Science, appartenance, identité

A propos du compte rendu du livre de Ph.Destatte sur L'identité wallonne (IJD, Charleroi, 1997) par Chantal Kesteloot
Toudi mensuel n°12, juin-juillet 1998
Le compte rendu (une vingtaine de pages) par Chantal Kesteloot du livre de Ph. Destatte L'identité wallonne (IJD, Charleroi 1997), Être ou vouloir être, le difficile cheminement de l'identité wallonne (in Cahiers/Bijdragen, Bruxelles, 1997 n° Nationalisme), a été lu et relu ici longuement. Polémique entre historiens? Non, problème épistémologique et politique central.
Rappelons que Ph. Destatte rassemble une gerbe d'éléments nouveaux notamment: 1) jusqu'à 1914, 2) de 1930 à 1940, 3) sur la guerre et l'après-guerre. Dans TOUDI n° 3, nous comparions cette approche nouvelle de Ph. Destatte avec Histoire de la Wallonie de L.Genicot (Toulouse, 1973), L'identité wallonne et sa prise de conscience de G.H. Dumont (in Études et expansion Liège, 1980) et Mouvement wallon et identité nationale (CRISP, 1993) de C.Kesteloot. Or ces textes de 1973, 1980 et 1993 firent autorité et avaient contribué à installer une vision classique du mouvement wallon comme: 1) marginal (et/ou élites coupées des masses); 2) réaction (notamment linguistique) au mouvement flamand. Quasiment à l'exact opposé de ces deux thèses, Ph. Destatte montre que le mouvement wallon est mouvement populaire dès 1912 et projet positif d'autonomie (non pas «réaction à»).

Trois objections injustifiées

C.Kesteloot ignore ces nouveautés comme nouveautés puis met en cause leur portée. Pour avant 1914 et, surtout, 1912, elle écrit, après avoir relaté l'importance du mouvement selon Ph. Destatte, qu'il n'explique pas pourquoi, en 1913, la grève générale n'est pas wallonne (sauf sa localisation): «Pourquoi le mouvement wallon ne s'ancre-t-il pas plus durablement dans le combat ouvrier? [...] le relais du militantisme wallon ne pouvait-il répondre aux élans révolutionnaires de la classe ouvrière? On peut en douter.» (pp 186-187).
Doutons à notre tour. Il s'agit de nier l'importance des aspirations wallonnes manifestées en 1912 et soulignées par Ph.Destatte et, entre autres, l'effet de la Lettre au Roi de Destrée publiée dans les quotidiens les plus lus de Liège et Charleroi. La grève générale de 1913 était lancée sur un thème général, il est normal que tous aient accepté l'unité du mouvement, vu l'enjeu: le suffrage universel! (Certains d'ailleurs espéraient du suffrage universel qu'il résolve le problème d'une domination flamande que le vote plural avantageait voire permettait selon eux). Si le mouvement ouvrier et socialiste est prégnant du mouvement wallon dès 1912, cela annonce seulement de futures convergences. Comme les divergences de sensibilité encore plus anciennes entre Wallons et Flamands constatées par un Engels vingt ans plus tôt. Rien ne nécessitait que tout cela engendre - immédiatement - une grève «wallonne». Pourquoi un historien devrait-il expliquer un événement qui ne s'est pas produit? Au moins immédiatement?
Pour la période 1930-1940, Ph. Destatte montre que la lutte contre la politique de la neutralité n'a pas été marginale (comme le laissent entendre aussi les trois textes de notre «échantillon» de plus haut) 1: campagne de presse du journal L'Express à Liège en 1936, fondation en 1937 de l'Entente Libérale Wallonne avec Jean Rey, Jean Materne de Jambes et le directeur de La Gazette de Charleroi, congrès de janvier 1938 des communistes wallons (10 % des suffrages en Wallonie, bien plus dans les régions industrielles), interpellation d'un Truffaut... Théo Dejace, secrétaire de l'antineutraliste Rassemblement universel pour la paix, estime que 100.000 Liégeois en faisaient partie. De tous les points de Wallonie, les attaques contre la neutralité se multiplient. Certes, elles sont peu entendues en haut lieu. En outre, les parlementaires wallons y pouvant faire écho votent pour les gouvernements qui l'appliquent. C'est le moment que choisit C.Kesteloot pour lancer une deuxième flèche: «Comment expliquer cette divergence d'attitude entre les déclarations faites dans la presse d'action wallonne d'une part et à la Chambre d'autre part? [...] il nous semble qu'il s'agit là d'un bel exemple de l'impuissance du mouvement wallon.» (198). Les mots nous manquent! Si les positions de fermeté vis-à-vis de Hitler avaient réussi à se faire entendre ailleurs qu'en Belgique, on pourrait admettre cette remarque. Mais les antifascistes ne parvinrent à pousser leurs gouvernements à la fermeté dans aucun pays d'Europe occidentale et démocratique. Ni l'Angleterre de Chamberlain ni la France de Daladier. Ni la Hollande. Ni le Danemark (se rendant immédiatement). Ni la Suède (ouvrant ses frontières à l'envahisseur pour qu'il poignarde la Norvège où un Quisling devint l'emblème de la trahison). Mouvement wallon impuissant? Partout, les futurs partisans de Churchill, de De Gaulle, des Résistances le furent plus encore.
Pour la période de la Résistance, C.Kesteloot estime que le mouvement wallon échoue à se la rallier «car ses revendications sont étrangères à une partie de la résistance qui se drape, au contraire, dans le drapeau belge». Mais si le mouvement wallon ne rallie pas «une partie» de la Résistance, c'est qu'il rallie... l'autre partie. Et cela s'accomplira dans la fureur inouïe des événements de juillet 1950: on ira jusqu'à remplacer le drapeau belge par le drapeau wallon sur les édifices publics 2

