des élections et non préalablement à celles-ci, ce qui empêche toute amorce de bipolarisation de l'enjeu électoral. Ces coalitions voient leur perpétuation liée à la recherche systématique et renouvelée du compromis entre les partenaires gouvernementaux.

Si l'on se penche sur les élections de juin, on constate d'abord, fait rare dans le cadre d'un scrutin entièrement proportionnel et pour une particratie, que celles-ci ont donné lieu à des transferts de voix se situant entre 5 et 10 %, transferts marquant un clair rejet par l'électorat des coalitions sortantes. Mais cet éloignement du modèle particratique est contrebalancé par l'effondrement du CVP en Flandre et du PS en Wallonie, ce qui marque sans doute la fin du statut de «parti dominant» qu'occupaient ces derniers au sein de leurs Régions respectives. Ce dernier élément ne fait qu'accentuer la balkanisation du paysage politique (en particulier sur le plan fédéral et flamand), les partis devenant en quelque sorte le regroupement de citoyens sur base d'intérêts socio-corporatistes plutôt qu'idéologiques ou politiques dans un sens large. Constatons aussi que tous les partis refusèrent d'annoncer au cours de la campagne électorale avec quels partenaires ils souhaitaient gouverner. Bien peu de citoyens pouvaient imaginer la mise en place de coalitions arc-en-ciel à presque tous les niveaux de pouvoir, nous pouvons même parier qu'annoncées en cours de campagne, de telles coalitions auraient été repoussées par une majorité des électeurs des partis concernés.

Il est typique d'un régime particratique qu'en bout de course ce soient les membres ou cotisants des partis concernés et non l'électorat dans son ensemble qui décident de la mise en place ou non des coalitions projetées, il y a là une certaine perversion du jeu démocratique. En ce qui concerne la Wallonie, il faut toutefois relativiser un peu cette multipolarisation renforcée de la vie politique, le Gouvernement wallon étant le seul (avec celui de la Communauté Germanophone) qui aurait pu être constitué par l'association de deux partis.

La particratie et les coalitions actuelles

Bien que les tripartites mises en place (sauf à Bruxelles) présentent une certaine originalité, ce genre de coalition n'est pas unique en Europe. Ainsi, depuis 1994 les Pays-Bas connaissent une tripartite sociaux-démocrates (PVDA), Libéraux de droite (VVD) et libéraux de gauche (D66). De 1995 à 1997, la République d'Irlande connut une coalition Fine Gaël (centre droit «bourgeois»), Travaillistes et Gauche Démocratique (DL). Dans ces deux cas, on a constaté que cette union des contraires débouchaient sur une progression électorale du parti le plus modéré ou le plus à droite (VVD et Fine Gaël), sur un effondrement parallèle des partis (D66 et Labour) au centre du spectre politique couvert par ces coalitions. Le troisième partenaire de la coalition (PVDA et DL), en général le plus à gauche, connaissant un léger tassement qui se manifeste notamment par une percée de partis d'extrême-gauche (Groen Links et le Socialistische Partij aux Pays-Bas, le Socialist Party en Irlande). Notons que ce constat peut être étendu à la France où la gauche plurielle est un peu un gouvernement arc-en-ciel, les élections européennes ayant vu l'effondrement du PCF, le maintien du PS, la progression des verts et apparition de la liste Laguiller-Krivine. Dans le cadre wallon, on peut donc supposer que, le PRL devrait être le grand bénéficiaire de la coalition mise en place, quant à savoir qui des Écolos et du PS y perdra le plus, nous préférons ne pas trancher.

Même si aucun dirigeants de ces deux partis n'osent le reconnaître ouvertement, l'alliance PS-PRL repose sur une claire volonté de marginaliser définitivement le PSC afin de permettre la bipolarisation recherchée et pourquoi pas d'offrir sur le papier une véritable possibilité d'alternance aux citoyens. Privé de participation au pouvoir (et donc de pouvoir), que reste-t-il au PSC pour freiner l'effritement constant de son électorat? Que peut bien signifier, à la fin du XXe siècle, un parti spécifique au pilier chrétien, pilier qui de toute façon a toujours été minoritaire en Wallonie. Les élections communales d'octobre 2000 pourraient marquer une accélération de cette marginalisation par le passage dans l'opposition du PSC dans les grandes villes de Wallonie (Liège, Mons, Namur). Notons que la probable nomination de Philippe Maystadt à la tête de la BEI priverait le PSC de son dernier «homme d'envergure» (ou, en tout cas, de quelqu'un qui est considéré comme tel dans la vie politique belge).

