Socialisme belge puis wallon: dérive ou continuité?

Toudi annuel n°6, 1992

Serge Deruette

Serge Deruette

Francis Biesmans

Francis Biesmans

Bernard Francq

Bernard Francq

TOUDI - Nous voudrions poser cette question qui nous semble essentielle à propos de la dialectique mouvement ouvrier/question Nationale: est-ce que cette question nationale n'a pas été purement et simplement instrumentalisée par le mouvement socialiste ? Est-ce que, en Wallonie, la question Nationale n'a pas été purement utilisée par le mouvement ouvrier, indépendamment de son contenu riel, à un certain stade de son ascension?

Francis Biesmans - On peut dire que le mouvement ouvrier s'est préoccupé de la question nationale dans la mesure où il voulait contrôler l'État, ou mieux même, s'en emparer, mais l'État, l'État ce n'est pas nécessairement la Nation. C'est la première grande distinction qu'il faut faire sinon on n'en sort pas ... On ne peut pas présenter la grève de 60-61 comme un mouvement social qui a lutté pour la construction de son Etat. Historiquement, les faits ne vont pas tellement dans ce sens-là, dans le même sens qu'un mouvement comme celui de libération nationale au Mexique, par exemple, qui fait la révolution pour construire son Etat. De plus, il y a un souvenir historique qui est extrêmement douloureux dans le mouvement ouvrier et cela se passe à la fin de la IIe Internationale, en 1914 : là, c'est le mouvement ouvrier qui perd par rapport à la Nation. Cela a laissé des traces.

Bernard Francq - Moi je poserais plutôt la question en disant que du côté du mouvement ouvrier il y a une plus grande réticence à aborder la question nationale parce qu'on sent bien que cela vient recouvrir la lutte des classes dont l'enjeu essentiel, pour parler de la Belgique, c'était quand même de dire qu'il y a des ouvriers qui veulent être reconnus et trouver leur place dans la société. En exagérant un peu, on pourrait dire que les patrons avant 1914 tiennent un peu le même discours que Léopold II sur les Noirs. Je force le trait : parce que l'ouvrier était une bête, qu'il n'y avait pas de statut social, même s'il y avait quand même quelques mesures législatives qui s'esquissaient. Donc j'ai une réticence à me lancer dans cette affaire de la question nationale.

TOUDI - Pareille analyse n'est quand même plus vraie à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale.

Francis Biesmans - Moi, je voudrais revenir peut-être aussi sur la question de la délimitation du problème. Pour le moment, ce qu'on peut dire c'est qu'il existe à mon sens deux États nationaux. L'État national en temps que tel c'est un produit de l'histoire et dans ce binôme Etat/Nation, il y a au moins deux choses qui interviennent : c'est l'État d'un côté et la Nation de l'autre. Je constate que ce qu'on appelle État, si on veut fonder cela historiquement, il faut remonter très très haut. La centralisation étatique en tant construction d'un appareil, cela date du 12e ou 13e siècle. Des Etats modèles de ce point de vue là c'est, par exemple, la France. Alors, la Nation en tant que telle c'est un produit plus récent. Je la ferais remonter à la Révolution française pour l'essentiel et ce qu'on constate c'est qu'il y a une certaine forme d'unité qui est pensée autour du terme de Nation et qui fait que vis-à-vis de l'extérieur, on proclame la Patrie en danger, etc. Il y a une identité française qui se constitue à ce moment-là. Donc l'État vient quasiment du fond des âges et là on peut dire qu'il y a une continuité, mais le concept de Nation est beaucoup plus récent. Et c'est le résultat d'un processus essentiellement historique : de ce point de vue, des entités ou des concepts comme classe ou Nation pour moi sont du même ordre ; ce sont des produits de l'histoire et donc par conséquent l'examiner en général ne me parait pas valable : il faut se référer à la situation concrète et dans le cas de la Belgique, ce qui apparaît nettement, c'est qu' il y a une révolution industrielle qui se produit en gros sur la période déterminée par Pierre Lebrun entre 1798 et 1848. C'est aussi une période de bouleversements politiques. C'est évident pour 1830 et cette révolution industrielle, elle est localisée sur la Sambre et la Meuse, c'est-à-dire essentiellement du côté wallon, plus quelque chose du côté de Gand et d'Anvers. Cela signifie, que, dès le départ, cette classe ouvrière, que l'on peut dire belge, mais qui est essentiellement wallonne, est relativement strictement localisée. Alors il faudra un temps assez important avant qu'elle ne s'organise. Je pense que l'un ou l'autre fera allusion aux formes d'organisations ouvrières. C'est vrai qu'il y a eu des étapes avant qu'on n'arrive à 1885 c'est-à-dire à la formation du POB, le Parti Ouvrier Belge. C'est alors que se manifeste le déséquilibre majeur, c'est-à-dire qu'on a, avec la Belgique, un pays qui est le premier du continent et le deuxième après l'Angleterre à s'industrialiser. L'Angleterre fait sa révolution industrielle entre 1775 et le début du 19e siècle - la Wallonie suit immédiatement. Ce premier pays industrialisé du continent est confronté d'emblée à un déséquilibre majeur puisque d'un côté l'industrie, c'est-à-dire la modernité est au Sud pour l'essentiel, de l'autre côté, reste une structure qu'on ne peut pas dire purement agraire, cela, c'est exagéré, mais enfin essentiellement agraire avec une capitale, Bruxelles, qui joue très rapidement un rôle centralisateur sur le plan politique mais aussi économique. Cela a des conséquences non seulement sur ce plan, mais aussi quant à la structuration de classe. Je crois que ça me parait relativement net. Il y a évidemment une classe ouvrière localisée en Wallonie avec une bourgeoise industrielle avec des convictions politiques de type libéral. Il se forme autour de Bruxelles, du Palais, de la haute banque... une fraction de classe différente que l'on peut qualifier de bourgeoisie financière au sens moderne du terme et qui est déjà caractérisée par l'union de l'industrie et de la finance. C'est ça le tableau de classe tel qu'on peut le situer en 1840 et dans un contexte qui est marqué politiquement par une opposition entre d'un côté l'aile catholique et de l'autre l'aile libérale ; le mouvement ouvrier en tant que tel n'intervenant pas encore si ce n'est sous forme de compagnonnage, de sociétés de secours mutuel. Il faudra attendre 1885 avant l'émergence d'un parti socialiste. à mon avis cela, ce sont les données de bases qui caractérisent ce qu'on pourrait appeler à la fois la question nationale en Belgique et d'autre part le rapport entre classes ouvrières et question nationale. Alors, pour moi, c'est le point de départ. Il y a beaucoup de choses à dire par la suite, mais c'est à mon sens comme cela qu'il faut aborder les choses. Dès qu'on parle de classe, de Nation ou de concepts semblables, il se pose un minimum de problèmes liés à l'identité. La Nation est essentiellement un produit de l'histoire inextricablement mélangé à un problème de lutte des classes même s'il y a aussi cette spécificité de l'identité nationale (elle-même produit de l'histoire).

