Refonder le socialisme : bilan et perspectives

Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

Un spectre alimente les nostalgies: celui du socialisme. Le communisme n'était pas encore refroidi en Europe orientale que déjà le socialisme faisait figure de doctrine archaïque et que le capitalisme libéral s'annonçait comme l'avenir du monde. Un tel renversement d'opinion peut irriter les esprits de progrès et les coeurs généreux, il n'en témoigne pas moins de la victoire idéologique écrasante du libéralisme. Comment en est-on arrivé là?

I) La fin d'une époque

Notre hypothèse, que seules des études approfondies pourraient étayer, est que l'érosion du pouvoir d'agir des partis socialistes ouest-européens est le résultat combiné de plusieurs évolutions concomitantes:

a) La réduction en peau de chagrin du nombre de travailleurs manuels salariés et du cadre collectif dans lequel s'étaient organisées les luttes et les solidarités ouvrières. Ainsi, au tissu industriel des grandes entreprises et des grands ateliers se sont ajoutées de petites unités de production, recourant à la sous-traitance, au travail intérimaire ou au télétravail. Partout, les solidarités ont été systématiquement démantelées par la mise en concurrence des travailleurs entre eux et celle des travailleurs occupés et des travailleurs en chômage.

b) La destruction du pouvoir des États, ceux-ci perdant leurs compétences au bénéfice d'institutions supranationales non élues, comme la Commission européenne et la Banque centrale européenne, et au bénéfice des puissances financières privées qui dominent la société civile. La privatisation d'entreprises publiques comme la CGER, la RTT, la Poste, le Crédit Communal ou Cockerill-Sambre, voire la privatisation rampante de pans entiers de l'appareil de l'État, comme l'Enseignement, illustrent ce dépeçage de l'État, dépeçage trop souvent mis en oeuvre par des mandataires «socialistes».

c) En même temps que le Parti socialiste perdait sa base sociale, ses militants et le cadre étatique qui était l'instrument de son action, le rapport des forces, qui lui était déjà largement devenu défavorable dès la fin des années 70, tournait pour lui à la catastrophe du fait de l'effondrement de l'Union soviétique. Une fois passée la peur du communisme, la bourgeoisie capitaliste n'a plus eu besoin d'acheter la soumission des classes ouvrières ouest-européennes en leur octroyant concessions salariales et protection sociale. Le durcissement de la politique bourgeoise anti-socialiste dans les années 1980 (songeons à Reagan, Thatcher et Martens-Gol en Belgique), a accompagné les reculs de l'Union soviétique face aux tentatives d'implantation des fusées Pershing en Europe de l'Ouest. Ainsi, sans s'en être jamais vantés, les partis socialistes ont exploité la crainte que la bourgeoisie avait de voir les masses laborieuses basculer dans le camp du communisme. Basés sur la gestion prudente de l'héritage de la vague révolutionnaire de 1917, les succès socialistes du «court vingtième siècle» (de 1914 à 1989), c'est-à-dire le suffrage universel et la scolarité obligatoire après la Première guerre mondiale, la Sécurité sociale après la seconde, ne pouvaient à l'évidence survivre tels quels à l'extinction de cette vague elle-même.

II) Le début de la fin d'un grand parti

Quand, faute de salariés à contrôler, le personnel politique des partis socialistes veut à tout prix revenir au pouvoir, comme en 1988, ou s'y maintenir, comme aujourd'hui, il le peut seulement en se montrant plus soumis aux exigences du Capital et plus brutal dans la mise au pas de sa base électorale (ouvriers, fonctionnaires, enseignants, étudiants) qu'aucun autre parti. La conséquence logique en a été la débâche électorale historique de juin 1999. Mais cet effondrement électoral est sans doute moins grave pour l'avenir que le fait qu'il n'a été suivi d'aucun débat dans le parti. Un parti qui accepte sans discussion un tel désaveu de ses électeurs témoigne de la sorte du peu de cas qu'il fait de la démocratie. Par son déni de la réalité et sa politique de l'autruche, il a déjà accepté la voie du déclin, comme naguère le parti communiste français. Devenu incapable de faire le bilan de sa propre inaction, verrouillé par un quarteron d'apparatchiks sourds aux appels de sa base, le parti socialiste est menacé de devenir un appareil sans militants et sans électeurs. Aujourd'hui, pour la première fois de notre histoire, la question se pose: le parti socialiste existera-t-il encore en 2020?

III) Que faire?

