Régionaliser l'enseignement? Absolument et plus que jamais
D'accords boiteux en accords boiteux, de la St-Michel en 1993 à la St-Polycarpe en 2000, il a bien fallu se rendre à l'évidence : le bricolage institutionnel concocté en son temps par les partis francophones s'est traduit pour l'enseignement en Communauté française par une claudication de plus en plus en plus manifeste. Avoir conçu en 1989 une structure artificielle comme celle de la Communauté française qui ne s'incarne ni dans une territorialité ni dans une identification à une réelle communauté (sinon celle de la langue) relevait de l'absurde. Absurde qui, aujourd'hui, fait étalage de toute sa nuisance. Soit dit en passant, au nord du pays, on a eu la sagesse de faire coïncider Région et Communauté.
L'école, plus que jamais, est en crise. Crise économique, qui la met à la merci d'une marchandisation implacable. Crise d'image qui la met à la merci d'une pensée unique omniprésente et omnipotente, au même titre d'ailleurs que l'ensemble de la société, pensée unique proposant comme seul projet sociétal la consommation pour la consommation. L'école est devenue une machine à fabriquer, non pas des citoyens émancipés (malgré les beaux discours des uns et des autres), mais des citoyens producteurs et consommateurs. L'école est devenue une sorte de distributeur automatique de services comme en attestent de plus en plus les relations des jeunes à leur établissement et des parents à ces mêmes établissements fréquentés par leurs enfants.
Pour faire face à cette double crise, même s'il faut ici comme en tout rester circonspects, il me paraît qu'il n'est de réelle solution pour le long terme que de régionaliser totalement l'enseignement francophone. Voyons cela.
A/ Une situation financière de plus en plus précaire
Depuis sa création en 1989, la Communauté française n'a cessé d'être désargentée. Dès 1990, d'ailleurs, les enseignants descendaient dans la rue sous le slogan : " il faut revoir la loi de financement ". Les accords institutionnels qui furent pris dans la foulée des conflits sociaux dans l'enseignement ou dans la crainte d'en voir surgir à nouveau, en 1993 (St-Michel), en 1995 (St-Quentin), en 2000 (St-Polycarpe), ces accords se révélèrent très vite n'être que du bois de rallonge y compris en ce qui concerne les derniers et ce malgré la prétention de certains à y voir une 8e merveille du monde. Récemment, les tables rondes sur la pénurie d'enseignants ont illustré, si besoin était, que si les finances se portent un peu mieux, on est loin d'être sortis du tunnel. Les moyens affectés restent parcimonieux et l'échéance de 2010 qu'on présente au public comme un millésime en matière de moyens risque bien de n'en être pas un du tout. C'est que, entre-temps, les besoins auront cru d'une manière tellement exponentielle que les quelques millions récupérés alors seront une goutte d'eau dans l'océan. On signalera par exemple, pour reprendre les termes mêmes de Camille DIEU dans les Cahiers Marxistes de novembre/décembre 2000, que " le volet salarial minimaliste de l'actuelle convention collective pour l'ensemble des services publics n'aboutira dans l'enseignement qu'en 2009, vous avez bien lu. " C'est tout dire.
B/ Des objectifs de sélectivité
Le décret " Missions " encensé par d'aucuns donne aujourd'hui toute la mesure de la sélectivité qu'il portait en germes. L'école duale est une réalité absolue, quels que soient les réseaux d'ailleurs: écoles pour nantis, écoles pour publics socio-culturellement défavorisés et pudiquement rebaptisées écoles en discriminations positives, mais aussi souvent, au sein d'un même pouvoir organisateur, filières d'élites et filières de relégation via un enseignement technique et professionnel vécus comme des seconds voire des troisièmes choix. L'école, aujourd'hui, parce qu'elle n'a plus les moyens de ses objectifs et parce qu'elle n'est plus guère soutenue par un projet socialiste de société cohérent, l'école s'est faite l'humble servante du marché de l'emploi et des lobbies économiques qui ont plus qu'un pied désormais en leur sein.
C/ Dans les bras du marché
Pour faire bref, en 1998, en prévision du Sommet de Seattle, l'OMC avait constitué un groupe de travail dont les objectifs avoués étaient de proposer une libéralisation accrue de l'éducation, d'en faire un produit de consommation au même titre que d'autres. L'OMC se déclara satisfait de voir
l'enseignement supérieur et universitaire quitter le giron d'un strict subventionnement pour s'orienter vers d'autres sources de financement. Ce même OMC ne cesse de se plaindre des monopoles étatiques en matière d'enseignement. Mme Dupuis, dans le cadre de l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), a beau prendre une position de principe très ferme, elle n'en sait pas moins qu'elle n'a pas les moyens de sa politique.
Qu'on ne s'y trompe pas: cette lente mais certaine dérive vers la marchandisation de l'enseignement se retrouve aussi dans l'enseignement obligatoire. Telle école professionnelle travaille à plein régime pour des clients extérieurs, dans telle école fondamentale, pour inciter les enfants à utiliser PROTON pour leurs menus achats de cantine on leur propose un cadeau d'accueil dès la première transaction si elle se fait via une banque bien déterminée. L'objet de ma réflexion n'est évidemment pas de nier l'intérêt, pour une école professionnelle, de se trouver en classe terminale dans des conditions réelles de pratique d'un métier, ni de mener un combat d'arrière-garde par rapport aux moyens de paiement dans les cantines, mais de poser la question du qui décide encore.
Cette marchandisation sera d'autant plus inévitable que le pouvoir subsidiant sera fragile. Or, plus personne ne l'ignore, il l'est.