Serge Deruette - Je vais essayer de répondre à cette question de la Nation parce que c'est vraiment la grande question de cette table ronde. Il y a une des choses qui vient d'être relevée par Bernard, c'est la difficulté de définir les enjeux : la question nationale. Qu'est-ce qu'on entend par question nationale? Ou bien on entend la question de la nationalité telle qu'on l'a montrée qui est la nationalité belge, celle en fait de l'État belge d'une part, et j'imagine que, quand on est wallon, on a aussi une petite fibre nationale wallonne. Mais qu'est-ce qu'on entend par Nation? Si on prend la Nation belge, il faut évidemment ne pas parler de Nation mais parler d'État et on peut alors poser la question de savoir quel est le rôle particulier de la classe ouvrière dans la construction de l'État tel qu'on le trouve maintenant. Si on prend la nationalité, la Nation wallonne, il faut poser la question de savoir quel est le rôle particulier de la classe ouvrière dans le développement de l'idée fédéraliste et autonomiste wallonne. À partir de cette précision, j'organiserai mon argumentation en trois étapes, peut-être en recoupant un peu sur ce qui a déjà été dit par ailleurs, mais il y a trois étapes pour moi dans l'apport de la classe laborieuse à la question nationale : les deux premières étapes qui concernent l'État belge, la troisième étape qui concerne ce que l'on peut appeler la Nation wallonne. Première étape. Dans le cadre de la formation de la classe ouvrière au 19e siècle, là où, comme disait Marx, elle se cherche encore dans sa constitution comme classe, on voit des travailleurs s'organiser dans les villes, mais également dans les campagnes, des travailleurs confrontés au bouleversement profond des structures de la société avec la lutte entre ce qui reste de féodalité d'une part et la société du capitalisme qui a son avenir devant elle. Le prolétariat naissant et les masses populaires vont être un peu le moteur de l'histoire. C'est eux qui vont faire les révolutions pour une classe qui n'est pas la leur, comme cela se voit en France en 1789. La paysannerie fait la révolution en 1789, 1792. En 1793, une partie de la bourgeoisie parvient quand même à prendre le pouvoir au profit de ce que dit le petit peuple, mais c'est terminé rapidement en 94 avec Thermidor. Après, on en arrive à 1830 : une révolution ouvrière à Paris comme à Bruxelles puis les révolutions de 1848-1870-71, à nouveau à Paris. Si on en reste en Belgique, 1830 est une date. On reprend ici le point de vue de Bologne qui est aussi celui de Pirenne : Bologne est fasciné par le fait que, pour août 1830, Pirenne parle d'insurrection prolétarienne ; il utilise les termes de Bologne lui-même. C'est seulement pour les journées de septembre, là où la question nationale entre en ligne de compte, qu'il va reprendre son point de vue général nationalitaire belge - il dit qu'il s'agit d'une révolution purement nationale, qu'on ne peut pas distinguer de prise de participation ouvrière spécifique pour les Journées de Septembre. Seulement il s'agit de la première révolution belge se manifestant comme révolution ouvrière. D'ailleurs, cette révolution ouvrière va avoir un impact dans la constitution de ce qui va être l'État artificiel belge dans le cadre d'une révolution, comme l'a dit Bologne, confisquée. Voilà pour la première étape. La deuxième étape, c'est le développement de la classe ouvrière constituée en classe qui va se chercher maintenant sa perspective politique, qui va la trouver dans le Parti Ouvrier Belge, qui à partir de sa base sociale ouvrière — c'est un peu le lot de toute organisation politique qui n'est pas fondée sur des principes clairs — va tendre à une autre perspective que celle de la libération de la classe ouvrière elle-même, par la révolution pour le socialisme. Elle va s'intégrer donc les structures de l'État et on va voir, fin 19e, début 20e siècle, globalement, le débat sur le parlementarisme qui est rapidement réglé. Dès le début du 20e siècle, on va voir les socialistes vouloir déjà participer au gouvernement, ce qu'ils n'obtiendront pas avant la seconde guerre mondiale. Mais il s'agit bien de la deuxième étape de l'intervention de ce qu'on appelle la classe ouvrière, à travers son représentant politique, le POB dans la constitution d'une forme nouvelle d'État belge, l'État belge démocratique avec le suffrage universel. C'est typique de la revendication socialiste avant la première guerre mondiale : pour essayer de s'insérer dans les sphères les plus élevées de l'État, à la direction de l'État. L'argumentation des socialistes c'est de dire : la guerre approche, donnez-nous le suffrage universel et nous défendrons alors la patrie. Et le discours alors de Mansart est textuellement celui-là. Mansart, qui est un élu de La Louvière, dit au Parlement : donnez-nous des magistrats et des bourgmestres et vous verrez alors au moment où l'heure de la guerre sonnera, le prolétariat se lever et se porter en première ligne pour défendre sa patrie qui sera alors devenue la sienne. C'est vraiment typique de la volonté d'intégration de la classe ouvrière représentant le parti ouvrier belge dans les sphères de l'État belge qu'on veut démocratiser ; qu'on montre alors comme étant un Etat qui doit être démocratique pour la raison que la classe ouvrière sera le meilleur soldat de cet Etat belge et la défendra avec plus d'acharnement que la bourgeoisie. C'est la deuxième étape, cette volonté d'intégration de la classe ouvrière sous le prétexte de conquête du suffrage universel. L'industrialisation de fait en Wallonie dans le 19e siècle, cela doit fonctionner jusqu'en 1950. La Wallonie va être le pôle de développement de la Belgique par rapport à une Flandre qui reste totalement paysanne. Intervient alors cette dialectique de l'histoire qui fonctionne souvent : le renversement de la disparité économique. On avait déjà vu cela par exemple avec la Flandre industrielle qui avait développé vers le 14e 15e siècle la production textile et qui va être confrontée à la production textile des Tudor au 16e siècle et finalement va être battue dans cette concurrence entre l'ancien et le moderne. L'Angleterre va faire les frais, début 20e siècle, des grandes puissances industrielles : elle va devoir céder le pas à de nouvelles puissances industrielles, notamment les États-Unis d'Amérique. Là où on a déjà développé énormément le potentiel productif, on a tendance à se reposer sur ses lauriers et la où l'on doit rattraper, on doit expérimenter des méthodes nouvelles, méthodes nouvelles qui, si elles doivent permettre le rattrapage, peuvent également permettre le dépassement : c'est une question très actuelle. C'est ce qu'on va avoir autour de 1950. La Wallonie, dominante industriellement, se fonde sur une vieille industrialisation qui n'a pas dû être renouvelée parce que, dans le cadre de la seconde guerre mondiale, elle a été globalement maintenue en place. En Flandre, un renouvellement va s'opérer grâce à l'implantation de multinationales, ce qui va contribuer à l'inversion de cette disparité économique, la Flandre devenant la nouvelle région de l'industrie de pointe et la Wallonie s'effondrant. Dans le cadre de ce rappel d'histoire économique il faut reparler de ce sentiment inspiré à la classe ouvrière belge qui avait, via le suffrage universel, toujours considéré qu'elle pouvait en arriver un jour à dominer l'État belge ou avoir au moins sa place au soleil dans l'État belge. La classe ouvrière belge étant quasiment la classe ouvrière wallonne va commencer à se rendre compte, la Flandre devenant dominante, que devant l'État clérical flamand elle ne peut plus rien faire. Ceci explique que la grève largement défensive de 60-61 contre la loi unique va prendre une envergure tout autre et va avancer le fédéralisme pour la Wallonie, c'est-à-dire que la classe ouvrière wallonne va reprendre à son compte la nationalité wallonne. Je tente de l'expliquer : l'État belge étant maintenant perçu comme irréversiblement clérical et flamand, donc inaccessible pour la classe ouvrière wallonne, il s'agit de se recréer de nouvelles structures étatiques, nationales si l'on veut, parce que des structures wallonnes peuvent être une manière de pouvoir inscrire l'ancien désir d'insertion dans l'État. Il y a alors la résonance qu'a pu avoir, lors de ce grand combat ouvrier, le mot d'ordre du fédéralisme et des réformes de structure. D'où l'explication également que ce grand combat ouvrier a pu être le porteur de cette idée du fédéralisme wallon c'est-à-dire, de toute manière, d'une conscience nationale.

TOUDI - Mais pourquoi y a-t-il constitution d'une identité wallonne alors que vous dites tous qu'il y a prédominance de la classe ouvrière en Wallonie ou prédominance de la question sociale ?

Bernard Francq - Mais il a fallu l'entre-deux guerres pour qu'effectivement la classe ouvrière se donne cette forme d'institution, qu'elle s'intègre dans une société qui était devenue nationale. La société nationale, elle existe en Belgique parce que la classe ouvrière y est intégrée, d'ailleurs tardivement. Moi j'ai tendance à défendre la position que le POB occupe une position totalement secondaire entre le patron et l'ouvrier à travers la structuration syndicale qui se libère évidemment à partir de 1919. À partir de là, on a affaire à une syndicalisation de la Belgique, pas à une politisation de la Belgique. La question majeure, c'est la résolution de la question sociale, la reconnaissance de l'ouvrier comme sujet, comme citoyen, intégré socialement, et c'est à ce moment la que la société nationale "Belgique" commence à prendre du poids. Elle en prend d'autant plus que l'industrialisation est de plus en plus forte. Contrairement à la France, cela colle très très fortement entre la société nationale et la société industrielle, un peu comme en Angleterre. C'est une société qui tourne autour de l'industrie et qui est capable d'exporter et de produire. Le monde ouvrier se structure à ce moment-là : il y a une créativité institutionnelle tout à fait importante où, le monde ouvrier s'intégrant socialement, fréquente ses écoles, développe une conception de la famille, du sport, de la politique même. Tout ça n'a de la force que parce que socialement on existe et qu'on se développe et que l'on commence à bien savoir qui est l'adversaire : le patron, le patron et pas nécessairement la bourgeoisie nationale qui est localisée à Bruxelles. Dans les années 80, par rapport à tout cela il y a un grand désarroi. La grande préoccupation du socialisme c'est la question sociale, la question des syndicats, des coopératives, des mutuelles, c'est-à-dire en fait celle de la volonté des ouvriers de se faire reconnaître comme sujets, qui votent, qui soient considérés comme des êtres humains à part entière, qui ont droit au bien-être. Le combat va alors se développer sur le terrain social quasi exclusivement via les coopératives et là, peut-être, je dirais que les coopératives ne sont pas spécialement des constructions antiétatiques, ce sont des constructions qui se font en marge par rapport à l'État.

Serge Deruette - Mais là tu parles des années 1880 ou 1860-80, le socialisme dans un seul village quoi. A ce moment, les coopératives ne sont pas contre l'État, elles sont en marge, parallèles, comme des soupapes de sécurité comme on a eu peu après 68, des communautés sentimentalement contre l'État, mais qui de fait n'étaient pas antiétatiques... Oui, le socialisme se construit d'abord comme une lutte exclusivement sociale et pas tellement politique. Il y a une contradiction qui est vraiment paradoxale dans le socialisme belge c'est que ce socialisme belge confirmé dans son rôle d'amélioration du sort de l'ouvrier va se préoccuper d'une question éminemment politique : le suffrage universel. Et c'est là que je tire des conclusions qui sont opposées à ce que vient de dire Bernard Francq. Le mouvement ouvrier va se préoccuper d'une question politique. Mais la politisation de la lutte ouvrière, est conçue comme étant une stratégie d'intégration de la classe ouvrière dans les structures de l'État et, de fait, sans remise en cause, des structures de l'État. 1893, dans l'histoire de Belgique, c'est la première grève politique et même dans l'histoire du monde d'ailleurs. Il faut expliquer comment un mouvement entièrement social va être porteur de ce phénomène entièrement nouveau de la grève politique, la politique prenant couleur sociale parce que la politique est conçue comme étant porteuse d'intégration sociale.

