Séparatistes wallons et Vichy: Comment ne pas mentir sans dire la vérité
Ces militants wallons [furent]
parmi les premiers à
s'être relevés de la prostration générale.
(José Gotovitch et Jules-Gérard Libois, in L'An 40, p.396)
Le livre d'Hervé Hasquin, Les séparatistes wallons et le gouvernement de Vichy (1940-1943), Académie Royale de Belgique, Bruxelles, 2004, est sous-titré « Une histoire d'Omerta » ce qui fait penser que les gens qu'il vise sont des mafieux. Je l'ai donc lu et relu avec la plus grande attention, sereinement. Prenant force notes qui ont servi le compte rendu que j'en fais d'abord, avant de prendre position sur le fond. On sait aussi que je ne partage nullement les idéaux rattachistes de maintes personnes citées dans ce livre. Le livre dont je parle dans la rubrique « Ailleurs », Apocalypse et ressentiment, livre de Philippe Burrin, auteir cité dans cet article, m'a profondément séduit parce qu'il est l'illustration par excellence que l'histoire est la reine des sciences humaines. Je crois que c'est moins le cas ici. Mais trêve de discussions... Qu'y a-t-il dans le livre d'Hervé Hasquin ?
Thone fournit en 1939 une main d'œuvre de qualité à la France en guerre
Quand la France déclare la guerre à l'Allemagne, elle se trouve dépourvue de mains d'oeuvre de qualité pour ses usines d'armement et Thone, imprimeur liégeois fortuné, en recrute jusqu'à trois ou quatre mille (p.17). Il se lie dans ces circonstances à quelques personnalités françaises que nous redécouvrirons plus part comme le Consul général de France à Liège Fernand Sarrien, et Gustave Pilon, Contrôleur de l'Armée au Secrétariat général de l'armement. Quand la Belgique est envahie et que l'exode vers la France commence, Thone se met en rapport avec le ministre de l'armement Dautry (avec qui il a un entretien), en vue d'organiser les réfugiés belges en France (p.18). Il est introduit à cet égard auprès des services du « Secours national français » (p.19), par Pilon et l'ambassadeur de Belgique (le 26 mai). Après la capitulation de Léopold III, il est à son pied-à-terre parisien. Il remet une déclaration de L'Action wallonne (le mouvement et la revue wallonne mensuelle antineutraliste d'avant la guerre), sur les derniers événements, note virulemment antiléopoldiste notamment au Premier ministre belge. Il veut faire reparaître à Paris L'Action wallonne qu'il a financée avant la guerre à Liège et où se concentraient les meilleurs plumes opposées à la neutralité voulue par Léopold III (Dehousse, Thiry, Truffaut, Buisseret, Renier etc.).
Premiers contacts avec l'administration française sous le Gouvernement de Vichy
Mais Paris est évacué par le Gouvernement français. Le 16 juin 1940, le Maréchal Pétain devient le président du Conseil. Thone va se préoccuper des réfugiés en France, surtout les militants wallons. Deux autres militants wallons, l'abbé Mahieu et Arille Carlier, prennent langue avec des responsables français, relançant l'idée de réunion de la Wallonie à la France. Une note est remise au 2e bureau de la 16e région militaire prônant la réunion de la Wallonie à la France, envoyée à Pétain le 20 juillet (p.26). Une autre note sur « la question wallonne » est remise début août au même 2e bureau (p.27). Ces deux textes (annexe 1 et 2 du livre de Hervé Hasquin) empruntent à un vocabulaire plus ethnique que racial, mais disposant des populations selon l'air (nauséabond) du temps.