L'encore plus étrange coalition qui s'est formée en Flandre repose probablement sur le même calcul, le VLD espérant que le CVP relégué dans l'opposition sera écartelé entre ses différents «standen», la question de l'alliance avec le Blok lors des élections communales pouvant déjà mettre en danger l'unité de ce parti. Ne doutons pas que Verhofstadt rêve pour ce parti d'un destin similaire à celui de la DC italienne, cette dernière s'étant divisée en quatre petit partis (deux faisant actuellement partie de l'Olivier et deux du Pôle des Libertés). La mise hors jeu du CVP permettrait ainsi un début de bipolarisation de la vie politique flamande, celle-ci s'est déjà manifestée en Région de Bruxelles-Capitale où l'on a pu voir une alliance SP-Agalev et VLD-VU faire face au CVP et au Blok.

Vers la fin de la particratie? Propositions pour la Wallonie

Il me semble donc que ces élections, si elles n'ont pas sonné la fin de la particratie, constituent certainement l'amorce d'une période de transition plus ou moins longue vers une bipolarisation de la vie politique autour d'un pôle progressiste et d'un pôle libéralo-conservateur. A nouveau, regardons l'Italie où le passage de la 1ère à la 2e République a débuté au début des années 90, la recomposition du paysage politique et des institutions italiennes n'étant pas encore arrivée à son terme 10 ans plus tard.

La question que nous devons nous poser est de savoir s'il faut favoriser en Wallonie ce début de bipolarisation ? Nous répondons clairement que oui et nous faisons la suggestion suivante. Dans le cadre de l'autonomie constitutive, le Parlement wallon peut déjà modifier le nombre de ses membres et celui de ses circonscriptions électorales, par contre il ne peut modifier le mode de scrutin proportionnel de liste. Lors de la prochaine négociation institutionnelle, les partis politiques wallons composant la majorité actuelle devraient pouvoir revendiquer la possibilité pour la Région wallonne de déterminer le mode de scrutin utilisé pour l'élection de son Parlement. Nous pensons en effet que, comme en Italie, l'amorce de bipolarisation en cours doit être favorisée par l'introduction d'une part plus ou moins importante de scrutin majoritaire. Si l'on s'inspire du système électoral allemand et écossais, il faudrait porter en premier lieu à 99 le nombre de députés wallons (contre 75 actuellement). Ce nombre nous semble correct, il correspondait jusqu'en 1996 à celui des députés néo-zélandais, État à la population équivalente à celle de la Wallonie. Cette augmentation du nombre d'élus, qui ne manquera pas de faire hurler certains, pourrait être compensée par une réduction drastique du nombre de conseillers provinciaux et de députés permanents (la loi provinciale et communale étant simultanément transférées aux Régions): il est parfois bon de rappeler que le Parlement wallon compte moins d'élus que le conseil provincial du Hainaut ou de Liège.

Sur ces 99 députés, 45 seraient élus au scrutin uninominal majoritaire à un tour, ces 45 circonscriptions (dont une réservée à la Communauté Germanophone) pouvant facilement être délimitées sur base des 97 cantons électoraux wallons actuels. Les 44 députés restants le seraient au scrutin proportionnel de liste (avec transfert de voix «inutilisées» dans le scrutin majoritaire). Ici, deux possibilités sont imaginables: soit comme en RFA une seule circonscription couvrant l'ensemble du territoire; soit comme en Écosse ou en Nouvelle-Zélande, l'attribution de ces sièges sur base d'un certain nombre de circonscriptions sous-régionales. Dans le cas wallon, on pourrait alors partir des 13 circonscriptions électorales existantes et leur attribuer, selon leur importance, 3 ou 4 élus. Ces deux solutions ont chacune leur avantage, la première pourrait renforcer le sentiment d'appartenance à une «communauté de destin», la seconde permet de prendre en compte la diversité existant au sein de toute Région et peut faciliter l'élection de députés dont le parti n'est pas implanté sur l'ensemble du territoire. Nous avouerons que nous avons une légère préférence pour la seconde solution. Comme on le voit, une fois l'autonomie constitutive élargie, la mise en place de ce système pourrait être appliqué dès les prochaines élections régionales. Pour l'électeur wallon, cela signifie concrètement qu'il recevrait deux bulletins de vote, un où il devrait choisir le nom d'un candidat pour le scrutin majoritaire, l'autre où il devrait sélectionner un des partis en présence.