Francis Biesmans - Oui mais quand le POB s'est créé, il n'y avait pas cette distinction entre le syndicat et le parti : la commission syndicale, c'était une partie du parti si je puis dire et les deux coexistaient (peut-être de manière un peu conflictuelle). Je ne vois rien d'extraordinaire ni de paradoxal à ce qu'un parti politique se lance dans la conquête du suffrage universel. Cela vient de l'influence de la social-démocratie allemande : ça vient de Gand car les premiers qui on constitué la forme "Parti" c'est Anseele, c'est Gand. Et c'est fortement influencé par le modèle allemand. Anseele était quand même présent à l'enterrement d'Engels. Dans son testament, celui-ci expliquait que les sociaux-démocrates prospèrent et que, si les choses continuent, d'ici trente ans, ils auront la majorité absolue. Il y a 1893 avec la première grève de nature politique, et 10 ou 13 ans plus tard, lorsqu'on fait le bilan, notamment en Allemagne, de la social-démocratie allemande, Kautsky se demande s'il faut parler "russe" (les révolutions violentes de 1905) ou "belge" c'est-à-dire ce processus où l'on avance lentement avec tout de même des moments parfois très durs, avec une stratégie qu'il faut bien reconnaître assez remarquable et qui prenait l'exemple du parti ouvrier belge de l'entre-deux-guerres, époque constituant à ses yeux une espèce de contre-société, ce qui a frappé Lévi-Strauss 1 . C'est extraordinaire le foisonnement auquel on a pu assister c'est-à-dire que cette projection institutionnelle et organisationnelle est, je dirai, quasiment unique et quand même quelque chose d'assez significatif et de ce point de vue, moi, ce que j'ai l'impression dans tout ce que tu viens de dire, c'est que d'une part on commence avec un schéma d'ordre théorique, des écrits de Marx en 1853 sur le coup d'État de Napoléon III quand il écrit que la classe ouvrière doit briser l'appareil d'État : tout le monde l'ignorait et c'est Lénine qui l'a découvert avec la notion de dictature du prolétariat vers 1916-1917 (Lénine n'en parle jamais auparavant). Il y a donc un certain schéma : la classe ouvrière doit briser l'appareil d'État. De l'autre, tu affirmes que le parti, par définition, trahit quasiment toujours, par rapport à une ligne de conduite. Cela amène à une dévalorisation de la lutte pour le suffrage universel, qui a provoqué des morts, qui a nécessité plusieurs grèves générales et une création d'ordre historique, c'est-a-dire une espèce de contre-société, le monde socialiste avec tout ce que cela implique : ses coopératives, ses syndicats mais qui ne formait qu'un avec le parti et finalement tout le réseau de Maisons du peuple, qui, d'un certain point de vue, constituait effectivement un monde dans tout le sens du terme. Si on en revient à la question de la Nation du fédéralisme. Thomson, pour la classe ouvrière britannique, montre une classe ouvrière britannique marquée par le méthodisme, par le jacobinisme anglais (diffèrent du jacobinisme français), par toutes les traditions locales par un certain esprit religieux, des particularités anglaises. Cela, c'est la classe ouvrière telle quelle a surgit et s'est formée au cours d'un processus très long. La classe ouvrière wallonne et belge c'est un peu la même chose pour moi, c'est-à-dire que c'est un processus qui est un peu long, qui démarre à peu près dès 1830 au Nord et au Sud qui connaît des temps forts évidemment différents. Pour ce qui concerne le Sud, il suffit de remonter à Destrée, avec La Lettre au Roi, à l'entre-deux guerres, à l'évolution des socialistes wallons, aux projets fédéralistes Dehousse-Truffaut en 1938. Après la guerre, 45, le Congrès wallon qui n'est quand même pas négligeable au point du vue du nombre de personnes impliquées, de l'importance politique de l'événement. Il y a Renard après 1950, la Question Royale et mars 50, lorsqu'il se rallie au mouvement wallon. Il y a là tout un processus qui est long, sur lequel se greffe la revendication fédéraliste et est parfaitement compréhensible du point de vue d'une stratégie socialiste. J'ai développé ce qui m'a semblé être l'aspect positif et l'essentiel de la tactique socialiste jusqu'a 1914. Après 1914, c'est vrai que c'est une période de déboussolement à tout point de vue : la révolution russe puis la crise qui survient, devant laquelle le POB se trouve tout à fait démuni et on va chercher De Man. Or ce qui est remarquable chez De Man, c'est qu'il était parfaitement conscient des impasses auxquelles avait mené la stratégie précédente c'est-à-dire, en gros, qu'il y avait un engluement dans la réalisation d'un certain nombre de reformes de type matériel ou social et que cela ne permettait pas d'aller plus loin. L'analyse de De Man, c'est que la crise empêchait d'abord une politique de réforme et qu'il fallait donc faire autre chose, et cet autre chose, c'est la politique de réformes des structures qui, quoi qu'on en dise, est en filigrane dans le programme de réformes de structure de l'après-guerre dans la FGTB d'André Renard. Or De Man avait relu, vers 1929-1930, des textes de Marx publiés en Allemagne, les oeuvres de jeunesse. À ce moment la Marx avait une conception éthique du socialisme. De Man avait vu la montée du nazisme en Allemagne et en avait tiré notamment la conclusion que le réformisme des partis sociaux-démocrates avaient fait faillite de même que son contraire l'anti-réformisme des communistes. Il faut une stratégie nouvelle et cette stratégie nouvelle, il la voit dans le cadre d'un programme de transformations structurelles, pas socialistes en tant que telles, mais des transformations structurelles qui ne se limitaient pas à de simples réformes. On peut discuter aussi du Plan du Travail. Il y a à mon sens des erreurs techniques comme il y en a eu beaucoup en 1981 en France mais enfin l'idée essentielle est quand même celle-là. Et alors, l'après-guerre, le renardisme, c'est articulé sur le programme des réformes de structures, sur la revendication fédéraliste pour des raisons mathématiques dirais-je : à partir du moment où le choix est fait d'une transformation qui s'appuie sur une majorité, y compris électorale, il faut cette Majorité. Or les rapports de force sont tels que le mouvement socialiste est faible en Flandre - 25% de l'électorat -, en Wallonie il atteignait déjà en 1919 50%. Le choix est fait, étant donné l'impossibilité de modifier les rapports de force. Cela a donné un débouché politique dans le fédéralisme et les réformes de structures. Or que ce soit vague, qu'on n'ait pas compris ce que cela signifiait, qu'on n'ait pas compris non plus que cela impliquait des transformations profondes, y compris sur le plan de la politique économique, cela importe peu. Il y a eu à mon sens une alternative, quelle que soit la revendication fédérale par la suite et ce qu'elle deviendra encore ; nous ne sommes pas encore au terme, loin de là. Voir l'histoire du mouvement ouvrier et de la question nationale comme une espèce de dégénérescence progressive où le parti trahit une classe ouvrière qui serait bonne et qui serait porteuse des valeurs socialistes essentielles, qui tendrait à se constituer en sujet etc., cela ne me parait pas opérant et en plus cela ne me parait pas explicatif : c'est une espèce de schéma, une grille de lecture qui à mon sens n'est même pas causale et qui est surappliquée aux événements pour le dire très nettement.

Bernard Francq - Le fait de la politique économique cela me parait être un des éléments qui, sur le Plan du Travail, met en évidence la figure de De Man. Moi aussi je considère que là, il faut un peu réviser les jugements hâtifs qu'un certain nombre de socialistes continuent à avoir sur De Man en disant que c'était quelqu'un qui amènerait le parti vers le fascisme - c'est une plaisanterie ! Ni en Angleterre, ni en France, on ne trouve une classe ouvrière comme celle qui s'est mobilisée derrière De Man. Enfin il y a eu la faillite de la Banque Belge du travail, là, moi j'aimerais bien qu'il y ait un historien un jour qui fasse un livre là-dessus. Parce que c'est vraiment quelque chose qui a laissé des traces considérables dans le mouvement ouvrier et dans la classe ouvrière. Le plan du travail tombe bien pour percevoir la montée du mouvement social : on a le sentiment que la bourgeoisie n'est pas capable d'orienter la société au sens où l'intérêt de chacun pourrait être rencontré et encore moins l'intérêt collectif de la Nation (la Nation entendue au sens de la "société nationale"). Le mouvement ouvrier dit : nous voulons retrouver l'industrialisation. Et tout ce qui se met en place dans les années 30-32, avec la grève des mineurs, c'est encore la situation de misère, c'est encore autre chose, c'est la perception catastrophique de ce que la classe ouvrière a l'impression qu'elle revient au 19e siècle : on retrouvera en 1960 le même souvenir : "on est en train de revenir à 1932" ( et 1932 faisait référence à avant 1914). Il y a toujours cet arrière-fond : ne pas retomber dans la misère. Mais on n'est plus dans le défensif, on va remonter vers l'offensif et tout ce qui va suivre dans les années 50 après la guerre. La résistance ne va pas y être pour rien non plus bien sûr. Mais tout ce qui va suivre cela va être de dire : c'est fini, on veut les contrôler ces gens et on veut contrôler la manière dont les investissements se font et, à ce moment-là, on a un mouvement ouvrier qui s'approprie les éléments politiques, économiques, qui commencent à raisonner structurellement, qui ne se cantonne plus uniquement à la simple prise en compte des conditions de travail au sein de l'atelier. Mais qui dit : l'atelier se situe dans un secteur et le secteur il est géré de cette manière-là et on voudrait bien que cela se développe de telle ou telle manière. À ce moment-là il y a une affirmation de plus en plus positive sur le fait de dire : "nous voulons contrôler ce qui se passe". A ce moment-là, on trouve la FGTB qui est mobilisée autour d'un nouveau plan de réformes de structure.

TOUDI - Mais l'aspect du fédéralisme?

Bernard Francq - Ce n'est pas seulement en Wallonie, parce qu'on continue à penser société nationale industrielle et on a toujours l'espoir, le fameux espoir d'Anseele, que la majorité absolue socialiste arrivera avec les Flamands qui vont enfin comprendre, enfin être modernes . Quand on regarde les discours concernant les affaires royales et autres, quand on regarde ce qui est moderne en Belgique dans les années 50 et 60, c'est le mouvement ouvrier. Parce que c'est lui qui est porteur d'une modernisation de l'Etat : les plans de la FGTB visent à réorganiser le crédit, le système de santé (il faut se souvenir aussi de la grève des médecins de 1964), le logement : la base du mouvement reste sociale.

TOUDI - Le fédéralisme de l'après-guerre ne constitue-t-il pas justement un aspect de défaite par rapport à l'ambition nationale belge du mouvement ouvrier?

Serge Deruette - C'est ce que j'ai développé dans l'intervention de tout à l'heure. Cela peut paraître fondé sur une conception des choses dépassée dans la conjoncture actuelle : celle, comme Francis l'a dit très clairement, d'un caractère révolutionnaire de la classe ouvrière. Conception idéologique? Peut-être, mais contester ce point de vue n'implique pas que l'on retrouve une virginité dans ce domaine.

Prenons la question de De Man. Pour lui, il faut développer une troisième voie qu'il considère être une alternative au stalinisme et au capitalisme. Dire que De Man cherchait une troisième voie, une alternative à ce que l'on appelle la sclérose social-démocrate et à la sclérose révolutionnaire, et prétendre que tenir cela n'est pas raisonner sur un terrain idéologique moderne, c'est déjà prendre un position : celle que le mouvement socialiste n'est pas révolutionnaire, qu'il est par définition un mouvement qui doit s'intégrer dans les structures de l'État pour pouvoir les transformer de l'intérieur. Et cela n'est-il pas également une position idéologique?

Si on reprend le plan De Man, de quoi s'agit-il? Il y a deux volets : un volet économique et un volet politique. Dans le cadre du volet économique, on parle de grandes réformes, de nationalisation du crédit et des grands secteurs de pointe. Qu'est-ce que cela signifie? Que l'on veut rogner les ailes d'une bourgeoisie arrogante mais en croyant que cette bourgeoisie arrogante va se laisser rogner les ailes sans réagir, qu'elle va accepter la nationalisation du crédit. Le programme économique du plan De Man me parait être un programme utopique en ce sens qu'il prônait des réformes qui n'étaient pas réalisables concrètement. De Man pouvait-il s'imaginer que la bourgeoisie se laisserait déposséder sans réagir. Or c'est ce qu'il fait. Pour moi c'est de l'utopie.

Le programme politique de De Man, qu'y lit-on? Toutes les conceptions politiques autoritaires de l'air du temps : le renforcement de l'exécutif pour avoir plus d'efficacité, le mépris de l'enceinte parlementaire "où l'on bavarde". Un programme qui vise à éliminer le pouvoir du Parlement au profit de commissions de techniciens qui elles sauraient ce qu'il faut faire. Un programme qui s'inscrit dans le cadre d'une grande crise économique qui a pris la social-démocratie par surprise, une social-démocratie à ce point intégrée dans les structures de l'État belge que, quand la grande contraction économique montre clairement la fragilité de cette société fondée sur l'économie et la loi du profit, elle sera elle-même en plein désarroi. Le plan De Man est proposé comme étant la planche de salut à laquelle la social-démocratie peut se raccrocher pour survivre. En cela, il est présenté pour les travailleurs comme étant le socialisme lui-même. J'ai parlé de trois grands moments dans la constitution d'une conception nationale ouvrière en Belgique. La deuxième étape (avec le suffrage universel) trouve un prolongement dans le plan De Man. Le suffrage universel d'avant la guerre était représenté comme étant la réalisation, la concrétisation du socialisme; et le plan De Man lui-même joue exactement le même rôle.