Sarrien (l'ancien Consul de France à Liège) a réintégré, au Ministère des affaires étrangères, la Direction des affaires politiques d'Europe. Il y est chargé des affaires belges et luxembourgeoises. Pilon est devenu le Secrétaire général du secours national. Thone retrouve par ailleurs Albert Rivaud qui devient ministre de l'éducation de Pétain et qui est maurrassien (p.30). Thone réclame pour les réfugiés wallons en France, particulièrement les militants wallons, la sollicitude du « Secours national français » (p.31). Il donne l'exemple des Allemands qui aidèrent les collaborateurs flamands de 14-18 après le 11 novembre. Il a aussi des conversations politiques avec ses interlocuteurs sur la réunion de la Wallonie à la France, en particulier Sarrien. Un premier mémoire est remis qui se perd. Thone rédige un second « papelard » (comme dit Sarrien) qu'il remet en janvier 41. Outre des considérations sur le fossé entre Flamands et Wallons, l'usage de l'expression « principe raciste », Thone envisage la réalisation de son aspiration dans l'hypothèse d'une victoire soit allemande, soit anglaise (p.35). Hervé Hasquin dit que Thone va devenir à partir de cette époque un pourvoyeur de « mémoires » et d'informations, et même un agent de renseignements bénéficiant d'un « réseau étoffé d'intellectuels et de journalistes réfugiés en France » (p.37). Sur ces deux points (le « renseignement » et le « réseau étoffé »), nous disons nos réserves. Le réseau étoffé va vite s'amaigrir et le renseignement exercé par Thone, sur quoi renseigne-t-il ? Sur rien, à notre avis ou si peu. Mais revenons-en aux faits.
Thone reçoit une somme importante du « Secours national français »
En janvier 1941, Thone obtient du Secours national français une somme importante à répartir entre quelques dizaines de journalistes et intellectuels réfugiés en France dont la plupart sont proches du mouvement wallon. Il s'agit de subventions de survie. Dans les mois qui suivent (pp.48 et suivantes) : 1000 F par mois pour les isolés et 3000 pour les familles. Soit voir le « Jean Moulin » de JP Azéma 1, des sommes correspondant exactement aux même montants en francs français de 2001, soit 6000 anciens FB et 18.000 anciens FB par mois. Thone continue à répondre aux demandes d'informations sur la Wallonie et le mouvement wallon de Sarrien. Il lui fournit des journaux belges, des ouvrages de référence. Notons qu'il a verssé lui-même 10.000 F au « Secours national français », sorte d'association étatique de bienfaisance antérieure d'ailleurs à Vichy.
Thone est aussi en relations épistolaires avec le groupe « Sambre et Meuse » qui deviendra la section « Wallonie Libre » de Liège, mouvement de résistance. Un rapport de Fernand Schreurs lui parvient qui souligne que la cote de la France s'est améliorée, que l'on pense que les dirigeants de Vichy finassent avec les Allemands (opinion fort répandue en France), mais qui souligne aussi la popularité du général de Gaulle, le mépris que l'on a de Laval (le plus collaborationniste des hommes de Vichy et qui finira par prendre l'ascendant sur Pétain). En mai 1941, le « Directoire de Wallonie Libre » adresse des directives invitant à suivre la question de la réunion de la Wallonie à la France (p.53). Je me permets ici d'adresser une remarque à Hervé Hasquin. On peut penser que ces directives n'étaient pas de nature à décourager les démarches de Thone dans ce but, mais il ne produit aucun texte qui prouverait que ce mouvement appuyait explicitement les rapports de Thone avec Vichy. Peut-être ne les condamnait-il pas à cette époque (mai 1941) ? Ce n'est même pas certain.