Partialités

C.Kesteloot reproche aussi à Ph.Destatte d'insister à ce point sur les dimensions économiques et politiques du mouvement wallon qu'il en vient à minimiser ses griefs linguistiques. Mais Ph. Destatte a parfaitement raison en tant qu'historien, d'atténuer la dimension linguistique des choses. Un Manifeste francophone n'a-t-il pas été proposé par trois Professeurs d'Université et un historien, signé ensuite par de nombreux autres (et beaucoup d'historiens!), soulignant cette seule dimension linguistique et faisant quasiment silence sur le reste? C.Kesteloot affirme que le mouvement wallon réagit à un mouvement flamand dont elle souligne à juste titre que le linguistique est aussi l'emblème de revendications sociales, politiques, économiques. Mais pour le mouvement wallon, la langue n'est pas, ne peut pas devenir et n'a jamais été l'emblème d'aspirations de ce type.
C.Kesteloot n'échappe pas plus que Ph. Destatte à ses conditionnements par une époque et un lieu: habitante de Bruxelles, ville en position d'extériorité par rapport à la Wallonie, on peut comprendre qu'elle perçoive la Wallonie un peu comme «étrangère». Que, malgré sa spécialisation comme historienne de la Wallonie, elle conserve, à l'égard de l'objet étudié, une distance et une froideur qui se sentent souvent. Mais celles-ci ne la rendent pas plus apte à juger des choses (nous y revenons dans les conclusions). Quel que soit l'objet d'investigation d'une science, exacte ou humaine, lorsqu'un chercheur s'y arrête, s'en préoccupe, il prend - et doit prendre - un vif intérêt à la chose observée. Au-delà du mouvement wallon (et ceci est repris à une autre observation - très juste - de C.Kesteloot), il y a des enjeux plus vastes, ancrés en Wallonie mais la débordant (antifascisme, socialisme, démocratie). À force de prendre ses distances, C.Kesteloot se rend suspecte d'une partialité paradoxale. On doit se méfier du chercheur acharné à prouver une thèse (cependant, il annonce la couleur), mais plus encore du chercheur qui dévalorise l'objet de sa recherche (le scepticisme rassure mais est un autre parti pris).
Sur les vingt pages de son compte rendu, C.Kesteloot, attachée à un centre de recherches sur la guerre mondiale, en écrit deux sur la période de guerre revisitée par Ph. Destatte: exclusivement consacrées à des écrits pro-Vichy de l'abbé Mahieu et de G.Thone! Tout le reste - comportements divergents des régiments flamands et wallons, prisonniers de guerre, projets politiques résistants - n'est pas relevé! Pourquoi s'étendre sur ces deux pro-Vichy qui ne signifient plus grand-chose?
Un reproche avait été adressé à Ph. Destatte, sur son précédent ouvrage de vulgarisation où, parlant d'éléments très anciens, il pouvait laisser penser qu'un lien formel existait entre les Wahla (ces Celtes romanisés dans un espace correspondant à la Wallonie actuelle) et Jules Destrée. Destatte tient compte de cette objection et laisse ouverte la question du lien entre les siècles antérieurs et la Wallonie actuelle. Ainsi, au début de son livre, après avoir pris ses distances vis-à-vis de toute conception finaliste de l'histoire, il indique - brièvement - ce qui a caractérisé les pays wallons dans les siècles précédant la Wallonie du XXe siècle (antiquité de notre romanité, luttes politiques liégeoises du XIVe, constante compétence industrielle, provinces d'ordres religieux annonçant la Wallonie au XXe etc.).
Or, malgré la prudence de Ph. Destatte, C.Kesteloot regrette déjà qu'il soit simplement fait mention de ces éléments! Est-il pourtant si contre-indiqué - «Grande a été notre déception», écrit l'historienne - de parler du passé wallon avant 1880? 13 pages, de la préhistoire à 1795! Et une petite vingtaine de 1795 à 1880! Ce n'est quand même pas terrible!