Bernard Francq - Mais il y a une rupture dans la société: De Man, on s'en fout ! L'essentiel est qu'il y a un mouvement qui se soit approprié le plan de travail, qui se soit mobilisé dessus, sans cela il n'y aurait pas eu le MSU pendant la guerre, après il n'y aurait pas eu la force de la FGTB qui a orienté la Belgique dans l'affirmation que c'était une société industrielle et rien d'autre. Moi en 84 j'ai encore entendu des gamins de 18 ans disant qu'il n'y aura jamais de moteur en plastique et que c'est l'acier qui fait la force de la Wallonie. Si on n'a pas cela, on n'a plus rien. Là, on peut parler de la question nationale.

Serge Deruette - Ce qui m'intéresse c'est la logique profonde de la ligne politique adoptée. On a le plan présenté comme un tout à appliquer en termes de programme gouvernemental. Alors, tout va changer. C'est comme cela que la propagande a été faite. Je ne suis pas en train ici de me cantonner au texte du plan De Man. Je m'intéresse à la question de savoir comment on mobilise les masses à partir d'une idée. Et pour moi cela revient à une répétition de ce qui a été fait avec le suffrage universel : mobilisez les masses en leur disant : "vous aurez enfin la société que vous souhaitez". Mais cela correspond à une conception qui est typiquement une conception de maintien des structures des pouvoirs en place, dans la perspective de l'intégration. Le plan De Man est ainsi caractéristique du socialisme belge.

Francis Biesmans - Il faut s'entendre sur ce qu'on veut dire lorsqu'on parle de révolution. Moi je crois que dans ce que tu as dit, il y a une tendance à réduire la révolution à quelque chose qui vise l'aspect politique exclusivement. Or, me semble-t-il, si on parle de révolution, on doit entendre par la une révolution véritablement sociale, un bouleversement de l'ensemble des rapports sociaux et ne pas assimiler cela à un mouvement exclusivement d'ordre politique qui est peut-être localisé dans le temps ou en tout cas très circonscrit : en gros, la prise du Palais d'Hiver en 1917. La révolution sociale telle que la voyait Marx ou telle que la voyait Anthony Thomson sur la classe ouvrière britannique. La révolution telle que l'envisage Marx, c'est bien autre chose, c'est une conception d'ensemble de la société peut-être pas très précise, peut-être utopiste à certains points de vue, mais qui en tout cas implique un bouleversement total et complet. De ce point de vue-là, quand tu parles de mouvement révolutionnaire, de classe ouvrière révolutionnaire, moi, j'ai l'impression que tu fais une équation du type révolutionnaire = violent = politique et donc en gros, tu entends par révolutionnaire ce qui va briser l'appareil d'État en tant que tel et cela se limite au plan politique. Pour moi c'est beaucoup plus vaste, plus général et donc à ce point du vue la par exemple, l'introduction du capitalisme c'est une révolution sociale et il y en a eu quelques unes au cours de l'histoire. Alors, je pense que partir de là, concevoir que cette révolution puisse prendre différentes formes parce qu'elle est sociale et qu'il y a effectivement bouleversement de tous les rapports sociaux, que c'est quelque chose qui s'étale sur plusieurs années, qui n'est pas ponctuel, pour moi c'est même la seule révolution. Je ne rejette pas le processus qui a été suivi par tous les partis socialistes ou sociaux-démocrates dans les pays industrialisés qui a été finalement le même : développer au maximum la démocratie, se servir de cet outil comme moyen d'affirmer la classe ouvrière et forcément de l'intégrer parce que elle est exclue du jeu politique. Les seules revendications parmi les plus radicales, qu'on peut faire remonter à la Révolution française, le rôle de Marat, l'ami du peuple, c'est quand même en gros de dire que ceux qui n'ont rien doivent avoir la possibilité de voter, doivent avoir la possibilité de s'exprimer, doivent avoir la possibilité de participer au jeu politique. Cette idée-là, c'est une idée qui me parait essentiellement radicale, qui n'est absolument pas évidente, qui implique un bouleversement complet, y compris sur le plan idéologique. De ce point de vue, la seule attitude qu'il faut avoir, c'est de voir que partout c'est ce cheminement qui a été suivi. Je n'ai pas à me prononcer sur le fait de savoir si à certains moments la classe ouvrière a été révolutionnaire au sens où elle a été violente ou pas : c'est vrai qu'elle l'a été, mais ce n'est pas la question. Je ne pense pas que c'est une attitude essentiellement d'ordre idéologique, mais une attitude scientifique : savoir ce qui se passe, ce que l'on a pu constater, comment on peut analyser ce qui s'est passé en n'essayant pas de venir avec un modèle qu'on aurait en tête, le modèle mal compris de 1789, celui à peu près aussi mal compris de 1917. Maintenant, j'en viens au plan De Man, je crois que, fondamentalement, je m'excuse de le dire, tu as mal lu De Man et les textes qui ont été élaborés par tous ceux qui ont travaillé à ce moment-là. C'est vrai que ce n'est pas uniquement la personne de De Man. Quand on prend l'exécution du plan du travail qui est un gros ouvrage de 3 ou 400 pages, on s'aperçoit qu'il y a des dizaines de personnes qui y ont travaillé. Or il ne s'est jamais agi de présenter le Plan du Travail comme étant le plan du socialisme. C'était justement une réponse essentiellement d'ordre économique. Un rappel historique : 1926 c'est la stabilisation monétaire. On utilise les socialistes pour arriver à faire endosser un certain nombre de mesures dites de politique économique qui sont difficiles à prendre et pour lesquelles on a besoin d'un consensus de type national. On y implique les trois grands partis traditionnels. Après il y a une politique de déflation entre 28 et 35.

Serge Deruette - En 1926, il faut que tous les partis soient là. En 1925, le gouvernement Poulet-Vandervelde est tombé parce que les banquiers voulaient qu'il tombe. La question de stabilisation du franc reste pendante en 1926. La bourgeoisie veut stabiliser le franc. C'est délicat. Elle fait dire, via Albert, aux socialistes : "venez quand même avec nous vous êtes des gens honorables". Et Vandervelde dit - ou se dit - : "oui nous sommes des gens honorables, nous allons, nous, prendre les risques avec vous s'il le faut même si vous nous avez renversés quelques jours auparavant".

Francis Biesmans - En 1926, après la stabilisation du franc, les socialistes sont rejetés dans l'opposition. Lorsque la stabilisation est terminée en 28, il y a sept ans de politique de déflation : on veut absolument maintenir la valeur du franc telle qu'elle a été fixée après la stabilisation et, pour cela, on est obligé de comprimer les coûts intérieurs, donc en gros les salaires. Cela dure pendant 7 ans. Les socialistes se retrouvent dans l'opposition complètement démunis. Là-dessus se greffe la crise de 1929-1930 aux Etats-Unis et en 1933 le POB adopte le Plan du Travail. On est allé chercher De Man pour lui demander de réfléchir à un programme contre la crise parce qu'effectivement il y a un désarroi considérable. Dans ce programme, il y a une analyse sous-jacente : De Man a publié dans le bulletin de la banque nationale de Belgique une série d'articles , où, justement il y a une explication à la crise. De Man, qui a écrit Au-delà du marxisme en 1928, dit que, sur le fond, l'analyse de Marx est correcte : une crise qui provient d'une insuffisance de la demande. En termes plus modernes, on dirait qu'il y a une insuffisance de la demande globale. Si l'on prend un certain nombre d'analyses beaucoup plus récentes cela se confirme. Il y a deux choses que propose De Man...

Serge Deruette - Ton analyse est marquée idéologiquement!

Francis Biesmans - Non ça n'a rien à voir avec un choix idéologique, c'est une analyse économique ! Les deux choses qui sont proposées, c'est d'abord un ensemble de transformations structurelles réalisables dès maintenant et là-dedans rentre le crédit. La nationalisation du crédit se heurte à des intérêts considérables, c'est absolument vrai et je vais y revenir après. La deuxième chose c'est l'application, selon le terme qui est utilisé par le POB et par De Man , d'une politique de déflation. On veut simplement dire qu'on abandonne la politique de déflation, qu'on ne tombe pas dans l'inflation et qu'on mène une politique qui consiste à regonfler la demande. C'est extrêmement moderne : 1933 c'est avant 1936, avant même Keynes : il y a là les éléments d'une politique économique qui est keynésienne. Alors l'idée sur le plan politique, dont tu dis qu'elle est dans l'air du temps et dans une certaine mesure tu as raison, c'est un Etat fort, c'est l'expression utilisée. Mais fort à l'égard des puissances d'argent ! Pas un Etat fort au sein de la bourgeoisie chargée de mater les luttes populaires, etc. Cette politique est-elle utopiste? Moi je crois que si l'on reprend l'exemple et du Chili et celui de la France, à partir du moment où l'on a une majorité électorale, on a une légitimité pour mener un certain type de politique. Le reste après sera jugé essentiellement en fonction des résultats. Au Chili et en France la gauche, la gauche socialiste a adopté ou mis en oeuvre une politique économique qui a été un échec sur le plan technique. Quand échec il y a, cela se reflète dans les résultats électoraux et dans cette mesure-là, on ne réussit pas à améliorer un rapport de force qui te permette de tenir en échec, je dirai, les tentatives de coups d'État. Si, au Chili, Allende avait effectivement réussi sur le plan économique, il aurait élargi sa base électorale, il aurait élargi également ses possibilités sur le plan politique. Ce n'est pas utopiste, c'est le fait de dire que politiquement on a besoin de résultats économiques. La politique que l'on propose, on doit effectivement faire en sorte qu'elle débouche sur des résultats tels que le rapport de force soit amélioré et que l'on ait, avec soi, un capital confiance qui s'élargisse au fur et à mesure. Alors on peut me dire qu'il y a d'autres possibilités, moi je n'en vois pas d'autres. Cela dit, dans l'absolu, j'aime bien un certain nombre de schémas, je trouve qu'il y a des choses qui sont belles, mais en attendant je ne vois pas quelle autre possibilité existe. Et à mon sens, le Plan du Travail, avec ce que cela représente, parce que c'est vrai que c'est énorme comme influence, dire que c'est une période où on se mobilisait, où il y avait le mouvement social, je suis bien d'accord, mais d'un autre côté, cela a aussi aida à ce que le mouvement social se développe. Que De Man et le POB entrent au gouvernement ce n'était pas à faire. Ce qu'il fallait viser c'était la majorité absolue et appliquer le Plan du Travail . Mais il y a des limites qui sont inhérentes à l'époque et qu'on a retrouvé au moment du front populaire en 1936; il y a des bêtises qui ont été faites comme de ne pas dévaluer. La dévaluation a été faite par Van Zeeland, elle est une réussite. Et quand on lit les textes, on s'aperçoit que le parti socialiste était divisé sur la question : ils n'ont pas fait la dévaluation. Ils ne l'ont pas faite non plus en 36. Et en 81, ils l'ont faite beaucoup trop tard, à trois reprises et de manière beaucoup trop faible...