Voici comment Hervé Hasquin définit l'action de Thone en France : « Transmission de rapports, de journaux et de coupures de presse en provenance de Belgique occupée, fourniture de renseignements politiques « pointus », c'est déjà tout cela l'action de Thone en relation avec le régime de Vichy pendant le premier semestre de 1941. » (p.53). (Le « régime » ? Plutôt des fonctionnaires français en place avant ce « régime » et qui obéissent au gouvernement français de Pétain). François André a bien montré qu'il y avait eu plusieurs phases dans le régime de Vichy : la première qui va de juin 1940 à février 1941 et qui constitue la phase « Action française » de Vichy avec l'assassinat de la République, les mesures antijuives, la deuxième avec l'arrivée au pouvoir de l'amiral Darlan et la chute de Laval, elle va de février 41 à août 42 et vise à faire de la France une puissance alliée de l'Allemagne. La troisième correspond au retour de Laval au pouvoir et dure jusqu'à janvier 44. Vichy se lance dans la collaboration policière avec les Allemands et perd toutes ses illusions : la flotte se saborde, l'Empire français lui échappe, la zone libre est occupée. La quatrième phase démarre en janvier 1944. Darnand y concentre entre ses mains tous les pouvoirs de répression de l'État contre la Résistance. Les collaborationnistes Déat et Henriot entrent au gouvernement, la thèse, à laquelle voulaient encore croire certains, d'un Vichy « bouclier » de la France (dont de Gaulle aurait été le glaive), est définitivement infirmée. 2
La presse belge collabo dénonce Thone, intervention du général Denis
En juin 1941, la presse au service des Allemands en Belgique dénonce ces activités rattachistes de Thone. Thone est embêté, car ces agissements n'ont pu parvenir à ces journaux que par ses amis de Liège qu'il juge imprudents (pp. 56-57). Le service de renseignements auquel va participer Thone est défini aux pp. 57-58. Il s'agit d'un service créé en violation des clauses de l'armistice de la France avec l'Allemagne et qui va exercer des activités de contre-espionnage contre l'Axe. Il a l'appui officieux de Vichy. Il y a notamment dans ce service un Francophile notoire, Thibout et un capitaine autrefois au service ce du SR français à Verviers, Leman. Ayant eu vent des discussions de Thone, le ministre de la Défense nationale de Pierlot en mai 40, le général Denis, demande à être reçu à Vichy, plaide contre les projets de Thone et reçoit des assurances. Notons que le général Denis rencontre aussi Thibout. En août 41, des changements dans le gouvernement de Vichy y amènent des hommes dont Thone est proche. Il s'efforce alors de créer un service de renseignements français sur la Belgique. Albert Rivaud encourage Thone dans ses projets de service de renseignements, mais s'oppose au « travail politique » de Thone en faveur de la réunion à la France.
Rester en contact avec Vichy mais sans traiter avec lui
Thone est aussi en contact avec Londres et G.Truffaut. En octobre 41, Sarrien rédige un étude sur le problème de la Wallonie où il s'oppose aux vœux de Thone, admettant tout au plus le fédéralisme. Le 22 octobre 1941 Pétain coupe court à toutes les rumeurs de réunion de la Wallonie à la France dans une interview à Het Laaste Nieuws (p.69). C'est à cet endroit de son livre qu'Hervé Hasquin cite un rapport de Wullus-Rudiger, belge de sentiment unitariste, proche de Thone, qui estime que les milieux séparatistes wallons donnent comme directive de rester en contact avec Vichy, mais sans traiter avec lui. La directive date donc de 1941... Et dément l'idée que les gens de Liège auraient eu « deux fers au feu », au moins à cette date.
D'autres faits rapportés...
Au chapitre suivant de son livre, le chapitre X, Hervé Hasquin explique que les Wallons aidés par Thone ont tendance à gagner l'Angleterre et cela avant 1942. Sauf Louis Pierrard qui donne certains articles à des journaux paraissant en zone non occupée en France, des articles très francophiles où il lui arrive de citer Pétain. Le chapitre suivant insiste sur le fait que Thone s'implique encore plus dans le réseau Thibout-Leman et sur le fait que Thone a l'impression de ne pas avancer « Nous avons l'air de parfaits idiots » écrit-il à Sarrien. Au chapitre XII, l'auteur montre que Thone a essayé d'influencer la presse clandestine en lui faisant parvenir des articles rédigés par quelques journalistes de son « réseau » déjà fort amaigri (car ces personnes quittent la France pour l'Angleterre). Ce sont des articles à la gloire de la France dont « le lecteur n'aurait jamais pu savoir de quelle France il s'agissait, celle de Pétain ou celle de De Gaulle » écrit lui-même Hasquin (p.88). Ces articles ne paraîtront pas. Le nom du général de Gaulle y apparaît d'ailleurs de temps à autre. L'auteur estime aussi que « Sambre et Meuse » (mouvement wallon à Liège) fait paraître un journal qui se proclame « avec la France Libre en 1941 » mais l'expression devient « aux côtés d'une France libre » en 42 (note 176 p. 92).