D/ La Wallonie : de l'argent et un projet de société alternatif
On ne le sait pas assez, la Région wallonne supplée déjà financièrement aux carences de la Communauté française. Ainsi en matière de transports scolaires, de bâtiments, de financement de recherches réalisées par les universités, la mise à disposition d'ACS dans les établissements scolaires,... Marginal, ce financement s'est accompagné très naturellement d'un transfert de compétences. Mais la Région wallonne ne doit pas être cantonnée dans un rôle de pourvoyeur de fonds par défaut. Si elle veut être considérée comme un État souverain, ce qu'elle est dans les limites de son territoire et même à l'extérieur dans certaines matières, elle ne peut se payer le luxe de ne pas être maîtresse de son enseignement.
Contrairement à la Communauté française, le Région wallonne peut non seulement lever des impôts mais elle a un projet de société qui lui est propre, un projet socialiste, hérité de longues luttes sociales aux 19e et au 20e siècle. La Communauté française n'a rien de tout cela. Pire, elle ne veut même pas en entendre parler. Deux exemples parmi d'autres. En matière de programmes d'histoire, on a parfois l'impression que la Wallonie n'existe pas comme telle sinon à être un sous-ensemble de la Belgique, présentée encore trop souvent avec nostalgie. Mais existe-t-elle vraiment dans la tête de certains politiques? On peut en douter à la lecture des propos de M. Ducarme, dans la foulée des propositions de Patrick Dewael d'accentuer la régionalisation : " Les hommes politiques doivent savoir qu'à force de pousser le bouchon trop loin, ils s'engagent dans la rupture de la ligne et cette ligne, c'est l'existence même de la Belgique " ou de ceux tenus par M. Élio Di Rupo pour qui donner suite aux desiderata des Flamands, c'est " sans l'ombre d'un doute la fin pure et simple de la Belgique " (Le Soir du 28/06/02) Autre exemple: Dialogue, la revue du Ministère de la région wallonne, vient de publier à destination des 10-14 ans un numéro présentant la Région qui est la leur pour la plupart d'entre eux. Une publication fort bien faite par ailleurs mais qui ne pourra être utilisée dans les écoles francophones à grande échelle parce qu'aucune publicité ne lui est faite auprès des enseignants concernés.
Le jour où la Région wallonne aura pu ajouter l'enseignement dans ses compétences mais aussi la culture et l'audiovisuel , elle aura sans doute trouvé l'aboutissement de l'un de ses combats, à savoir une réelle maîtrise de sa destinée. Elle pourra dès lors aborder le 21e siècle avec confiance.
E/ Pour conclure, l'inévitable question : et Bruxelles dans tout cela ?
C'est évidemment une question qu'on ne peut balayer du revers de la main. Non seulement parce qu'il y va de la survie de cette Région à part entière dans le paysage institutionnel belge, mais aussi parce que la Wallonie pourrait difficilement s'en passer dans la mesure où Bruxelles-Capitale est une vitrine sur l'Europe et sur le monde.
Bruxelles-Capitale abrite de nombreuses écoles d'enseignement obligatoire mais surtout supérieur et universitaire, ces dernières fréquentées à plus de 50% par des étudiants venant de Wallonie mais aussi de Flandre et de pays étrangers. En cas de régionalisation de l'enseignement, elle ne pourrait pas ni ne devrait d'ailleurs financer seule ces écoles. La grande crainte des Bruxellois n'est pas tellement comme le disent certains celle de se faire bouffer par la Flandre mais celle de faire lâcher par la Wallonie.
Un certain André Antoine, qu'on ne peut qualifier de régionaliste pointu, vient de proposer une idée qui me paraît être pragmatique et digne d'intérêt au moins dans une étape intermédiaire. Il s'agirait pour lui de régionaliser l'enseignement obligatoire (les régions auraient dès lors toutes compétences y compris décrétales dans cet enseignement) et de laisser l'enseignement supérieur et universitaire aux Communautés. D'autres encore souhaitent garder la Communauté comme " pompe à fric " et donner compétences décrétales aux Régions. L'idée fait son chemin donc, petitement mais sûrement. À terme, il me paraît incontournable que Bruxelles et la Wallonie, en Régions souveraines, décident de ce que sera leur enseignement en mettant en commun, via des accords de coopération, ce qu'elles estiment nécessaire (démarche qui pourra être menée pourquoi pas aussi avec la Flandre). On objectera que de tels accords existent déjà et qu'ils ne fonctionnent guère bien. Il est vrai, mais pour l'heure il ne s'agit pas d'accords passés entre Régions souveraines mais dans le but de combler les trous de la cassette de la Communauté française. Rien d'autre ;
On l'aura compris, en matière institutionnelle, il y a encore du pain sur la planche. Pour demain et après-demain selon les lenteurs des uns et des autres. Mais l'objectif est devant nous : une Wallonie indépendante et qui quelque part après 2010 saura faire basculer dans le giron de ses compétences l'enseignement, mais aussi le reste : la culture, l'audiovisuel,... Une Wallonie pleine et entière qui n'aura plus à assumer la déliquescence d'une Communauté française derrière laquelle s'abritent encore quelques nostalgiques d'une Belgique belgo-belge qu'ils veulent maintenir en vie par acharnement thérapeutique. Une Wallonie qui pourra, parce qu'elle est maîtresse de ces moyens d'éducation que sont l'enseignement, la culture et l'audiovisuel, se profiler dans le cadre d'une société alternative au néolibéralisme, une société socialiste qui mette en avant l'Homme dans toutes ses composantes et plus seulement dans celles de producteur et de consommateur.