TOUDI - Est-ce que ça n'explique pas quelque part après guerre la liaison entre fédéralisme et réformes de structure?

Bernard Francq - Oui, parce que les gens vont commencer à accumuler. Il y a des difficultés, le système politique n'est pas complètement ouvert. Il y a de la lutte et quand on participe, on se brûle les mains quoi ! et cela fait très mal ! Alors, effectivement, on est dans un processus de lutte démocratique où la question c'est de dire à la bourgeoisie: "C'est fini d'avoir le pouvoir à vous tout seul, on veut y participer et on veut contrôler ce que vous faites". Mais pas se substituer à vous.

TOUDI - Mais par rapport à l'ambition du plan De Man, c'est quand même une certaine défaite ...

Bernard Francq - Je voudrais répondre sur le côté utopique parce que l'adjectif ne me parait pas bien choisi. Le plan De Man est critiquable si l'on considère qu'il ne s'agit que d'un groupe d'intellectuels s'étant réunis à la Maison du Peuple, boulevard de l'Empereur, ayant pondu un machin. Mais n'importe quel sociologue américain est capable de nous montrer que le changement c'est d'abord la modernisation par le haut. Donc il y a des intellectuels, des techniciens qui se mettent ensemble. Roosevelt en avait largement profité dans la mise en place de sa politique, il avait besoin que ça se modernise au niveau institutionnel. Mais on est déjà au niveau institutionnel. La modernisation c'est beau, au niveau des intentions. Il faut encore que ça corresponde à une transformation réelle au niveau des processus et qu'est-ce qui est en jeu au niveau du processus de modernisation? C'est la jonction entre l'économique et le social: à ce moment-là, on peut commencer à parler d'adaptation, l'adaptation qui va sans doute amener un changement où le système politique institutionnel va s'ouvrir. On va quitter les cloisonnements, les fermetures anciennes, ça c'est une ligne d'interprétation. Dans ce sens-là, on peut penser que le plan De Man et la manière dont le système politique fonctionnait à cette époque-la, du côté social-démocrate, est critiquable : parce que cela vient d'en haut et qu'on propose, de cette hauteur, aux masses. Moi je dis que cela n'a pas fonctionné du tout comme cela. Cela a fonctionné beaucoup plus sur un axe vertical. Ce qui est monté à travers le plan De Man ce sont les gens, les gens, c'est-à-dire les ouvriers, mais également les petits employés avec leur conscience de classe populaire et tous les autres qui ne sont quand même pas tombés dans le fascisme. Voilà un élément qu'on met entre parenthèses : les gens ont retrouvé des motifs de fierté dans ce qu'on leur proposait, ils ont surtout trouvé des responsables qui se préoccupaient de maintenir un certain nombre de conditions notamment sociales de l'emploi, et autres, à travers un plan conjoncturel et structurel. Le structurel, cela montait effectivement plus haut que le système politique et je vais dire maintenant qu'à l'époque on est encore à même de proposer un projet de société et qu'on rentre dans la phase historique des grands programmes qui s'est éteinte avec 1981. Mais quand on rentre dans cette phase , à ce moment-là, c'est la sortie de la crise, la crise de 1930, et c'est une sortie à la fois moderne, mais en même temps qui fait grimper de l'organisation sociale, de l'atelier de travail vers le parti et beaucoup plus que vers le parti: vers la construction de la société nationale et pas nécessairement un contrôle de l'État. Viennent se greffer effectivement là-dessus, à un moment donné, les différences qui sont tonitruantes en Belgique mais sont aussi tonitruantes en Angleterre, par exemple, entre l'Écosse et l'Angleterre du Sud: il y a des problèmes de langue aussi en Belgique dont on n'a pas parlé. Mais donc moi je ne considère pas que le plan De Man est un plan utopiste : il est porteur d'une volonté de changement au sein du système politique ou institutionnel, il rencontre une bourgeoisie tatillonne , pointue, réactionnaire sur lequel on joue du compromis. On essaie quand même de moderniser le peu qu'il y a. Renard tirera parfaitement les leçons de cette affaire-là et la grève de 60-61, c'est la volonté de montrer qu'il ne faut certainement plus se comporter comme De Man l'avait fait en 1936-1937, mais cela ne veut pas dire que l'axe est révolutionnaire. C'est un mouvement d'abord toujours social qui ramène le politique : à Seraing, en 84, quand nous faisions nos enquêtes sociologiques sur le terrain, c'est les ouvriers qui travaillaient avec nous, ils revenaient toujours avec cela: les politiques sont à notre service et les luttes sur la sidérurgie c'est nous qui les contrôlons et si on lutte, c'est évidemment parce que on sait que s'il n'y a plus de sidérurgie en Wallonie, il y a plus de Wallonie. C'est les gens de Seraing qui disent ça, donc ça montre vraiment comme ça va. Donc De Man il est mal pris: à un meeting à La Louvière il y a une foule gigantesque, pas une émeute, mais qui demande à ce qu'on fasse pression, et De Man à ce moment-là il a peur parce que son mouvement de modernisation, il sent bien qu'il va se déployer dans la dimension verticale et pas seulement horizontale. Evidemment, on quitte complètement les discours de crise à ce niveau-là, mais on ne monte pas jusqu'à l'utopie, on ne vous promet pas un paradis, on dit au contraire de manière pragmatique : voilà comment on peut faire pour sortir de la crise. Aujourd'hui on aimerait bien entendre non pas ce type de programme-là, mais peut être des choses qui seraient plus près de la société locale et qui permettraient que les chômeurs, les femmes, les minimexés et les autres soient un peu mieux considérés et retrouvent un peu de fierté en tant que sujets ou citoyens et, là, la mémoire historique remonte au-delà de 1914.

Serge Deruette - Je voudrais qu'on se préoccupe de savoir les conditions dans lesquelles le plan De Man a été pensé. Quelles sont les conceptions de De Man? Il prend le contre-pied de conceptions révolutionnaires soi-disant archaïques pour dire - il le dit dans Au-delà du marxisme - que la classe ouvrière n'est pas révolutionnaire, qu'elle est simplement frustrée et envieuse de la richesse des possédants. Pour De Man, sur cette frustration qui provoque un complexe, vient se greffer un groupe d'intellectuels toujours prêts à accepter un point de vue idéologique quelconque. Il aurait été religieux jadis, maintenant c'est celui du socialisme et ces intellectuels vont penser que cette classe ouvrière "névrosée" est en fait une classe ouvrière révolutionnaire qui veut réaliser leurs propres fantasmes de transformation sociale. Cette conjonction entre un peuple frustré et des intellectuels est contre-nature...

Bernard Francq - Là tu nous fais vraiment plaisir. . .

Serge Deruette - C'est De Man qui dit cela. Pour lui, cette conjonction contre-nature entre les "intellectuels idéologisés" et des "ouvriers envieux" a produit ce qu'on a appelé le socialisme. Comme c'est fondé sur beaucoup de névrose, on va...

Bernard Francq - Là, permets-moi de réagir. Le discours que tu viens de tenir ça ressemble quand même singulièrement à celui que les communistes pouvaient tenir pour disqualifier leurs adversaires. Je ne te suis pas : ce que tu dis c'est un procès d'intention sur la base d'un bouquin que peu de monde a lu. On va risquer des procédures inquisitrices: tout ce que tu veux, mais regardons la manière dont le mouvement ouvrier a été fort et compare à sa faiblesse en France parce qu'il était politisé par le PC, combien il est faible aujourd'hui. Aujourd'hui, chez nous, il est en déclin mais il lui reste encore des endroits où il négocie, le système des négociations collectives, cela existe encore. . .

Serge Deruette - Ce que je voulais dire c'est que, à partir du rejet de la conception marxiste classique selon laquelle la classe ouvrière est révolutionnaire on montre que la classe ouvrière n'est pas révolutionnaire, De Man pense qu'elle est simplement envieuse des richesses qu'elle n'a pas et c'est à partir de telles conceptions que l'on va développer un plan. Voilà pour les influences idéologiques. Je reviens sur ce point : le POB est tout autant déstabilisé par la grande crise des années 30 que la société elle-même à laquelle il s'était rallié — premier élément. Deuxième élément, le social maintenant. Le plan De Man, c'est Noël 1933, c'est-à-dire 15 à 16 mois après l'été 1932. 1932, ce sont des soulèvements ouvriers non pas dirigés par le Parti, car il est complètement déstabilisé par sa base. Il le reconnaît d'ailleurs au Congrès après la grève de 1932. Et, complètement déstabilisé par sa base, il vise à regagner la confiance de celle-ci. Pour ce faire, il va tenter de développer un plan qui devrait permettre ce regain de confiance. Il appelle De Man pour venir lui proposer un plan. Donc la fonction précise de ce plan De Man, sur base des conceptions demandantes qui sont celles de "l'anti-révolutionnarisme" et de "la classe ouvrière frustrée", cela va être de mobiliser pour pouvoir recréer cette cohésion entre base et appareil.

Francis Biesmans - Pose-toi un peu la question une seule fois : est-ce que l'objectif ne serait pas par exemple externe plutôt qu'interne ? Est-ce qu'on n'adopte pas un programme politique ou un programme tout court éventuellement pour essayer d'avoir un projet, pour essayer de transformer quelque chose, ne serait-ce même que marginalement ? Pourquoi est-ce qu'on adopterait un programme à usage seulement interne ? C'est possible évidemment, et c'est même vrai que le plan De Man, le plan du travail a réussi à ressouder et à donner un dynamisme et un enthousiasme considérable. Mais c'était explicitement pensé par De Man et alors c'est quand même étonnant aussi que ce plan était porté par notamment toute la gauche socialiste. Les jeunes gardes socialistes qui étaient quand même l'aile marchante. L'action socialiste, les gauchistes de l'époque, en ont été les partisans les plus fanatiques. Il y en a un certain nombre qui n'ont pas compris l'attitude de De Man en 1935. J'ai toujours l'impression en t'entendant que quelque chose est toujours fait de manière interne pour assurer un équilibre, pour essayer de renouer avec la base .

Serge Deruette - Non.

Francis Biesmans - Mais si ! Et tu présentes le Plan du Travail seulement comme une façon de redonner confiance à la base du parti socialiste. Moi je crois que, simplement, comme n'importe quel parti politique, il s'agissait de trouver ou de mettre en oeuvre un projet précis, le plus précis possible.