En avril 1942 paraît dans « Sambre et Meuse » une condamnation du régime de Vichy comparé aux « despotismes » de Rome et Berlin. Au chapitre XIII, il est question d'un rapport reçu par Thone et transmis via Sarrien à Darlan (le 21 mars 1942) intitulé Le problème wallon et la crise intérieure belge où on estime que Pétain cherche à tenir jusqu'au débarquement des Américains. On y refuse aussi toute solution wallonne impliquant des annexions du territoire français par l'hypothétique Wallonie à créer, ce qui ne se pourrait sans un plébiscite. L'auteur pense que ce rapport pourrait être attribué à la plume de Fernand Dehousse récemment interrogé par la Gestapo à Liège qui tire de cette comparution certaines des conclusions qu'on retrouve dans le rapport finalement envoyé à Darlan. Puis il est question des « délations » de Thone lorsqu'il attire l'attention de « Vichy » (nous reviendrons sur ce que signifie « Vichy » dans ce livre), sur des repérages d'aérodromes par des Belges résidant en France ou d'autres qui désertent les compagnies de travailleurs. Thone continue à transmettre à Sarrien des lettres reçues de Truffaut, parlementaire et officier engagé aux côtés du Gouvernement de Londres et notamment sa dernière lettre (p.100). Thone a aussi évité de rencontrer Truffaut en tête-à-tête au Portugal ou s'est arrangé pour que l'entrevue n'ait pas lieu (voir plus haut p.82). Laval, enfin, reprend le pouvoir ce qui ne semble pas émouvoir Thone, alors que ce retour de Laval précipite Vichy vers son dernier avatar l'État milicien (la Milice qui combattra exclusivement la résistance française). Au chapitre XIV, il est toujours question des « délations » de Thone, notamment des discours prononcés par les ministres du Gouvernement belge à Londres (le mot « délation » est-il approprié ?). En septembre 1942, Thone voit Thiry et Schreurs de la bouche desquels il apprend que des syndicats ouvriers divers à Liège sont travaillés avec succès dans le sens du rattachisme. Au chapitre XV, on mentionne une nouvelle tentative infructueuse de Thone pour relancer l'idée d'une réunion de la Wallonie à la France dans les milieux officiels français. Thone reçoit une somme de 150.000 francs (chapitre XVI), du « Secours national français » présidé par son ami Pilon et à l'occasion de ceci il produit un certificat d'aryenneté. Hervé Hasquin n'explique pas la raison de ce subside. On voit enfin, au chapitre suivant, Thone assister à un congrès des Légionnaires français, milice collaboratrice, qui lui inspire de l'enthousiasme pour Pétain. On cite encore une lettre de Thone du 19 février 1942, mettant en cause les critiques émises par les gaullistes à l'égard de Vichy et Pétain, des lettres mettant en cause l'activité de la Résistance en Wallonie.
Des faits réels mais peu significatifs
Voilà les faits tels que le lecteur en peut dresser avec difficulté la synthèse tellement ils sont le plus souvent peu significatifs et confusément rapportés. Il s'agit surtout de conversations politiques entre une personne isolée, Thone, et des membres de la haute administration et de la diplomatie françaises que Thone a connues avant 1940, avec qui il a eu des contacts dans le cadre de la guerre entre la France et l'Allemagne avant l'armistice de Pétain en juin 1940. Le Gouvernement de Vichy et son chef, Pétain, ont certes fait voter les pleins pouvoirs à un seul homme le 10 juillet 1940 par les parlementaires français, à une majorité écrasante sauf quelques hommes courageux. De Gaulle condamne ce régime au fond dès le 18 juin pour des motifs patriotiques. Mais il est vrai que l'ensemble du personnel diplomatique, politique et administratif français se rallie à Pétain au moins en juillet 1940 et de toute façon longtemps après encore. Marc-Olivier Baruch a longuement décrit l'attitude de cette administration française pas forcément vichyssoise, pas non plus toujours résistante, pas toujours conformiste et opportuniste dans Servir l'État français, l'administration française entre 1940 et 1944 3. C'est important de le dire car Thone n'a jamais vraiment de contacts qu'avec des fonctionnaires importants qui ne sont cependant pas proches du Pouvoir vichyssois.