Oubli de l'histoire et de sa spécificité

Cela n'empêche pas C.Kesteloot de foncer, furieuse: «Certes, comme le rappelle l'auteur, il ne s'agissait pas de réécrire toute l'histoire des régions constitutives de la future Wallonie. Mais comme tel, ce premier chapitre ne nous paraît pas contribuer à une meilleure compréhension de l'ensemble. En effet, si ces éléments historiques font partie du " bagage " qui a fait naître une prise de conscience wallonne telle que définie par l'auteur, pourquoi ces éléments n'ont-ils pas donné naissance à un sentiment identitaire plus large, mieux assuré, en d'autres termes, pourquoi certaines forces politiques, économiques et sociale sont-elles restées indifférentes voire hostiles à une prise de conscience sinon à un engagement au nom de la Wallonie?» (p.184). Donc, Destatte est finaliste au pire sens du terme s'il parle de la Wallonie avant 1880 - et seulement s'il en parle, cela suffit! Mais alors, qu'est-ce qui a précédé la Wallonie contemporaine? Tombe-t-elle du ciel?
Ici, notre amie n'est plus historienne (elle le reste par ailleurs!). L'Histoire a affaire avec le Temps! L'Histoire peut et doit - avec prudence, mais aussi parfois l'audace de Braudel - établir ce qui lie les événements entre eux selon le vieux principe de causalité sans lequel toute pensée humaine imploserait. Est-il si énorme de suggérer qu'un lien existe entre, par exemple, la Wallonie sidérurgique du 17e, avec l'attrait exercé sur un pays comme la Suède, et la Wallonie d'aujourd'hui? Si ce lien existe, aussi ténu soit-il - il existe évidemment! - cela ne signifie pas qu'il faudrait alors, nécessairement, que la conscience wallonne d'aujourd'hui, chez tous les Wallons et dans toute la Wallonie, soit une conscience encyclopédique, riche de tous ces faits. Pourtant, c'est ce que laisse entendre C.Kesteloot. De même, s'il y a une dimension wallonne dans le mouvement ouvrier de 1912, comme elle ne provoque rien dès 1913, cela ne compte plus. Même chose pour la contestation de la neutralité en 1930-1940 qui ne provoque pas l'abandon de cette politique, ou pour la résistance. L'histoire en en se modelant sur l'espace, «partes extra partes», «parties extérieures les unes aux autres», se découpe trop, se morcelle, disparaît. C.Kesteloot va lui donner bientôt le coup de grâce.