Le mouvement pour la refondation ne dispose d'aucune des forces qui ont permis au parti socialiste d'engranger ses succès pendant le court vingtième siècle: nous n'avons pas d'Armée rouge dans notre dos, pas d'argent, pas même la base sociale résiduelle du PS. Dans ces conditions, il est vain d'espérer répéter des opérations telles que La Gauche dans les années 50 et 60, qui ont pourtant eu leur heure de gloire. À temps nouveaux, stratégies nouvelles. La rupture historique des années 1980 et le rapport des forces défavorable qui en résulte condamnait la concertation sociale, quand elle existe encore, au mieux, à freiner la dégradation des conditions d'existence. Le temps des gestionnaires de l'héritage de 1917 est révolu. La période qui s'ouvre exige des lutteurs et des pionniers.

Urgence du travail théorique

Or il n'y a pas de combat socialiste sans théorie socialiste. Celle du parti socialiste date pour l'essentiel du dix-neuvième siècle et ses seules mises à jour ont consisté à greffer des notions d'économie néoclassique ou de psychosociologie médiatique. Toute la modernité des dirigeants socialistes tient en deux préoccupations: gérer en bons managers l'économie capitaliste et apprendre à se tenir sur un plateau de télévision. Il y aurait beaucoup à découvrir sur le lien entre l'opportunisme traditionnel du PS et l'absence de tout théoricien d'envergure dans l'histoire de ce parti, à l'exclusion notable d'Henri de Man, dont le parti préfère cultiver l'oubli, sans doute pour ne pas rappeler la position de nombreux dirigeants ouvriers entre 1940 et 1944.

En l'absence de toute théorie alternative globale du mouvement social, un partage du travail intellectuel s'est installé dans le parti: d'un côté des économistes formés à l'école néo-libérale, s'occupent des choses sérieuses qui conditionnent la participation gouvernementale, c'est-à-dire de la gestion respectueuse de l'économie capitaliste; de l'autre côté, des psychosociologues, formés à l'école américaine, s'occupent du fonds de commerce électoral, c'est-à-dire de la gestion du «secteur social», un oeil rivé sur les indicateurs économiques, l'autre sur les sondages d'opinion.

Qu'est-ce que le social?

Mais, pas plus qu'il n'existe de «faits de société» indépendants de la vie économique, il n'existe d'économie pure, indépendante des rapports sociaux. La refondation du socialisme passe par une réforme intellectuelle radicale qui implique d'abord la prise en compte de la complexité du mouvement global de la société, dans ses composantes environnementales, démographiques, économiques, juridiques, politiques, idéologiques, religieuses, artistiques, scientifiques et philosophiques. Le «social», ce n'est pas un secteur, celui-ci fût-il même défini comme «non-marchand». Ce n'est là que la conception libérale du «social», considéré comme séparé de l'économie. Au contraire, le social, c'est le système, organisé en une hiérarchie de niveaux de complexité croissante, de tous les acteurs de la vie en société. Il en résulte que le socialisme ne peut borner ses ambitions à réparer les malheurs humains générés dans et par la sphère économique. Quelles que soient l'utilité et l'urgence de ce travail, il ne dépasse pas les versions libérales, laïcisées, de la charité chrétienne. L'ambition du socialisme est de réformer le système social dans son ensemble, non pour le perpétuer, mais pour le conduire à un point de rupture au-delà duquel il ne sera plus question de changer le système mais bien de changer de système.

Les contradictions de la modernité capitaliste

Une telle rupture n'est pas un simple produit de l'imagination, car elle est l'horizon vers lequel tendent les contradictions à l'oeuvre dans le système, contradictions qui menacent la simple possibilité pour celui-ci de se reproduire. À défaut de le penser clairement, chacun pressent que le mouvement social contemporain est lourd de trois crises majeures: financière, écologique, et anthropologique. La première, apparue en 1997 en Asie du sud-est et en Europe de l'est, pourrait se diffuser aux USA et en Europe, démentant les discours triomphalistes actuel sur la «Nouvelle Économie» qui aurait définitivement surmonté les crises. La deuxième dessine les limites que l'environnement fini de la planète oppose à la reproduction élargie du capital industriel. La troisième, moins connue mais peut-être pire encore, rappelle les conditions auxquelles l'humanité se reproduit de manière humaine, c'est-à-dire dans des sujets autonomes et socialisés, d'autant plus autonomes que socialisés (voir encadré). Elle fixe la frontière symbolique qui ne peut pas être transgressée sans acculer à la violence du désespoir des individus qui ne reconnaissent plus aucune loi, ni sans conduire à la prolifération de la souffrance psychique et de la folie.

Comme toute crise, ces trois éléments de rupture contraindront tôt ou tard à des décisions qui seront, par essence, politiques. Alors, se posera, avec plus d'acuité que jamais, le dilemme «Socialisme ou barbarie». Travailler à être à la hauteur de cet avenir, tel est l'objectif théorique et politique de ce journal1.


  1. 1. Abonnement à Ouvertures socialistes: 400 F (soutien, 1000F) au cpte 068-2276130-52 de Refondation socialiste, rue de la colline, 164, 4100 Seraing.