Le plus collaborateur des ministres de Pétain (Laval) est d'abord renvoyé puis arrêté. Hervé Hasquin parle sans cesse du « régime » de Pétain. Mais ce prétendu « régime », ce n'est au départ que le même monde officiel français que celui de la IIIe République en guerre contre l'Allemagne jusqu'en juin 1940. C'est avec ces gens-là que Thone entame de longues conversations qui s'avèreront infructueuses. Thone informe ses interlocuteurs des agissements de ses amis à Liège qui vont se lancer dans la Résistance une Résistance marquée très vite dans le mouvement wallon par la référence à de Gaulle puisque dès l'été 41, « Wallonie Libre » fait distribuer des tracts avec la photo de De Gaulle et la légende « La Wallonie livre est aux cotés de la France Libre » 4. Arille Carlier fera même un an de prison de 41 à 42 pour avoir distribué ces tracts. Pourtant il est sans cesse indirectement assimilé aux agissements de Thone et le livre reproduit une photo de Carlier aux côtés de l'abbé Mahieu en 1953 et aussi d'Aimée Bologne, photo prise par Maurice Bologne (p.127). Les textes de Mahieu dont nous avons parlé ne sont pas fort acceptables. En 1984, Roger Ferrier dans « Église et Wallonie » 5 sur d'autres points de la vie de ce prêtre avait été encore plus sévère : un imposteur se réclamant d'un diplôme de docteur en sciences politiques.Roland Ferrier m'avait confié aussi que Mahieu lui apparaissait comme un farfelu, un fraudeur usant de la parole d'une mourante dont il avait recueilli le dernier soupir pour devenir le président d'une association à la mémoire de Napoléon à Nice. Philippe Destatte cite d'autres textes de cet abbé Mahieu, incitant Maurice Bologne à la Résistance 6. Ce personnage trouble fonda un parti wallon en 1939 qui fut un échec retentissant.
Jugement sur le fond : des collaborateurs ?
Tout cela fait-il de Thone (et de Mahieu) des collaborateurs « au sens le plus péjoratif du terme » (p.123) ? Rousso et Burrin (historiens, l'un français, l'autre romand), proposent, pour déterminer la qualité de collaborateur, des concepts allant du presque blanc au noir (complicité dans les crimes contre l'humanité). La lecture des 1000 pages de Velaers et Van Goethem Leopold III (paru uniquement en néerlandais hélas !), l'utilisation de Burrin et Rousso, permettent de situer Léopold III, comme collaborateur, au moins en gris. Où seraient Mahieu et Thone selon ces deux auteurs ? Dans le presque blanc sans doute. Pas dans le gris clair à foncé où il nous semble devoir situer Léopold III 7. Or, à maintes reprises dans son livre, H.Hasquin fait de cette opposition de Thone à Léopold III une sorte de pierre de touche de son incivisme. Cet incivisme se définit par la volonté que Thone a de voir la Wallonie réunie à la France, idée maintes fois exprimée avant la guerre. Thone entend ici profiter des circonstances et notamment d'une hypothèse qu'a faite Hitler à cet égard lors d'une rencontre avec Darlan en 1941. Les membres du mouvement wallon à Liège - mais rien que là, notons-le - comme Schreurs, Thiry, Dehousse étaient au courant de ces conversations. Hasquin les appelle « négociations » ce qui nous semble tout à fait exagéré. Il ne s'agit en l'occurrence que de gens qui « négocieraient » ( ?) avec quelqu'un (Thone), « négociant » avec non pas « le régime de Vichy » comme le dit Hasquin, mais des hauts fonctionnaires et diplomates français certes fidèles au gouvernement français, mais qui ne sont pas des idéologues ni des engagés du « régime ». Le monde entier fait avec Vichy ce que Thone fait avec celui-ci : discuter. Car c'est de cela qu'il s'agit. La résistance française l'a fait longuement, les Américains, tout le monde. Le mouvement wallon n'est pas devenu aussi rapidement gaulliste qu'on ne le dit d'habitude, mais certains éléments le sont dès 1940. En outre Hasquin ne cite jamais que le groupe très liégeois autour du mensuel L'action wallonne et pas le Front wallon pour l'indépendance du pays par exemple qui édita le journal clandestin « La Meuse ». Il est douteux, que jusqu'en 1942, les gens de Liège aient eu « deux fers au feu » (p.129). Il conviendrait certes de nuancer l'image d'une résistance du mouvement wallon qui aurait été gaulliste depuis le 18 juin. Mais il n'y a pas là de quoi bouleverser l'idée que l'on en a.
