Scènes 1 et 2
Un homme donne un coup de brosse sur le plateau : c'est un artisan de profession. Un accent de Liège.
L'ARTISAN - Dix pour-cent. Peut-être davantage. On en a écrit des adresses : dix mille, plus peut-être. Moi, j'en ai bien fait deux mille après ma journée. Résultat : on attend plus de mille personnes. Du dix pour-cent. Mille congressistes, on n'a jamais vu cela dans l'histoire du mouvement wallon.
Du monde choisi : ministres, députés, conseillers. Des professeurs d'athénée, d'université. Economistes du Conseil économique wallon. Des intellectuels, des historiens, des artistes de l'APIAW.
Une assemblée de notables qui va faire du bruit ! C'est Joseph Merlot qui va présider. Quel homme ! Il revient d'un camp de concentration; il paraît qu'il flotte dans sa jaquette. Il est malade.
(Il rit)
Un ministre du roi qui va devoir accepter le rattachement à la France ! Vous voyez cela d'ici : il va avoir du fil à retordre.
Moi, je suis un travailleur manuel : nous n'en verrons pas beaucoup pendant ces deux jours. Dans la Résistance, il y en a eu beaucoup des travailleurs, même des étrangers. Mais les syndicalistes n'ont pas encore créé la FGTB : ce sera pour décembre. Chaque chose en son temps.
Deux jeunes entrent au fond de la salle, portant des urnes.
UN JEUNE - Ce sont des urnes. Nous sommes les commissaires de "Jeune Wallonie".
L'ARTISAN - Les deux urnes ? Oui, posez-les à l'entrée.
Les deux jeunes sortent.
L'ARTISAN - Je me demande comment vont se passer les deux votes. Un aujourd'hui, un demain. Ah ! normalement; tout est réglé comme du papier à musique. Il y a même un huissier de prévu pour contrôler. Et, bien sûr, des scrutateurs.
Un temps.
Il y a quelqu'un ?
Neuf heures, c'est un peu tôt. On attend la foule pour dix heures et demie.
Il y a quelqu'un ?
Est-ce que ceux de l'accueil sont déjà là ?
Madame Schreurs, oui, sans doute. Elle en a fait un de travail, cette personne-là !
Il scrute le fond de la salle.
On n'entre tout de même pas ici comme dans un moulin. C'est une dame. Oui. Il n'y en aura pas beaucoup au Congrès.
Entrez, vous êtes la première. Il en faut un, pardon une.
A vous l'honneur.
Une femme est entrée par un côté; elle est suivie par une autre. Elles vont se parler au-dessus du public, puis se rejoindre au pied de la scène. La première s'appelle Thérèse; elle entre lentement. L'autre, Martha, est très émue.
MARTHA- Thé....Thérèse....
Thérèse se retourne, la regarde
MARTHA- Thérèse, oui... C'est vous.
THERESE - Oui...
MARTHA- Vous êtes venue, vous êtes venue ....
Elles tombent dans les bras l'une de l'autre.
Un temps
THERESE - Un peu à l'avance... Les trains, il n'y en a pas beaucoup encore.
Thérèse se met à pleurer.
MARTHA- C'est tout... c'est fini.
THERESE - Oui. C'est fini, vous avez raison
MARTHA- J'ai tant pensé à vous quand j'ai appris.
THERESE - Dans huit jours, c'est la Toussaint. C'est la première fois que j'irai sur sa tombe. Mais nous penserons aussi à François Bovesse, à Georges Truffaut, à Luc Javaux, à tant d'autres qui ont donné leur vie contre le fascisme.
MARTHA, riant - Vous vous souvenez de cette réunion clandestine dans la cave ? Nous avions les pieds presque dans l'eau.
Vous n'avez pas changé.
THERESE - J'avais chauffé mon tisonnier dans le poêle, au rouge. Les gens l'avaient tondue. Quand elle est passée devant la maison.... (Elle lève violemment le bras comme pour frapper, puis le laisse retomber). Elle est passée comme elle est venue.
MARTHA- Oui. Vous avez bien fait.
THERESE - Regardez la salle, nos couleurs : rouge et jaune. Notre congrès, cette fois-ci, c'est le bon !