Serge Deruette - C'est également cela : un programme vers l'extérieur.Je voulais simplement tordre le bâton dans l'autre sens et cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas aussi un objectif externe. Mais l'objectif interne était plus important que l'objectif externe. La preuve, l'histoire le rapporte, c'est 1935 : les socialistes entrent au gouvernement alors que cela fait huit ans qu'ils n'y sont plus. Ils disent "oui" et comme ils le disent "en bavant", la droite pense qu'on peut tout leur faire avaler. Elle leur demande si le slogan "Le plan, tout le plan, rien que le plan" reste valable pour eux, ... et les dirigeants du POB, pour rentrer au gouvernement, s'empressent d'oublier ce slogan. Le plan est abandonné. C'est bien la preuve de ce que je dis.

Bernard Francq - Oui mais l'histoire ne s'arrête pas là: elle est décidée par les grandes gueules, pas par De Man : par les délégués, les permanents syndicaux.

TOUDI - Qu'est-ce que cela veut dire? Que voulez-vous dire?

Bernard Francq - C'est-à-dire que les types qui travaillaient savaient où était leur intérêt pour utiliser un terme vulgaire. Ils ont fait la résistance par la suite, c'est eux qui ont fait pression sur la FGTB, qui ont fait la grève de 60-61, qui ont fait les luttes pour le maintien de la sidérurgie. Je veux dire que par rapport à un dirigeant politique, l'histoire ne doit pas être celle des chefs, l'histoire de la Révolution française n'est pas seulement Robespierre et quelques autres. Si on veut vraiment continuer à être intellectuel en Belgique, il faut se débarrasser de cette lecture-là de l'histoire dont le CRISP est en bonne partie responsable. On est dans la production sociologique qui consiste à voir comment les élites agissent. On ne va jamais regarder la manière dont les jeunesses syndicales, dont les femmes, dont les enfants d'ouvriers se comportent. Les conduites ouvrières c'est quelque chose de bien général, c'est beaucoup plus général que les décisions qui sont prises par les élites et qui peuvent prendre les décisions de modernisation, mais qui n'ont pas nécessairement des faits réels. Les luttes sociales ne sont pas menées par les élites , elles ne sont pas menées par les élites ! Il faudra qu'on se lève de bonne heure pour me montrer que le mouvement ouvrier en Belgique a été manipulé par des élites pour toujours l'amener là où on voulait l'amener. Là-dessus, je me raccroche à Thomson : tout son livre sur la formation de la classe ouvrière en Angleterre est vue du point de vue de la conscience des ouvriers et pas des élites. Or en Belgique, on fait l'histoire à partir des élites.

TOUDI - Nous voulons intervenir mais simplement pour poser une question. C'est vrai que si on ne regarde l'histoire du point de vue de la base et des masses, c'est vrai que ce que dit Serge Deruette rend en compte en grande partie de la réalité : c'est-à-dire que les masses ont toujours l'impression d'être trahies. Cela est de notoriété publique. Ce discours est très répandu.

Bernard Francq - Je n'ai pas entendu ça moi quand j'ai travaillé avec des gens de Seraing et même de Flémalle, ils n'ont jamais dit qu'ils étaient trahis. Ils m'ont dit qu'ils ne contrôlaient pas suffisamment, on était en pleine affaire Mathot, qu'ils ne contrôlaient pas suffisamment les saloperies qu'on pouvait faire quand on était un élu, un élu du peuple ce qui était une autre manière de dire qu'on a été trahis.

Francis Biesmans - C'est une analyse trotskiste, la trahison et tout cela. Encore récemment, lors du congrès du PS sur le militantisme, qu'est-ce qu'on entendait ? "On est pas consulté, on n'a pas notre mot à dire. " Il y a un certain nombre de "socialistes" qui, en fait, sont très bien placés et on les place à cause du parti mais on ne sait plus les contrôler : le discours de la trahison, c'est quelque chose qui est dans la tête d'un certain nombre d'intellectuels. J'ai vécu cela aussi, un certain nombre de situations où les réactions sont de ce type : oui, il faut aller plus loin, il faut continuer la grève, mais ce sont de toute façon des situations où on a finalement un partage assez important. À partir du moment où on a 30 A 40 % des gens qui sont consultés et qui ne veulent pas aller plus loin ou qui veulent arrêter, de toute façon ce n'est peut-être pas une majorité mais en tout cas c'est une proportion telle que l'on peut difficilement continuer tout en gardant un côté massif au mouvement. Ce qui est vrai évidemment, mais là c'est autre chose, c'est que dans des moments cruciaux, un certain nombre d'hommes politiques se laissent porter par les circonstances sans avoir de projets bien précis. Moi, ce qui me frappe dans la classe politique, ce n'est certainement pas sa clairvoyance ou le fait qu'elle trahit, c'est le fait qu'en réalité il n'y a aucun projet et que cette classe politique, d'une manière générale, est incapable de raisonner au-delà des six mois à venir, c'est-à-dire des prochaines élections. Je n'aime pas tellement les termes "mouvement social" mais quand on a finalement une prise, quelque chose qui se constitue, qui fonctionne sur le plan social et qui s'affirme, alors il y a un lien complexe avec les élites ou les directions et ce lien est extrêmement diffus de part et d'autre. C'est vrai que l'histoire, il faut l'écrire du point de vue de l'énorme majorité et de ce point de vue, Thomson, sur la formation de la classe ouvrière en Angleterre, c'est quelque chose d'assez remarquable : c'est aussi la richesse de la classe ouvrière dans toutes ses ambiguïtés, ses origines diverses, ne répondant à aucun schéma. Ce n'est pas satisfaisant pour un marxiste bon teint : qu'est-ce que c'est que cette classe ouvrière stupide qui fait référence au méthodisme, qui s'intéresse aux droits de l'homme, qui emploie un langage à moitié religieux, qui est organisée dans des espèces de sociétés secrètes, qui se réunit dans des cafés, des cabarets, tout cela ne correspond pas à la belle classe ouvrière qui incarne - comment dirais-je? - la raison humaine en marche etc. Je dirais que pour moi la Nation c'est exactement pareil : c'est-à-dire que c'est un produit de l'histoire qui charrie une multitudes d'ambiguïtés, de contradictions, cela ne répond à aucun schéma a priori mais c'est la réalité.

TOUDI - C'est vrai qu'en 1988, les gens qui manifestaient pour le 1er mai à Liège après l'accord de 1988, tous ces gens là ont eu vraiment l'impression d'être trahis. Il y avait eu quelque chose qui avait été promis solennellement en ce qui concerne les Fourons. C'est un enjeu évidemment moindre que le plan De Man, mais là les choses se sont passées un peu comme Serge l'explique dans le cadre plus général de la lutte des classes.

Bernard Francq - C'est normal c'est les conduites critiques!

Francis Biesmans - Que pouvait-on faire en 1988? C'est la réalité du pouvoir : soit approuver soit désapprouver les accords en question. Si on les désapprouvait cela signifiait qu'il n'y avait pas de gouvernement qui allait se former et qu'on allait retourner à des élections. À ce moment là, on faisait l'analyse que le parti socialiste sortirait encore renforcé des élections, ce qu'il lui permettrait d'être dans une position encore plus favorable et de revenir et de remettre sur la table un certain nombre de choses. C'est une appréciation politique. Moi j'ai plutôt tendance à partager cette deuxième position. Je répète qu'en l'occurrence je ne me suis pas senti trahi après les décisions qui ont été prises. Je me suis dit : à mon sens ce n'est pas cela qu'il faut faire mais en attendant on se bat pour que ça change et je dis que le schéma, l'autre schéma possible, c'était celui que j'ai indiqué, c'est que l'on revotait, le parti socialiste reprovoquait des élections et il espérait en sortir encore davantage renforcé. Cela se défend, cela se défend tout à fait mais je dirai que c'est un choix politique. Alors, sur le plan du fédéralisme on serait allé plus loin ?

Bernard Francq - Le problème de la Wallonie c'est que la face d'ombre s'exprime beaucoup plus que la face positive du mouvement. On a été trahi. On peut faire la lecture de la grève de 60 de cette manière-là : Renard a trahi des objectifs initiaux du mouvement en sortant la grève en en disant que c'est les Flamands qui sont responsables. Donc il n'était pas révolutionnaire. Dans toutes les brochures de la quatrième internationale, pendant vingt ans, on a eu cette interprétation-là dont Ernest Mandel s'est fait le porte-parole officiel. C'est une plaisanterie de raisonner comme cela à partir des grands hommes. Je suis un professionnel de la sociologie et de ce côté-là je ne pars pas de rien. Ce qui m'intéresse quand j'analyse les conduites des ouvriers à Seraing et à Flémalle, c'est de voir si il y a encore du mouvement social et pas s'ils sont trahis ou non. En reprenant la manière dont le groupe s'exprime, on s'aperçoit que la tendance c'est de voir toujours la face négative parce que, effectivement, on accumule les échecs. Il y a un moment donné où tout ce qui se passe en réalité, et c'est cela la force du mouvement ouvrier en Belgique, c'est qu'il a toujours été négatif. J'ai toujours dit qu'une des hypothèses très négative c'est qu'on devrait voir se développer les CCC. Pourquoi parler d'eux? On aurait pu très bien voir se développer un terrorisme étant donné que les situations étaient socialement anomiques, dans les bassins de Charleroi et Liège dans les années 80. Cela allait quand même mal socialement en termes de décomposition. On n'a pas eu cela parce que, effectivement, les gens ne croient pas à la démocratie : ils la pratiquent ! Et ils savent très bien que s'ils sont coulés c'est parce que ils ne contrôlent pas assez leurs responsables. . .

Serge Deruette - Dans ma thèse j'ai essayé de montrer quels étaient les éléments qui permettaient de critiquer une classe ouvrière qui a accepté un parti qui ne représentait pas ses propres objectifs. Et s'il m'arrive de prendre en compte ce que l'on a appelé "les grands hommes", je considère alors surtout les masses confrontées à ces "grands hommes", ces grands hommes confrontés aux masses. Je ne veux pas parler de trahison mais des mécontentements qui sont perceptibles à la base. Quand, en 1932, le parti ouvrier arrête et bloque la grève qu'il n'avait jamais voulue et qui a pris une tournure telle qu'elle lui échappe, les dirigeants du POB disent : "nous avons pris là une mesure impopulaire et nous savions que nous allions être impopulaires". Il y a une contradiction avec ce qui se pense au sommet du parti et ce qui se fait à la base. C'est cette contradiction qui m'intéresse. Réduire cette prise en considération d'une contradiction entre la base et le sommet à n'être qu'une préoccupation pour les "grands hommes", je trouve que c'est un peu réduire le sens de ce que je dis.

TOUDI - La question nationale même si on n'en parle pas ouvertement, c'est un peu la même chose que dans le livre édité avec CONTRADICTIONS sur la monarchie où l'on parle assez discrètement de la Wallonie mais, en même temps c'est toujours d'elle qu'il est question sous le rapport de l'universel et c'est peut-être beaucoup mieux, à l'image de cette conversation. Pour revenir à cette question nationale : est-ce que vous croyez que sa prise en charge par la classe ouvrière en Wallonie, c'est une régression ou une progression?