Une « Omerta » » ?
Il est vrai que Thiry, à la mort de Thone, a fait le silence sur les contacts de son ami avec Vichy. Mais vu le peu de poids finalement de ces contacts, le fait qu'ils sont peu compromettants, j'avoue que je le comprends. De même mes amis Maurice et Aimée Bologne me parlaient de manière gênée du pétainisme de l'abbé Mahieu. À la p. 127 de son livre, H.Hasquin reproduit une photo prise par Maurice Bologne où figurent l'abbé Mahieu, Arille Carlier et Aimée Bologne. Les époux Bologne étaient fidèles en amitié. Ils n'ont pas considéré si condamnable que cela l'attitude de Mahieu, et ils en avaient une autre vision que celle que j'en ai. Mais comme Hervé Hasquin considère Mahieu comme un collaborateur « au sens le plus péjoratif du terme », il pratique évidemment ici la technique bien connue de l'amalgame : cette photo prouverait, illustrerait les compromissions du mouvement wallon, en l'occurrence des époux Bologne et d'Arille Carlier. Une photo de 1953 ! Où figure un Carlier ayant fait un an de prison dans les geôles allemandes pour son gaullisme de début 1941 ? Il y a aussi plus loin un texte à en-tête du Ministère des affaires étrangères de Vichy où est cité Fernand Dehousse, procédés discutables.
Il y a aussi quelque chose que je ne comprends pas dans le livre de H.Hasquin. C'est qu'il insiste sans cesse sur le fait que l' « Omerta », comme il l'appelle, aurait porté non seulement sur les contacts de Thone avec l'administration française sous Vichy (et non « le régime de Vichy »), mais aussi sur l'engagement rattachiste de « Wallonie Libre ». De même que sur le RDSW (« Rassemblement démocratique et socialiste wallon », avec des tendances indépendantistes, fédéralistes et rattachistes). C'est possible pour la période précise de la Libération. Mais juste après celle-ci, Fernand Schreurs va commencer à préparer le Congrès national wallon de 1945 où le premier mouvement de l'assemblée sera de porter non pas la majorité de ses suffrages, mais 46% d'entre eux (le meilleur score), sur la réunion à la France. Et cela sous la présidence d'un rescapé des camps de la mort, Joseph Merlot. À cause de ce résultat, le député d'Aspremont Lynden demandera à la Chambre le 7 novembre l'arrestation de certains intervenants 8. Il les assimilait à des inciviques. Le mot fit scandale car il visait des déportés, des résistants assimilés par ce terme à des traîtres et des collaborateurs. Il faudra vraiment qu'on étudie la portée exacte de ces contacts (indirects) entre certains membres éminents du mouvement wallon et des fonctionnaires et diplomates français sous Vichy. Hervé Hasquin ne dit nulle part que ces gens avec qui discutait Thone (et Thiry, Schreurs, Dehousse qui correspondirent avec lui depuis la Wallonie occupée), auraient été condamnés après la guerre. Ils étaient des fonctionnaires français, d'un État avec qui la Belgique n'était pas en guerre. Ils n'étaient pas des idéologues de Vichy, ni des gens de l'entourage de Pétain. Ils travaillaient pour un gouvernement non démocratique, ayant pris des dispositions odieuses contre les Juifs. Mais ces immenses travers du gouvernement de Pétain n'apparurent en pleine lumière en France que longtemps après. Pétain fut condamné d'emblée par de Gaulle au nom du seul patriotisme. Mais de Gaulle avait une vision politique et éthique que personne en France ne partagea avec lui en juin 1940. Les ralliements vinrent peu à peu, notamment après l'occupation de la zone libre fin 1942. Les grands Liégeois résistants sur qui Hervé Hasquin fait planer le doute se rallièrent en 1942, plus que probablement un an plus tôt, comme les autres régionales de Wallonie Libre, qui ne fut pas tout le mouvement wallon résistant au demeurant.