A science historique impossible, Wallonie impossible

C.Kesteloot en effet, va plus loin. Elle semble nier que des liaisons soient possibles entre des faits fort éloignés dans le temps (le 17e siècle et l'époque contemporaine par exemple) mais aussi entre événements plus proches: par exemple entre l'agitation wallonne de 1912 et les dimensions wallonnes des grèves de juillet 1950 ou après. Si l'on ne peut absolument rien dire à ce propos, même minimalement, alors histoire, sociologie deviennent impossibles et toute science sociale. C'est à quoi mènent les conclusions du compte rendu de C.Kesteloot. Lisons: «L'auteur posait la question de l'identité, de l'affirmation politique de la Wallonie [...] il nous laisse sur notre faim. Dans quelle mesure cette quête identitaire s'est-elle enracinée dans les milieux culturels, politiques et sociaux qui lui demeuraient étrangers voici plus d'un siècle? Comment cette affirmation wallonne est-elle perçue par la masse des citoyens wallons? Comment ceux-ci gèrent-ils les identités entrecroisées et superposées que leur prêtent les analystes politiques? En fin de compte, comment la réalité du fédéralisme a-t-elle conduit à des changements identitaires? Comment mesurer les changements? En fonction de quels facteurs interviennent-ils? Comment analyser à long terme des moments d'une force émotionnelle comme la Belgique en a traversés ces dernières années? Les changements identitaires sont-ils uniquement d'ordre politique ou induisent-ils aussi le champ culturel? Autant de questions qui restent ouvertes...»
Des questions ouvertes sont des questions appelant de multiples réponses. C'est sans doute vrai de l'une ou l'autre de celles que nous venons de citer. Mais cette armada finale de «questions ouvertes» montre que C.Kesteloot doute voire nie que la population wallonne sache:
que 60.000 prisonniers sont restés en Allemagne;
qu'elle a empêché le retour du roi de 45 à 50;
qu'elle s'est soulevée en 1950, massivement, confinant la marche blanche à l'anecdote;
que les fédérations syndicales ont ensuite toutes pris parti pour le fédéralisme;
que le déclin démographique et économique s'est aggravé dans les années 50;
que la Wallonie y a perdu des centaines de milliers d'emplois et en souffre encore;
que la Belgique a ignoré ce drame;
qu'il y a eu 500.000 grévistes en 60-61 durant six semaines;
qu'une pétition wallonne a recueilli 600.000 signatures en 1963;
que grèves et défilés syndicaux ont tous arboré le drapeau wallon les trente années suivantes; que José Happart recueille des centaines de milliers de voix aux élections européennes;
que seules les fêtes de Wallonie sont populaires, (21 juillet, roi, Communauté = ennui);
qu'un Parlement et un gouvernement wallons fonctionnent;
qu'une culture wallonne s'épanouit en livres, pièces, analyses, films, oeuvres;
que nombre de Wallons sont morts victimes des barbaries belges, nazies et capitalistes;
que les Wallons se sentent wallons (les sondages s'y plient en distinguant les résultats);
que la République est peu proposée mais plus que jamais auparavant.
On suppose la Wallonie incapable d'établir des liens entre individus, groupes, événements, et qui, de ce fait, perdant son identité, n'étant plus société, ne peut être étudiée. Essayons de comprendre les raisons d'un tel refus et rejet.