Pourquoi la bipolarisation est-elle nécessaire?

Pourquoi tant insister sur la bipolarisation? Il ne s'agit nullement dans le cas wallon d'une question de stabilité gouvernementale mais plutôt de favoriser un véritable débat démocratique. La bipolarisation permettrait en effet un renouvellement de l'affrontement pacifique gauche-droite (ou majorité contre opposition), condition d'une vie politique susceptible d'intéresser et d'impliquer les citoyens. L'actuelle coalition wallonne est tellement large qu'elle risque de rendre encore plus insignifiant la confrontation démocratique. Ce n'est pas la grosse douzaine de députés PSC qui pourront être une opposition de droite et de gauche.

Cette largeur de la coalition ne peut se justifier que dans le cadre d'une période de transition et de recomposition des institutions et du paysage politique wallons. Ensuite, tout en permettant l'existence d'une multitude de partis, la bipolarisation oblige ceux-ci soit à se regrouper avant les élections sur base d'un programme établi en commun, c'est le cas en France et en Italie; soit à annoncer avant les élections quelle sera la coalition privilégiée; ainsi, l'an passé, l'électeur allemand savait qu'il devait choisir entre une coalition CDU-FDP ou SPD-Grünen.

L'introduction d'une dose de scrutin majoritaire favoriserait donc une plus grande transparence de la vie politique wallonne et permettrait ainsi d'éviter le genre de mariage très contre nature que constitue, malgré tout, les coalitions mises en place en juillet 1999.

Enfin, le scrutin majoritaire rend possible l'élection de candidats indépendants ou issus de petits partis. Les Écolos qui furent longtemps opposés à ce type de scrutin devraient, à la lumière de leurs résultats, réexaminer leur position, il ne fait aucun doute qu'ils pourraient obtenir des élus tant au scrutin majoritaire que proportionnel, ce scrutin mixte ne conduisant pas à leur sous-représentation parlementaire. Rappelons que les quatre autres Etats de l'UE (France, RFA, Italie, Finlande) où les Verts sont présents au gouvernement possèdent tous une dose de scrutin majoritaire, donc ...

Nous pensons aussi que cette proposition d'extension de l'autonomie constitutive de deux des trois Régions pourrait susciter l'intérêt des partis flamands de la majorité, en particulier dans leur volonté de lutter contre un Vlaams Blok devenu troisième parti de Flandre.

Il ne fait aucun doute qu'en France c'est l'existence d'un scrutin majoritaire à deux tours qui a empêché la droite modérée de s'allier avec le FN, les seuls élections où l'on vit celle-ci s'entendre avec les dirigeants «frontistes» ce furent les élections régionales, élections se déroulant au scrutin proportionnel de liste ... De même en Italie, le scrutin majoritaire a poussé le MSI de «néo-fasciste» à devenir «post-fasciste», liquidant une très grande partie de l'héritage mussolinien par sa transformation en «Allianza Nationale». Après tout, ce qui s'est passé à Bruxelles lors des dernières élections régionales pourrait être tenté en Flandre même.

Il reste deux questions

La première est de savoir si cette autonomie constitutive doit être étendue à la Région de Bruxelles-Capitale? C'est avant tout aux citoyens et aux partis bruxellois d'examiner cette question, nous pensons toutefois que cette réforme pourrait empêcher le Blok de prendre en otage les institutions régionales. Faut-il introduire une réforme similaire pour les élections fédérales? Nous pensons que non. Le scrutin proportionnel a pour effet d'empêcher toute domination d'un parti ou d'un groupe de parti et de générer un certain immobilisme, dans un État où il n'y a plus de partis nationaux et si peu d' «imaginaire national», toute bipolarisation de la vie politique pourrait mettre en danger la survie même de cet Etat, comme cela a failli se passer dans les années précédant la Première Guerre mondiale avec une Flandre Catholique et une Wallonie socialisto-libérale.