Quant à l'Omerta, l'usage du mot est risible. Loin d'un silence sur la question et outre la presse collaboratrice de 1942, Philippe Destatte (op. cit. p.202, note 48), signale les interpellations sur les mêmes faits à la Chambre des 7 et 8 novembre 1945, les « révélations » de Jo Gérard à ce propos critiquées dans Le Gaulois du 18/1/1947, les notes de Jacques Pirenne, dans le Rapport du secrétariat du roi sur les événements politiques qui ont suivi la libération, mai 1945-octobre 1949, p.12 et annexe 135. On peut encore citer Jo Gérard Une énorme baudruche. L'activisme wallingant, in Europe-Amérique, avril, 1950, pp 7-10, J.Wullus-Rudiger en 1956, M-F Gihousse en 1984, Alain Collignon et Francis Balace en 1994, Chantal Kesteloot en 1997 et 2002. Hervé Hasquin est simplement l'auteur le plus disert sur cette question à partir, selon lui, d'archives retrouvées de Thone. Mais dont j'avoue qu'il me semble que Chantal Kesteloot a déjà dit qu'elle les avait consultées.
Pas très loin de la calomnie
Le plus grave, c'est une des phrases de la conclusion d'Hervé Hasquin : « Les épisodes retracés n'ont au total que de très lointains rapports avec l'aura de la Résistance. On savait déjà que les Wallons et Bruxellois francophones s'y étaient beaucoup plus impliqués que les Flamands. Mais plus personne n'était dupe quant à la part marginale prise par le Mouvement wallon dans cette Résistance, même s'il réussit à s'accaparer quelques lauriers, tant fut considérable le discrédit dans lequel s'était embourbée un frange importante du Mouvement flamand. Toutefois combien n'est-il pas vulnérable ce Mouvement wallon, paré de vertus refusées à son pendant flamand ! N'était-ce pas une forme d'incivisme - en tout cas çà l'aurait été aux yeux de l'opinion publique - d'avoir choisi en pleine guerre la fin de la Belgique et le rattachement à la France ? Rien là de très glorieux ! Il valait mieux éradiquer jusqu'au moindre soupçon et faire oublier que les principales cibles de Wallonie Libre furent à côté des Nazis et des Rexistes, d'abord la Belgique, les Flamands, le Roi et le Gouvernement de Londres. Ouf, on pouvait tout de même s'attribuer une spécificité « antifasciste ».. » (p.134)
Les faits que l'on peut reprocher à Thone sont tout de même bien ténus et les Schreurs, Dehousse et Thiry n'ont qu'un rapport indirect avec les rapports entretenus par Thone avec des fonctionnaires du gouvernement français sous Vichy (du type de ceux qu'a « l'homme » avec l'« ours » et qui est « l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours »). Hervé Hasquin du haut de sa position d'historien veut accréditer l'idée que la part du Mouvement wallon dans la Résistance serait marginale. Mais il n'y a pas de synthèse sur ce phénomène qu'est la Résistance en Wallonie. En outre, la part wallonne dans la Résistance peut être de plusieurs sortes. Il y eut des Wallons membres du mouvement wallon qui entrèrent dans la Résistance (Massart, Carlier, Schreurs, Truffaut, Thiry, Bologne, Harcq...). Il y a eu énormément de résistants qui devinrent des militants wallons. Un rapide sondage sur les noms cités par L'Encyclopédie du mouvement wallon m'a fait compter 50% des noms cités dans l'Encyclopédie (et étant en âge d'avoir été résistants, soit les gens nés entre 1880 et 1930) comme ayant appartenu a priori ou a posteriori au mouvement wallon : prenons quelqu'un comme André Renard par exemple ou Julien Lahaut. Car si la Résistance reste encore aujourd'hui mal définie, dans ses enjeux, ses aspirations, ses faits et gestes, son poids politique et sociologique, il en va de même du mouvement wallon. J'ai même souvent écrit qu'il faudrait peut-être un jour que l'on renonce à cette idée d'un mouvement wallon et que l'on s'interroge plus sur ce qui globalement dans la société wallonne porte aux idées wallonnes. Marguerite Bervoets par exemple ne fait certes pas expressément partie du mouvement wallon, mais dans sa biographie, sa proche amie insiste sur son identité wallonne. On ne peut nier que le Congrès national wallon de Liège en 1945 émane de la Résistance. Surtout, l'insurrection de 1950 contre Léopold III en 1950 est très clairement une sorte de prolongation de la Résistance et les mots d'ordre wallons y dominent réellement. Mais cela ne veut pas dire que « Wallonie Libre » en soit l'âme unique.