Conclusion intermédiaire

Ph. Destatte a rassemblé des faits sans toujours établir explicitement le lien entre eux, mais cela se comprend: si un pays existe, les événements qui s'y déroulent s'enchaînent (au moins au sens large) les uns aux autres. M. Quévit (Les causes du déclin wallon, BXL, 1978) a mis en évidence le lien de causalité entre le type de bourgeoisie exploiteuse de la Wallonie, la montée de la bourgeoisie flamande, son occupation de l'État et le déclin wallon des années 1950-1990, Bernard Francq (Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, BXL, 1991), Serge Deruette ou F.Bismans (voir leur débat dans TOUDI, annuel, n° 6, 1992 par exemple), ou encore Francine Kinet, donnent les raisons précises et complètes de l'engagement ouvrier dans le combat wallon. Ph. Destatte cite d'ailleurs Quévit et Francq (l'un établit l'unité d'une Wallonie subie, l'autre d'une Wallonie productrice de mouvement social). Si C.Kesteloot reproche à Ph. Destatte de n'être pas assez explicite, c'est que, pour l'historienne bruxelloise, la Wallonie, avant tout autre chose, doit assumer, seule, la charge de la preuve de son existence devant le Tribunal de l'Histoire. Notamment à cause des diverses sensibilités qui la traversent (belge, francophile et/ou rattachiste, autonomiste wallonne) et que Ph. Destatte nierait (ce qui n'est pas le cas). Ces diversités, loin de contredire l'unité wallonne, la fondent: le Congrès national wallon de 1945 les a mises en débat, Jean Louvet les a mises en intrigue dans la pièce de théâtre Le coup de semonce. Au moins dans le sens le plus large du terme, on ne peut nier que la Wallonie forme une société, un pays. Pourquoi persiste-t-on à le nier? Il faut aller en chercher les raisons au-delà de la démarche historienne.

Identité, science, appartenance

Paul Ricoeur fait remarquer dans Science et idéologie 3 que toutes les sciences sociales ont comme idéal un «savoir objectivant». Mais que celui-ci «est précédé par une relation d'appartenance [souligné par Ricoeur] que nous ne pourrons jamais entièrement réfléchir. Avant toute distance critique, nous appartenons à une histoire, à une classe, à une nation, une culture, à une ou des traditions. En assumant cette appartenance qui nous précède et nous porte, nous assumons le tout premier rôle de l'idéologie, celui que nous avons décrit comme fonction médiatrice de l'image, de la représentation de soi.» (p.328) Par «idéologie» Ricoeur entend ce fait qu'une société doit se représenter (il y en a mille façons) pour exister. Cette représentation est une nécessité et un traquenard car c'est dans les représentations de soi que se glissent aussi erreurs, déformations etc. Mais nous ne pourrons jamais nous dégager absolument de l'idéologie créatrice d'identité et qui fonde nos appartenances et adopter le point de vue de Sirius. Cependant, il est possible de construire à partir de cet ancrage premier sans distance, une réflexion relativement autonome, un savoir indépendant (toujours relativement) et de prendre une distance par rapport à nos préjugés d'appartenance. C'est ce qui rend possible, selon Ricoeur, la «dialectique de la science et de l'idéologie» (ou/et de l'appartenance): prendre ses distances, critiquer le groupe auquel on appartient, c'est encore lui appartenir. On ne peut prendre ses distances que par rapport à un groupe auquel on appartient et prendre ses distances par rapport à lui, c'est encore une façon de lui appartenir. Certains, cependant, appliquent aux seuls discours adverses la règle selon laquelle tout discours humain subit une déformation (idéologique), sans s'appliquer à eux-mêmes cette loi, et croient pouvoir dire qu'ils sont au-dessus de toute appartenance de telle manière qu'ils parlent du point de vue de Sirius. Anne Morelli applique ce terrorisme intellectuel avec l'inconscience nécessaire pour persévérer dans une telle attitude. C. Kesteloot et tant de Bruxellois sur l'identité wallonne diffèrent radicalement de cette position qui empêche la discussion. Il y a cependant entre eux et ce que nous venons de rappeler une petite similitude (qui n'empêchera cependant pas un vrai dialogue).