Francis Biesmans - Pour moi fondamentalement c'est une progression. Je vais utiliser une image. Ce qui c'est passé, c'est qu'on s'est en quelque sorte engagé dans un cul de sac. Alors on se retire parce qu'on s'aperçoit que c'est une impasse, mais c'est pour repartir. Pour moi si l'on veut, au premier abord, c'est un repli, mais fondamentalement c'est un progrès. Quand on est dans une impasse, s'en sortir à mon sens c'est un pas en avant. En plus, fondamentalement, nous avons maintenant derrière nous quasiment plus de 150 ans d'histoire de Belgique, on est dans une situation qui est bizarre. C'est vrai que sur le plan strictement rationnel, la construction juridique qu'on connaît pour le moment est quelque chose d'assez invraisemblable. Quand on dit qu'en Belgique il y a 5 ou 6 gouvernements au total, ce n'est pas faux. C'est vrai qu'il existe un gouvernement central, un gouvernement flamand pour parler court, un gouvernement bruxellois, un gouvernement wallon, un gouvernement de la Communauté française, un gouvernement de la Communauté germanophone. Ca fait beaucoup, donc cela parait un peu bizarre. En attendant donc, on se trouve dans une situation où il y a réellement un certain nombre de mini-États. Alors, là c'est le produit je dirai, non seulement d'un ensemble de mouvements sociaux, mais aussi d'une série de négociations d'ordre politique qui représentent des compromis, compromis qui vont de plus en plus loin et qui touchent de plus en plus maintenant au noyau économique et financier de l'État central. Que reste-t-il encore ici comme compétences et prérogatives à l'État Central? La monnaie, les fonctions d'autorité et en gros la fiscalité, la sécurité sociale. C'est tout. C'est encore important et nullement négligeable. Mais en attendant, cela signifie que, maintenant, tout pas supplémentaire en avant dans la réforme de l'État signifiera la mise en cause de ces problèmes, c'est-à-dire de l'existence d'une certaine union économique et monétaire. Mais, sur ce plan- là, on retrouve toute la mémoire du parti socialiste. Vandervelde raconte que les syndicalistes et les ouvriers venaient le trouver en disant : il faut que les socialistes rentrent au gouvernement, il faut sauver notre franc. Il y avait quand même cette idée de notre franc à nous tous et cette idée que les socialistes pouvaient sauver le franc de manière techniquement correcte. Cela a pesé énormément de même que les inflations dont on a parlé, l'hyperinflation allemande. On en arrive à ce point aujourd'hui qu'il va falloir se poser ce type de questions par rapport à la Wallonie. Les enquêtes du CLEO montrent que lorsque l'on interroge un certain nombre de Wallons, ils ne voient aucune contradiction à se dire à la fois Wallons, Belges, Européens (beaucoup moins de la Communauté française). Il y a une superposition d'identités. Cela aussi fait partie de la complexité : cela ne correspond pas à un schéma bien établi parce qu'on pourrait dire: ou bien il se sent Belge, ou Wallon, ou Européen ou rien du tout, mais pour la majorité, il y a une superposition. Quand on prend les sensibilités politiques, on s'aperçoit que, manifestement, les plus fédéralistes sont les plus à gauche. C'est un produit de l'histoire. On peut le regretter. On peut estimer que le fait de s'être préoccupé de la question nationale est une déviation par rapport aux objectifs essentiels qui sont d'ordre économique et sociaux et qui concerne la classe ouvrière mais le fait est là : maintenant dans la conscience des gens, être fédéraliste, c'est être dans une certaine mesure socialiste quoi qu'il faille préciser ce qu'on entend par là . On se trouve à un moment crucial du point de vue de la réforme de l'État : il y a des problèmes considérables car justement on touche au noyau dur de l'État : économique et financier. Et là, le rôle des intellectuels devient important parce que précisément il s'agit de bien comprendre où on se trouve. Il s'agit de bien comprendre également qu'à travers tout cela, l'on assiste à la possible refondation d'un mouvement social avec une classe ouvrière minoritaire en tant que telle. Si mouvement social il y a, il sera évidemment beaucoup plus large.

Serge Deruette - Il faut essayer de voir concrètement comment cette question nationale a pu être prise en compte par la classe ouvrière notamment en 1950 et puis en 60 et 61. Il faut partir de la vieille idée imprimée par le mouvement ouvrier que l'on va obtenir le socialisme dans l'État grâce au suffrage universel : l'idée qu'avec la majorité on finira par faire ce que l'on veut de l'État. À partir de 1950, cela est perdu comme n'étant plus possible. Les revendications ne peuvent plus être posées dans le cadre de l'État unitaire puisque cet Etat unitaire est monopolisé par la Flandre cléricale. Elles doivent être exprimées dans de nouvelles structures à créer, des structures wallonnes consacrant une prééminence socialiste ou d'union de la gauche, et dans laquelle la classe ouvrière pourrait encore avoir son mot à dire et réaliser ses grandes réformes et objectifs. La classe ouvrière va donc prendre le chemin de la revendication nationale wallonne dans la perspective d'avoir des institutions qui feraient la même chose que ce que l'État "national artificiel belge" aurait antérieurement pu faire pour elle, mais ne le peut plus maintenant. C'est pourquoi il y a tout ce recentrement sur la Wallonie et des institutions wallonnes à créer. De là, l'explication que cette revendication fédéraliste nationale a pu être portée par une classe ouvrière - ce qui n'est en général pas le cas parce que ce n'est pas une revendication ouvrière spécifique que de revendiquer une autonomie nationale. Le mot d'ordre des reformes de structures et du fédéralisme lancé en 60 a un très grand écho dans la classe ouvrière. Bien que la classe ouvrière n'est jamais la classe dominante dans la société actuelle, elle est ainsi devenue cette classe porteuse du projet fédéraliste et national wallon à partir de son grand mouvement de contestation de 60-61. Est-ce que c'est positif ou est-ce que c'est négatif ? C'est ainsi! Et c'est ce qu'il faut expliquer.

Bernard Francq - Autant en termes de citoyen la question sur le jugement positif ou négatif à porter sur l'évolution est pertinente, autant elle ne l'est pas en termes de sociologie. En termes de citoyen, il est évident que c'est une progression considérable, parce que, évidemment, un Etat fédéral est quelque chose qui est bien supérieur à un Etat centralisé. Il ne faut pas avoir lu De la démocratie en Amérique pour le savoir: cela permet aux citoyens de mieux s'exprimer, de mieux s'associer entre eux, de pouvoir diriger leurs affaires, sans tout attendre de l'État. Cela c'est la réponse du citoyen et, par ailleurs, par rapport à la classe ouvrière, il n'était pas trop tard pour maintenir les revendications qui avaient quand même fait notre honneur. Maintenant en termes de sociologue : le problème que cela pose c'est d'analyser comment en Belgique on sort de la société industrielle et donc comment on sort de la fin d'une société nationale et je dirai que le problème est le même pour les Wallons que pour les Flamands parce que c'est tout le système institutionnel. Dans la vie politique, il occupe la place centrale. Mais à côté de cela il y a un développement de la vie privée et chacun baigne dans cet égoïsme qui était l'anxiété fondamentale des pères fondateurs de la sociologie. Tout le monde s'est installé dans sa cage d'acier et dans le désenchantement du monde, étant donné qu'il n'y a plus de grands programmes, il n'y a plus de grands projets de société... Cela veut dire qu'il y a au moins trois sorties de la société industrielle : une première sortie où on voit qu'il y a des problèmes financiers, la crise des finances publiques considérable qui limite les possibilités d'action :il faut faire avec ce qu'on a, il faut essayer de gérer. J'entends un deuxième discours qui est un discours pire que le premier parce qu'il propose de remettre de l'ordre dans la manière dont les choses sont gérées, notamment en matière de finances publiques : c'est un discours beaucoup plus sauvage où on continue à se payer le discours des années 80, le libéralisme : mais faisons comme aux États-Unis ... Cela c'est une sortie de crise qui est particulièrement préoccupante et qui est tenue par une bonne partie du patronat et un certain nombre d'élites régionales et locales qui ne se préoccupent évidemment ni des chômeurs ni des familles monoparentales pour parler des problèmes réels des gens aussi. Cela, c'est quand même une partie de la sortie que nous connaissons, bien qu'il y ait une faible tentative de recommencer à parler de l'éthique dans les affaires, mais enfin très faible, très très faible. On peut faire une critique de la politique d'investissement de la Région Wallonne à ce niveau-là de la politique des guichets depuis 1960 sans reparler du Borinage. Tous ceux qui disent l'Europe, l'Europe, l'Europe, l'Europe, 1993 et un grand marché fabuleux où tout va s'échanger : on verrait revenir sur le devant de la scène les acteurs, les vrais intellectuels à savoir les ingénieurs commerciaux. Il y a une troisième sortie qui est beaucoup plus populiste, populaire dont la figure emblématique est Happart qui consiste à affirmer la fierté d'une communauté dans une opposition clairement affichée par rapport à un autre peuple, le peuple flamand, mais qui n'est pas susceptible pour le moment de répondre à ce problème que je signalais au départ, A savoir la séparation entre le système institutionnel et les acteurs sociaux. L'enjeu de la sortie de la société nationale belge, c'est justement de voir comment vont évoluer ces trois sorties, la rationalité instrumentale, le discours sauvage et le discours populiste. Mais, pour le moment, ni l'un ni l'autre ne gagnent. On pourrait exprimer cela de manière différente, de manière très classique : aujourd'hui, il n'y a plus de société nationale parce qu'il n'y a plus d'intégration sociale et encore moins culturelle. Il n'y a plus de modèle culturel en Wallonie: il n'y en a pas. Quand je dis qu'il n'y a pas de modèle culturel cela veut aussi dire que la vie privée ne se prolonge pas, ne se prolonge plus dans les associations. Elles sont toutes fatiguées, épuisées, après 15 ans de TCT, et les associations ne sont plus entendues par le système politique institutionnel. Elles ne pèsent plus et cela va, bien sûr, de ce qui reste de la splendeur du mouvement ouvrier - le MOC, la Fondation André Renard - ou la Ligue des familles -, à la petite association du quartier de St Gilles qui a du mal à se faire entendre par le responsable de la région bruxelloise pour lui dire d'arrêter ses conneries sur les immigrés.