Un apport nul aux vraies lacunes de l'histoire de Wallonie
Sur ces problèmes du sens exact de la Résistance et du mouvement wallon, la contribution de ce livre est quasiment nulle. L'énergie qu'on y a employée pour - via le mouvement wallon - salir la Wallonie aurait pu être employée à des tâches plus utiles d'un point de vue historique. Mais le retentissement que certains médias lui ont donné est encore plus révoltant comme cette question d'Isabelle Philippon dans Le Vif: « Comment se fait-il que le mouvement wallon n'ait jamais été accusé d'avoir collaboré ? » 9. La réponse est simple : parce que le mouvement wallon n'a PAS collaboré. Mais mentez, mentez... Il est évident aussi que dans une vision unitariste, le fait que la Wallonie ait eu une autre attitude que la Flandre gêne. Certes, celle de la Wallonie était la « bonne ». Comme il est « bon » que la Wallonie ne vote pas pour l'extrême droite. Ce n'est pas parce que cette vérité nous avantage que nous allons la nier.
Il est déjà si difficile de comprendre le mouvement wallon, la Résistance, leurs liens, le poids de ces liens dans la construction de la Wallonie qu'on se demande si cela en valait la peine de consacrer tout un livre de 130 pages avec un millier de notes sur des conversations qui sont plus que des conversations privées, sans doute. Mais dont l'enjeu ne dépasse guère des discussions entre amis, même si ces amis ont un poids dans la diplomatie et l'administration sans être des gens de premier plan.
Nous avons lu et relu ce livre peu essentiel - pour rester courtois - le plus scrupuleusement possible. Il n'apporte rien qu'une certaine lueur sur des faits avérés, mais très confus et en réalité sans vraie portée, avec un luxe de détails souvent inutiles. Ce livre est sorti dans une atmosphère peu favorable à la recherche et au dialogue sur notre passé. Les faits qui y sont rapportés sont vrais. Mais parce qu'il pratique l'amalgame et l'extrapolation, Les séparatistes wallons et le gouvernement de Vichy prend l'allure d'un libelle peu éloigné du sens de ce mot en anglais : « calomnie ».
- 1. Jean-Pierre Azéma, Jean Moulin, le rebelle, le politique, le résistant, Perrin, Paris, 2003, p.198.
- 2. François André, Papon anamnèse française, amnésie belge, in TOUDI, n° 7/8, décembre 1997.
- 3. Paru chez Fayard, Paris, 1997 et longuement cité par François André dans Papon...
- 4. Article Arille Carlier dans (Paul Delforge, directeur) Encyclopédie du mouvement wallon, tome I, p. 230-232.
- 5. Roland Ferrier L'abbé Mahieu, Figures ecclésiastiques du mouvement wallon, in JE Humblet, T.Dhanis, Église et Wallonie, chances et risques pour un peuple, EVO, Bruxelles, 1983, pages 92-108.
- 6. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Charleroi, 1997, p.199.
- 7. François André, D'un château l'autre, Léopold III de Wijnendael à Argenteuil, Léopold III a-t-il collaboré in TOUDI n° 39-40, janvier 2002, Les faces cachées de la dynastie belge, pp. 11-12. François André cite Rousso et Burrin pour qui le gris foncé dont nous parlons correspond au concept d'accommodement (dans les aspects variables des collaborations). F.André montre que Van Acker lui-même, coïncidence, s'était servi du même terme d' « accommodement » pour définir la position de Léopold III face à l'Allemagne, lors de la séance de la Chambre belge du 20 juillet 1945.
- 8. Encyclopédie du mouvement wallon, Tome I, p.243.
- 9. Le Vif-L'Express, 23/30 janvier 2004.