Distance critique et distance d'origine

Excellente historienne, dotée de cette maîtrise qui séduit chez les jeunes femmes d'aujourd'hui, C. Kesteloot est très préoccupée de savoir objectivant. D'où la distance qu'elle adopte à bon droit dans ses recherches (sources, recoupements etc.). Mais cette distance a, ici, une origine plus discutable: la position d'extériorité par rapport à l'identité wallonne qui découle de l'appartenance bruxelloise. Il se produit alors une confusion. Beaucoup de Bruxellois, quand il s'agit de Wallonie, confondent la distance intellectuelle que tout chercheur doit prendre et la distance qui découle de la position d'extériorité de Bruxelles à l'égard du pays wallon: bref, confondent distance critique et distance d'origine (bruxelloise). Chez un Flamand ou un étranger, la distance d'origine (flamande ou française etc.), est si nette qu'elle ne peut être confondue avec la distance critique: un Flamand, un étranger se savent étrangers (relativement puisque rien d'humain ne saurait l'être absolument), et savent que cette distance d'origine, loin de se confondre avec la distance critique, relève de leur appartenance, des préjugés que leur propre groupe nourrit sur la Wallonie (ou de l'ignorance où on la tient etc.). Les Bruxellois, en revanche, proches de la Wallonie, peuvent la considérer comme leur, être perçus et se percevoir comme lui appartenant, tout en étant, de fait, dans la position d'extériorité rappelée plus haut. Sur un thème comme l'identité wallonne surtout, confondant distance critique et distance d'origine, sachant par ailleurs que la reconnaissance de l'identité wallonne relativise leur centralité, les Bruxellois en arrivent, comme Bruxellois et non comme esprits critiques, à mettre la Wallonie à distance, à en douter, à la nier, en toute bonne foi. Une Wallonie très autonome, relativisant ipso facto leur centralité , leur pose un problème existentiel s'exprimant par l'interrogation sans cesse entendue: «Et Bruxelles, là-dedans?» Or le poids de « Bruxelles» - Université, Télévision, Radio, Presse etc. - est si lourd de tout ce qui permet les représentations et nourrit donc l'idéologie (au sens de support obligé de l'identité chez Ricoeur), que cette ville dominante, pour le rester, minimise l'identité wallonne. Mais la bonne foi de «Bruxelles» est si entière sur ce thème, qu'elle soulignera, sereinement, une absence pure et simple plutôt que de procéder à une négation directe.
Le titre du compte rendu Être ou vouloir être, le difficile cheminement de l'identité wallonne est révélateur. Il insinue que, puisqu'il n'y a pas d' «être» critiquement établi, cela pousserait les Wallons comme Ph.Destatte à «vouloir être» ( " wishful thinking ") ce qu'ils ne pourraient prouver (soi-disant!). Mais il est un autre " wishful thinking " négatif, inconscient, parce que illusoirement critique: le «difficile cheminement de l'identité wallonne» chez les Bruxellois francophones, par refoulement de deux parts de ce qu'ils sont: ce qu'ils sont: par eux-mêmes, sans position de surplomb, et ce qu'ils sont par une histoire et une identité, celles de Wallonie, qui les concernent autant que les Wallons.
José Fontaine
PS: «Bruxelles» faisant exister la Belgique sur le mode de la dénégation (belgitude), par refus du concept ( Critique Politique), se demande: pourquoi les Wallons ne se refuseraient pas aussi.

  1. 1. Jean Stengers reprend cette allégation dans le n° 1 de Politique, Bruxelles, 1997.
  2. 2. H.Theunissen, 1950. Ontknoping van de koningskwestie, De Nederlansdsche Boekhandel, Antwerpen/Amsterdam 1984.
  3. 3. Paul Ricoeur, Science et idéologie, in Du texte à l'action, essais d'herméneutique, Tome II, pages 303-331, Seuil, Paris, 1986. Communication au 700e anniversaire de Thomas d'Aquin à Leuven, 7 mars 1973 d'abord publiée par La Revue Philosophique de Louvain, mai 1974.