MARTHA- Le mouvement n'a jamais été aussi décidé. Asseyez-vous, reposez-vous.
THERESE - Nous avons été plus forts que les nazis, plus forts que la mort. Nous sommes libres, libres !
MARTHA - Oui, oui, je vous crois.
THERESE - Et nous allons libérer la Wallonie. Mon fils n'aura pas donné sa vie pour rien. Vive la Résistance !
MARTHA- Il est avec nous, Thérèse, il est avec nous.
THERESE - ... n'est-ce pas ! Nous sommes à l'avance. Mon mari est dehors. Debout, lui aussi. Debout dans Liège. Il y a des affiches partout. Le monde entier doit savoir. Ce n'est pas un congrès, ce sont les Etats généraux. (Elle sort)
MARTHA, la suivant- J'aime mieux la voir comme ça....
Scène 2
Bruits d'une salle qui commence à se remplir.
VOIX OFF - Regardez, voici ceux de Verviers.
- Ceux de "Wallonie libre".
- Encore des rattachistes (Il applaudit).
- Pourquoi dites-vous : encore ? Moi, je suis fédéraliste.
- Bon courage. Vive la France !
- En voilà des façons : cela commence bien.
- Monsieur et Madame Harcq ! Vous êtes là !
- Regardez-les bien. Voilà ceux qui ont relevé le gant avec quelques amis en juin 40.
- Ceux qui ont relevé la tête.
De chaque côté, des congressistes descendent. Une sorte de choeur.
L'ARDENNAIS - Au mois d'août 45
Hiroshima en fleurs
a donc vu la lumière
que les hommes n'avaient jamais vue.
LE BORAIN - Bientôt le mois prochain
s'ouvrira à Nuremberg
le procès qui fera la lumière,
une autre. LUMIERE.
LE "FRANCAIS" - Entre le mois d'août 45
et le mois de novembre,
on dira plus tard :
il y a eu le Congrès,
celui qu'on n'oubliera plus.
L'INDEPENDANTISTE - Entre samedi et dimanche,
il y aura une nuit,
la bonne,
celle qui porte conseil
pour les mûres décisions.
(Musique)
THERESE - Ecoutez les orchestres d'un peuple
qui règle ses instruments.
Ils arrivent de partout,
à deux à trois,
Comme dans la Résistance.
Aujourd'hui, ils ne rasent plus les murs.
LE FEDERALISTE - Les projecteurs ne s'éteindront plus.
Nous sommes sur la scène.
Nous ne la quitterons plus.
Nos détracteurs diront,
je les entends déjà,
d'Aspremont-Lynden et compagnie :
"La représentation n'a pas eu lieu"
Laissons-les dire.
En Belgique, il faut tenir.
Durer.
Longtemps.
LE BORAIN - Dans les camps de prisonniers,
nous avons inventé mille choses
pour survivre.
LE "FRANCAIS" - Nous avons fait des bagues
avec des pièces de monnaie,
des chaussures avec des bouts, des riens.
L'INDEPENDANTISTE - Nous redresserons nos maisons sinistrées
avec un gouvernement déjà qui tarde à nous aider.
Nous tracerons des routes.
Nous sommes sur la scène,
nous ne la quitterons plus.
Nous sommes les Wallons du dimanche,
de congrès en congrès,
depuis soixante ans.
L'ARDENNAIS - Comment rester neutre
après l'incendie du Reichstag ?
De grandes voix nous avaient prévenus,
Albert Einstein,
Thomas et Heinrich Mann
Eric-Maria Remarque.
Ils nous avaient prévenus.
Ils avaient dit déjà
les camps de concentration,
les Juifs assassinés,
les syndicats détruits.
La Gestapo,
la nuit des longs couteaux,
la dévastation des corps
et celle des esprits.
Neutre à l'aube
de la Nuit de cristal ?
Neutres devant les Sudètes ?
NON, nous disions : non.
L'Etat belge, lui, disait oui.
Enfin
si tard
trop tard
enfin quand même
la France et l'Angleterre ont déclaré la guerre.
Non, en juin 40, la guerre n'était pas finie.