Serge Deruette - Cette question de l'avenir, je pense qu'on doit l' analyser sans pour autant faire de la futurologie, dans le cadre de l'ensemble des bouleversements qui interviennent dans le monde. On a la formation de l'Europe qui est quand même un des éléments centraux. La formation de l'Europe, elle correspond à quoi ? Non pas à cette sortie du capitalisme comme j'ai cru l'entendre. On avait des sociétés industrielles de type national, mais le capitalisme est autre aujourd'hui : c'est un système mondialisé qui a besoin d'ensembles plus vastes que les Etats nationaux. Une Europe morcelée en petit Etats doit s'unifier pour avoir un marché qui corresponde aux nouvelles exigences de ce capitalisme multinational. C'est une première chose. Deuxièmement, il y a la liquidation des Etats collectivistes et d'une certaine manière, le discrédit porté sur la perspective socialiste de sorte qu'on entre dans un monde où on n'a même plus cette alternative. Et c'est pour moi un des éléments qui contribue à ce que l'on puisse discuter de choix de société indépendamment des grands choix de sociétés dont le socialisme avait été porteur. Ce sont les deux éléments internationaux qu'il faut prendre en compte pour situer la perspective de la Wallonie. On peut imaginer qu'on aurait, dans le cadre d'un Etat belge qui serait absorbé par une Europe des 12 —ou plus grande— la perspective d'un développement des régions. On se prononcerait pour les petits Etats : c'est une perspective qui est concevable, mais qui peut aussi être très aléatoire. Une autre perspective est de raisonner sur les moyens mis en oeuvre pour avoir une politique wallonne, à proprement parler, ou même une politique de la Communauté française. Je dois reconnaître que l'on a beaucoup avancé sur le terrain de la fédéralisation de la Belgique, mais on y a avancé sans avoir les moyens de cet avancement. Cela s'est marqué notamment dans la crise de l'enseignement. En 1990, l'enseignement est une matière entièrement du ressort de la Communauté, mais elle n'a pas les moyens d'y mettre en oeuvre sa politique. Dans les termes, formellement, la Fédéralisation est en route, mais dans les faits, les moyens donnés ne sont pas ceux qui permettent de la réaliser. Alors, va-t-on vers une plus grande attention accordée aux régions d'une part ou plutôt vers des ensembles supranationaux bien plus grands dans lesquels les régions pourraient n'avoir qu'une autonomie assez factice ?

Francis Biesmans - Il est à mon avis tout à fait vrai que ce qui s'est passé à l'Est amène à se poser des questions. Pour moi le socialisme sur le plan de la visée générale c'est , pour être très bref, l'autonomie plus la solidarité, c'est une société pleinement autonome et c'est une société pleinement solidaire dans la mesure où il y aurait cette exigence de vie sociale, cette absence de privatisation qu'on connaît ici . L'autre aspect, c'est qu'il y a quand même un bilan à tirer. Il y a une illusion très grave qui se trouve chez Marx, c'est dire qu'on peut se passer des prix, du marché et de la monnaie. Voilà au moins une des leçons négatives qu'on peut tirer de l'expérience de l'Est. Il y a un certain nombre de choses à prendre au sérieux sur le plan économique pour justement pouvoir s'occuper du reste et le volontarisme ne suffit pas : il y a des données positives dont il faut tenir compte en matière d'économie, qui permettent de dire que l'on ne fait pas ce que l'on veut et que, notamment les tentatives de se passer de la monnaie , des prix et du marché, c'est l'échec total. Il y a la nécessité de, je dirai, repréciser, redévelopper ce qu'est le socialisme tout en tenant compte, je dirai, de l'acquis de 50 ans ou 100 ans d'histoire et à mon sens ce bilan peut être fait. Pour ce qui concerne la sortie de la Belgique, ce qu'il faut bien voir quand même, c'est la manière dont les choses se passent ici et la manière dont elles se passent par exemple en Yougoslavie. Il y a quand même des différences majeures. Il y a un type de nationalisme qui mène finalement à des situations de guerre, d'extermination, profondément négatifs. Et il y a le nationalisme tranquille qu'on retrouve aussi bien en Wallonie ici en Flandre ou au Québec. C'est un cheminement complètement diffèrent et les progrès dans la voie d'une régionalisation traduisent quelque chose de nouveau, c'est-à-dire que par opposition à ce nationalisme destructeur négatif, ce qui s'exprime pour le moment c'est une nouvelle forme d'identité qui pourrait éventuellement faire tache d'huile au niveau européen. L'exemple d'une Wallonie ou d'une Flandre régionalisée, donc autonome de ce point de vue-là, pourrait peut-être jouer le rôle de modèle au plan européen étant donné qu'il y a une certaine recherche qui s'opère, qu'il y a un dépassement d'un certain cadre national. Je veux pas être plus précis parce que ça met en jeu beaucoup de choses, mais en tout cas je formule cette hypothèse. De ce point de vue-là, la sortie de la Belgique c'est un processus tout à fait nouveau. C'est peut-être une création historique, quelque chose qui ne ressemble à rien d'autre avant et qui donc peut être surprenant à certains égards. On arrive au centre du noyau dur de la question nationale. Il y a une peur d'affronter ce type de problèmes. On a peur de régionaliser le crédit. Peur de l'inconnu. Et à mon point de vue, pour faire le saut, il faut accumuler les informations nécessaires pour rendre possible ce qui est nécessaire. C'est dans ce sens là que l'on doit aller. À travers ce que dit Deruette, je ne vois pas ce qu'il faut faire aujourd'hui. Beaucoup de choses sont possibles. La sortie de la Belgique c'est une occasion unique. On n'est pas si mal armé que cela pour aller de l'avant. Il y a la possibilité d'innovations et de créations historiques : ici, en Wallonie, s'est opérée la première révolution industrielle. Il y a une crise manifeste du socialisme, car il n'y a plus de projets. Les périodes de crise permettent de repenser les choses.Dans Thomson, il y a cette phrase :"Les hommes combattent et perdent la bataille et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient elle se révèle être différente de ce qu'ils avaient visé et d'autres hommes doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé sous un autre nom."

Serge Deruette - À la lumière des événements de l'an passé, de la grève dans l'enseignement, on est amené à réfléchir sur l'avenir de la fédéralisation . Une chose m'a frappé dans cette crise : on a des enseignants qui mènent une lutte exemplaire et, à côté de cela, une Communauté française extrêmement timorée. Je m'étais dit : la solution c'est que la Communauté française, si elle veut sérieusement mettre en oeuvre la fédéralisation, prenne fait et cause pour les enseignants, car toute la société est impliquée. J'imaginais que la Communauté française aurait pu elle-même se mettre en grève contre l'État belge. Cela aurait montré que l'on voulait exister au-delà du cadre restreint que cet Etat avait fixé. Mais c'est quelque chose qui apparaît impensable dans le cadre d'un PS qui ne pose pas la question en termes de luttes.

Bernard Francq - Il y a divorce entre les demandes sociales et les offres des institutions. On peut s'attendre à un effondrement de cette offre politique qui est minimale. Notre politique répond de moins en moins aux demandes sociales.

Francis Biesmans - La montée du FN en France c'est plus grave et peut aboutir à un effondrement comparable aux PC à l'est. Et les dirigeants socialistes savent que cela peut arriver ici. C'est vrai que cette possibilité existe. Mon choix c'est de faire en sorte que le PS soit porteur d'un projet socialiste. Dans la mesure où il l'est il n'y a pas de risques d'effondrement. Toute organisation est transformable. De ce point de vue les critiques sur le parti ne sont pas pertinentes : il n'y a pas de différences entre un groupuscule gauchiste et le PS qui fait 40 % en Wallonie. Ce n'est pas plus démocratique là qu'ailleurs et c'est tout aussi transformable.

Serge Deruette - Un grand parti est-il aussi transformable qu'une petite organisation ? C'est oublier que ce parti est inséré dans un Etat dont les structures ne sont pas transformables en tant que telles. L'intégration dans cet Etat fait que la transformation voulue n'est pas réalisable puisqu'il y a des compromis à faire. On ne peut pas s'emparer de la fortune d'un banquier sans prendre les façons de raisonner du banquier comme disait l'autre.

Francis Biesmans - Mais les structures de l'État ont changé ! Elles ne sont pas les mêmes qu'il y a cinquante ans. Les structures ont évolué. Il faut aller au gouvernement. La démocratie c'est aussi un produit de l'histoire, un produit du mouvement ouvrier qui a façonné la société telle qu'elle est, avec évidemment la distance entre dirigeants et dirigés.

Serge Deruette - On est arrivé dans une société dans laquelle on ne peut parvenir aux objectifs voulus. On a la fédéralisation, mais on a une fédéralisation qui n'a pas les moyens de sa politique. Il y a bien des concessions en termes formels, mais sans concrétisation en termes réels. Dans les pays de l'Est, on se gargarise de concessions sur la "démocratie" et les "libertés", mais dans un marasme tel qu'on ne peut plus rien y faire. Il y a des mécanismes tels qu'aujourd'hui des technocrates — appelons-les comme cela — peuvent nous faire croire que nous obtenons ce que nous voulons, nous en donner l'illusion mais sans faire aucune concessions.

Francis Biesmans - La vérité c'est que les socialistes ont peur de prendre les moyens d'une fédéralisation plus poussée parce que c'est quand même un saut dans l'inconnu.

Bernard Francq - Quand est-ce qu'en Wallonie, la liberté de chacun va être compatible avec la volonté de tous, pour parler comme Rousseau ? Aujourd'hui la liberté de chacun reste isolée de la volonté de tous. Il faudrait essayer de transformer les contraintes en ressources, travailler sur les contraintes, lever la chape de plomb qui consiste à dire que l'on n'a pas les moyens. Peut-être que les acteurs sociaux vont les trouver. On ne veut pas trouver ces moyens parce que l'on ne veut pas risquer le conflit .

Serge Deruette - N'oublions pas que depuis très longtemps, cette fameuse "volonté de tous", n'est en fait que la volonté de quelques uns...

TOUDI - Nous n'allons pas tirer une conclusion de ce débat qui serait une façon de prendre parti pour l'une ou l'autre des thèses qui se sont affrontées. Au moins peut-on risquer ceci : il y a des perspectives que nous pouvons comprendre maintenant, grâce à vos travaux respectifs, des perspectives qui éclairent singulièrement la démarche de toute une société marquée par le socialisme. C'est peut-être cela l'important qu'il convient de voir : que nous nous enfermions dans une impasse ou, au contraire, que, à travers les tâtonnements les plus complexes, nous avancions vers le socialisme et une Wallonie émancipée, il reste cette chose importante qu'il y a un fil rouge - c'est le cas de le dire - de notre histoire. La Wallonie socialiste et démocratique a donné du sens à son propre cheminement. Et les différentes thèses que vous défendez, c'est encore une façon, pour elle - avec les autres peuples du monde -, d'avancer et de se comprendre. "L'humanité", a dit également celui qu'on a appelé "l'autre", "ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre".


  1. 1. C. Lévi-Strauss, D. Eribon, De près et de loin, Collection Points, Seuil, Paris, 1991 pages 253-254.